VI THE DEATH OF MONSEIGNEUR [153]

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Ce prince, allant, comme je l’ai dit, À Meudon[154] le lendemain des fÊtes de PÂques, rencontra À Chaville un prÊtre qui portoit Notre-Seigneur À un malade, et mit pied À terre pour l’adorer À genoux avec Mme la duchesse de Bourgogne. Il demanda À quel malade on le portoit: il apprit que ce malade avoit la petite vÉrole. Il y en avoit partout quantitÉ. Il ne l’avoit eue que lÉgÈre, volante, et enfant; il la craignoit fort. Il en fut frappÉ, et dit le soir À Boudin, son premier mÉdecin, qu’il ne seroit pas surpris s’il l’avoit. La journÉe s’Étoit cependant passÉe tout À fait À l’ordinaire.

Il se leva le lendemain jeudi 9, pour aller courre le loup; mais en s’habillant il lui prit une foiblesse qui le fit tomber dans sa chaise. Boudin le fit remettre au lit. Toute la journÉe fut effrayante par l’État du pouls. Le Roi, qui en fut foiblement averti par Fagon[155], crut que ce n’Étoit rien, et s’alla promener À Marly aprÈs son dÎner, oÙ il eut plusieurs fois des nouvelles de Meudon. Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne y dÎnÈrent, et ne voulurent pas quitter Monseigneur d’un moment. La princesse ajouta aux devoirs de belle-fille toutes les grÂces qui Étoient en elle, et prÉsenta tout de sa main À Monseigneur. Le coeur ne pouvoit pas Être troublÉ de ce que l’esprit lui faisoit envisager comme possible; mais les soins et l’empressement n’en furent pas moins marquÉs, sans air d’affectation ni de comÉdie. Mgr le duc de Bourgogne, tout simple, tout saint, tout plein de ses devoirs, les remplit outre mesure; et quoique il y eÛt dÉjÀ un grand soupÇon de petite vÉrole, et que ce prince ne l’eÛt jamais eue, ils ne voulurent pas s’Éloigner un moment de Monseigneur, et ne le quittÈrent que pour le souper du Roi.

A leur rÉcit, le Roi envoya le lendemain matin, vendredi 10, des ordres si prÉcis À Meudon qu’il apprit À son rÉveil le grand pÉril oÙ on trouvoit Monseigneur. Il avoit dit la veille, en revenant de Marly, qu’il iroit le lendemain matin À Meudon, pour y demeurer pendant toute la maladie de Monseigneur, de quelque nature qu’elle pÛt Être; et en effet il s’y en alla au sortir de la messe. En partant, il dÉfendit À ses enfants d’y aller; il le dÉfendit en gÉnÉral À quiconque n’avoit pas eu la petite vÉrole, avec une rÉflexion de bontÉ, et permit À tous ceux qui l’avoient eue de lui faire leur cour À Meudon, ou de n’y aller pas, suivant le degrÉ de leur peur ou de leur convenance.

Du Mont[156] renvoya plusieurs de ceux qui Étoient de ce voyage de Meudon, pour y loger la suite du Roi, qu’il borna À son service le plus Étroit, et À ses ministres, exceptÉ le Chancelier, qui n’y coucha pas, pour y travailler avec eux. Madame la Duchesse[157] et Mme la princesse de Conti[158], chacune uniquement avec sa dame d’honneur, Mlle de Lislebonne, Mme d’Espinoy et Mlle de Melun[159], comme si particuliÈrement attachÉes À Monseigneur, et Mlle de Bouillon, parce qu’elle ne quittoit point son pÈre, qui suivit comme grand chambellan[160], y avoient devancÉ le Roi, et furent les seules dames qui y demeurÈrent, et qui mangÈrent les soirs avec le Roi, qui dÎna seul comme À Marly. Je ne parle point de Mlle Choin[161], qui y dÎna dÈs le mercredi, ni de Mme de Maintenon, qui vint trouver le Roi aprÈs dÎner avec Mme la duchesse de Bourgogne. Le Roi ne voulut point qu’elle approchÂt de l’appartement de Monseigneur, et la renvoya assez promptement. C’est oÙ en Étoient les choses lorsque Mme de Saint-Simon m’envoya le courrier, les mÉdecins souhaitant la petite vÉrole, dont on Étoit persuadÉ, quoique elle ne fÛt pas encore dÉclarÉe.

Je continuerai À parler de moi avec la mÊme vÉritÉ dont [je] traite les autres et les choses, avec toute l’exactitude qui m’est possible. A la situation oÙ j’Étois À l’Égard de Monseigneur et de son intime cour, on sentira aisÉment quelle impression je reÇus de cette nouvelle[162]: je compris, par ce qui m’Étoit mandÉ de l’État de Monseigneur, que la chose en bien ou en mal seroit promptement dÉcidÉe; je me trouvois fort À mon aise À la FertÉ[163]: je rÉsolus d’y attendre des nouvelles de la journÉe; je renvoyai un courrier À Mme de Saint-Simon, et je lui en demandai un pour le lendemain. Je passai la journÉe dans un mouvement vague et de flux et de reflux qui gagne et qui perd du terrain, tenant l’homme et le chrÉtien en garde contre l’homme et le courtisan, avec cette foule de choses et d’objets qui se prÉsentoient À moi dans une conjoncture si critique, qui me faisoit entrevoir une dÉlivrance inespÉrÉe, subite, sous les plus agrÉables apparences pour les suites.

Le courrier que j’attendois impatiemment arriva le lendemain, dimanche de Quasimodo[164], de bonne heure dans l’aprÈs-dÎnÉe. J’appris par lui que la petite vÉrole Étoit dÉclarÉe, et alloit aussi bien qu’on le pouvoit souhaiter, et je le crus d’autant mieux que j’appris que la veille, qui Étoit celle du dimanche de Quasimodo, Mme de Maintenon, qui À Meudon ne sortoit point de sa chambre, et qui y avoit Mme de Dangeau[165] pour toute compagnie, avec qui elle mangeoit, Étoit allÉe dÈs le matin À Versailles, y avoit dÎnÉ chez Mme de Caylus[166], oÙ elle avoit vu Mme la duchesse de Bourgogne, et n’Étoit pas retournÉe de fort bonne heure À Meudon.

Je crus Monseigneur sauvÉ, et voulus demeurer chez moi; nÉanmoins je crus conseil, comme j’ai fait toute ma vie, et m’en suis toujours bien trouvÉ: je donnai ordre À regret pour mon dÉpart le lendemain, qui Étoit celui de la Quasimodo, 13 avril, et je partis en effet de bon matin. Arrivant À la Queue, À quatorze lieues de la FertÉ et À six de Versailles, un financier qui s’appeloit la Fontaine, et que je connoissois fort pour l’avoir vu toute ma vie À la FertÉ, chargÉ de Senonches et des autres biens de feu Monsieur le Prince de ce voisinage, aborda ma chaise comme je relayois; il venoit de Paris et de Versailles, oÙ il avoit vu des gens de Madame la Duchesse: il me dit Monseigneur le mieux du monde, et avec des dÉtails qui le faisoient compter hors de danger. J’arrivai À Versailles rempli de cette opinion, qui me fut confirmÉe par Mme de Saint-Simon et tout ce que je vis de gens, en sorte qu’on ne craignoit plus que par la nature traÎtresse de cette sorte de maladie dans un homme de cinquante ans fort Épais.

Le Roi tenoit son Conseil et travailloit le soir avec ses ministres, comme À l’ordinaire. Il voyoit Monseigneur les matins et les soirs, et plusieurs fois l’aprÈs-dÎnÉe, et toujours longtemps dans la ruelle de son lit. Ce lundi que j’arrivai, il avoit dÎnÉ de bonne heure, et s’Étoit allÉ promener À Marly, oÙ Mme la duchesse de Bourgogne l’alla trouver. Il vit en passant au bord des jardins de Versailles Messeigneurs ses petits-fils, qui Étoient venus l’y attendre, mais qu’il ne laissa pas approcher, et leur cria bonjour. Mme la duchesse de Bourgogne avoit eu la petite vÉrole; mais il n’y paroissoit point.

Le Roi ne se plaisoit que dans ses maisons, et n’aimoit point À Être ailleurs. C’est par ce goÛt que ses voyages À Meudon Étoient rares et courts, et de pure complaisance. Mme de Maintenon s’y trouvoit encore plus dÉplacÉe. Quoique sa chambre fÛt partout un sanctuaire oÙ il n’entroit que des femmes de la plus Étroite privance, il lui falloit partout une autre retraite entiÈrement inaccessible, sinon À Mme la duchesse de Bourgogne, encore pour des instants, et seule. Ainsi, elle avoit Saint-Cyr pour Versailles et pour Marly, et À Marly encore ce Repos dont j’ai parlÉ ailleurs; À Fontainebleau sa maison À la ville. Voyant donc Monseigneur si bien, et consÉquemment un long sÉjour À Meudon, les tapissiers du Roi eurent ordre de meubler Chaville, maison du feu chancelier le Tellier, que Monseigneur avait achetÉe et mise dans le parc de Meudon; et ce fut À Chaville oÙ Mme de Maintenon destina ses retraites pendant la journÉe.

Le Roi avoit commandÉ la revue des gens d’armes et des chevau-lÉgers pour le mercredi: tellement que tout sembloit aller À souhait. J’Écrivis en arrivant À Versailles À M. de Beauvillier[167], À Meudon, pour le prier de dire au Roi que j’Étois revenu sur la maladie de Monseigneur, et que je serois allÉ À Meudon, si, n’ayant pas eu la petite vÉrole, je ne me trouvois dans le cas de la dÉfense. Il s’en acquitta, me manda que mon retour avoit ÉtÉ fort À propos, et me rÉitÉra de la part du Roi la dÉfense d’aller À Meudon, tant pour moi que pour Mme de Saint-Simon, qui n’avoit point eu non plus la petite vÉrole. Cette dÉfense particuliÈre ne m’affligea point du tout. Mme la duchesse de Berry, qui l’avoit eue, n’eut point le privilÈge de voir le Roi, comme Mme la duchesse de Bourgogne: leurs deux Époux ne l’avoient point eue. La mÊme raison exclut M. le duc d’OrlÉans de voir le Roi; mais Mme la duchesse d’OrlÉans, qui n’Étoit pas dans le mÊme cas, eut permission de l’aller voir, dont elle usa pourtant fort sobrement. Madame ne le vit point, quoique il n’y eÛt point pour elle de raison d’exclusion, qui, exceptÉ les deux fils de France, par juste crainte pour eux, ne s’Étendit dans la famille royale que selon le goÛt du Roi.

Meudon, pris en soi, avoit aussi ses contrastes: la Choin y Étoit dans son grenier; Madame la Duchesse, Mlle de Lislebonne et Mme d’Espinoy ne bougeoient de la chambre de Monseigneur, et la recluse n’y entroit que lorsque le Roi n’y Étoit pas, et que Mme la princesse de Conti, qui y Étoit aussi fort assidue, Étoit retirÉe. Cette princesse sentit bien qu’elle contraindrait cruellement Monseigneur, si elle ne le mettoit en libertÉ lÀ-dessus, et elle le fit de fort bonne grÂce: dÈs le matin du jour que le Roi arriva, et elle y avoit dÉjÀ couchÉ, elle dit À Monseigneur qu’il y avoit longtemps qu’elle n’ignorait pas ce qui Étoit dans Meudon, qu’elle n’avoit pu vivre hors de ce chÂteau dans l’inquiÉtude oÙ elle Étoit, mais qu’il n’Étoit pas juste que son amitiÉ fÛt importune; qu’elle le prioit d’en user trÈs librement, de la renvoyer toutes les fois que cela lui conviendrait, et qu’elle auroit soin, de son cÔtÉ, de n’entrer jamais dans sa chambre sans savoir si elle pouvoit le voir sans l’embarrasser. Ce compliment plut infiniment À Monseigneur. La princesse fut en effet fidÈle À cette conduite, et docile aux avis de Madame la Duchesse et des deux Lorraines pour sortir quand il Étoit À propos, sans air de chagrin ni de contrainte, et revenoit aprÈs, quand cela se pouvoit, sans la plus lÉgÈre humeur, en quoi elle mÉrita de vraies louanges.

C’Étoit Mlle Choin dont il Étoit question, qui figurait À Meudon, avec le P. Tellier[168], d’une faÇon tout À fait Étrange. Tous deux incognito, relÉguÉs chacun dans leur grenier, servis seuls chacun dans leur chambre, vus des seuls indispensables, et sus pourtant de chacun, avec cette diffÉrence que la demoiselle voyoit Monseigneur nuit et jour, sans mettre le pied ailleurs, et que le confesseur alloit chez le Roi et partout, exceptÉ dans l’appartement de Monseigneur ni dans tout ce qui en approchoit. Mme d’Espinoy portoit et rapportoit les compliments entre Mme de Maintenon et Mlle Choin. Le Roi ne la vit point. Il croyoit que Mme de Maintenon l’avoit vue: il le lui demanda un peu sur le tard; il sut que non, et il ne l’approuva pas. LÀ-dessus Mme de Maintenon chargea Mme d’Espinoy d’en faire ses excuses À Mlle Choin, et de lui dire qu’elle espÉroit qu’elles se verraient: compliment bizarre d’une chambre À l’autre, sous le mÊme toit. Elles ne se virent jamais depuis.

Versailles prÉsentoit une autre scÈne: Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne y tenoient ouvertement la cour, et cette cour ressembloit À la premiÈre pointe de l’aurore. Toute la cour Étoit lÀ rassemblÉe; tout Paris y abondoit, et comme la discrÉtion et la prÉcaution ne furent jamais franÇoises, tout Meudon y venoit, et on en croyoit les gens sur leur parole de n’Être pas entrÉs chez Monseigneur ce jour-lÀ. Lever et coucher, dÎner et souper avec les dames, conversations publiques aprÈs les repas, promenades, Étoient les heures de faire sa cour, et les appartements ne pouvoient contenir la foule; courriers À tous quarts d’heure, qui rappeloient l’attention aux nouvelles de Monseigneur, cours de maladie À souhait, et facilitÉ extrÊme d’espÉrance et de confiance; desir et empressement de tous de plaire À la nouvelle cour; majestÉ et gravitÉ gaie dans le jeune prince et la jeune princesse, accueil obligeant À tous, attention continuelle À parler À chacun, et complaisance dans cette foule, satisfaction rÉciproque; duc et duchesse de Berry À peu prÈs nuls. De cette sorte s’ÉcoulÈrent cinq jours, chacun pensant sans cesse aux futurs contingents, tÂchant d’avance de s’accommoder À tout ÉvÉnement.

Le mardi 14 avril, lendemain de mon retour de la FertÉ À Versailles, le Roi, qui, comme j’ai dit, s’ennuyoit À Meudon, donna À l’ordinaire conseil des finances le matin, et, contre sa coutume, conseil de dÉpÊches l’aprÈs-dÎnÉe, pour en remplir le vide. J’allai voir le Chancelier À son retour de ce dernier conseil, et je m’informai beaucoup À lui de l’État de Monseigneur. Il me l’assura bon, et me dit que Fagon lui avoit dit ces mÊmes mots: que les choses alloient selon leurs souhaits, et au delÀ de leurs espÉrances. Le Chancelier me parut dans une grande confiance, et j’y ajoutai foi d’autant plus aisÉment qu’il Étoit extrÊmement bien avec Monseigneur, et qu’il ne bannissoit pas toute crainte, mais sans en avoir d’autre que celle de la nature propre À cette sorte de maladie.

Les harengÈres de Paris, amies fidÈles de Monseigneur, qui s’Étoient dÉjÀ signalÉes À cette forte indigestion qui fut prise pour apoplexie, donnÈrent ici le second tome de leur zÈle. Ce mÊme matin, elles arrivÈrent en plusieurs carrosses de louage À Meudon. Monseigneur les voulut voir: elles se jetÈrent au pied de son lit, qu’elles baisÈrent plusieurs fois, et ravies d’apprendre de si bonnes nouvelles, elles s’ÉcriÈrent dans leur joie qu’elles alloient rÉjouir tout Paris et faire chanter le Te Deum. Monseigneur, qui n’Étoit pas insensible À ces marques d’amour du peuple, leur dit qu’il n’Étoit pas encore temps, et aprÈs les avoir remerciÉes, il ordonna qu’on leur fÎt voir sa maison, qu’on les traitÂt À dÎner, et qu’on les renvoyÂt avec de l’argent.

Revenant chez moi, de chez le Chancelier, par les cours, je vis Mme la duchesse d’OrlÉans se promenant sur la terrasse de l’aile Neuve, qui m’appela, et que je ne fis semblant de voir ni d’entendre, parce que la Montauban Étoit avec elle, et je gagnai mon appartement l’esprit fort rempli de ces bonnes nouvelles de Meudon. Ce logement Étoit dans la galerie haute de l’aile Neuve, qu’il n’y avoit presque qu’À traverser pour Être dans l’appartement de M. et de Mme la duchesse de Berry, qui ce soir-lÀ devoient donner À souper chez eux À M. et À Mme la duchesse d’OrlÉans et À quelques dames, dont Mme de Saint-Simon se dispensa sur ce qu’elle avoit ÉtÉ un peu incommodÉe.

Il y avoit peu que j’Étois dans mon cabinet seul avec CoËttenfao, qu’on m’annonÇa Mme la duchesse d’OrlÉans, qui venoit causer en attendant l’heure du souper. J’allai la recevoir dans l’appartement de Mme de Saint-Simon, qui Étoit sortie, et qui revint bientÔt aprÈs se mettre en tiers avec nous. La princesse et moi Étions, comme on dit, gros de nous voir et de nous entretenir dans cette conjoncture, sur laquelle elle et moi nous pensions si pareillement. Il n’y avoit guÈre qu’une heure qu’elle Étoit revenue de Meudon, oÙ elle avoit vu le Roi, et il en Étoit alors huit du soir de ce mÊme mardi 14 avril.

Elle me dit la mÊme expression dont Fagon s’Étoit servi, que j’avois apprise du Chancelier; elle me rendit la confiance qui rÉgnoit dans Meudon; elle me vanta les soins et la capacitÉ des mÉdecins, qui ne nÉgligeoient pas jusqu’aux plus petits remÈdes qu’ils ont coutume de mÉpriser le plus; elle nous en exagÉra le succÈs; et pour en parler franchement et en avouer la honte, elle et moi nous lamentÂmes ensemble de voir Monseigneur Échapper, À son Âge et À sa graisse, d’un mal si dangereux. Elle rÉflÉchissoit tristement, mais avec ce sel et ces tons À la Mortemart[169], qu’aprÈs une dÉpuration de cette sorte il ne restoit plus la moindre pauvre petite espÉrance aux apoplexies, que celle des indigestions Étoit ruinÉe sans ressource depuis la peur que Monseigneur en avoit prise et l’empire qu’il avoit donnÉ sur sa santÉ aux mÉdecins; et nous conclÛmes plus que langoureusement qu’il falloit dÉsormais compter que ce prince vivroit et rÉgneroit longtemps: de lÀ, des raisonnements sans fin sur les funestes accompagnements de son rÈgne, sur la vanitÉ des apparences les mieux fondÉes d’une vie qui promettoit si peu, et qui trouvoit son salut et sa durÉe au sein du pÉril et de la mort. En un mot, nous nous lÂchÂmes, non sans quelque scrupule qui interrompoit de fois À autre cette rare conversation, mais qu’avec un tour languissamment plaisant elle ramenoit toujours À son point. Mme de Saint-Simon, tout dÉvotement, enrayoit tant qu’elle pouvoit ces propos Étranges; mais l’enrayure cassoit, et entretenoit ainsi un combat trÈs singulier entre la libertÉ des sentiments humainement pour nous trÈs raisonnables, mais qui ne laissoit pas de nous faire sentir qu'ils n’Étoient pas selon la religion.

Deux heures s’ÉcoulÈrent de la sorte entre nous trois, qui nous parurent courtes, mais que l’heure du souper termina. Mme la duchesse d’OrlÉans s’en alla chez Madame sa fille, et nous passÂmes dans ma chambre, oÙ bonne compagnie s’Étoit cependant assemblÉe, qui soupa avec nous.

Tandis qu’on Étoit si tranquille À Versailles, et mÊme À Meudon, tout y changeoit de face. Le Roi avoit vu Monseigneur plusieurs fois dans la journÉe, qui Étoit sensible À ces marques d’amitiÉ et de considÉration. Dans la visite de l’aprÈs-dÎnÉe, avant le conseil des dÉpÊches, le Roi fut si frappÉ de l’enflure extraordinaire du visage et de la tÊte, qu’il abrÉgea, et qu’il laissa Échapper quelques larmes en sortant de la chambre. On le rassura tant qu’on put, et, aprÈs le conseil des dÉpÊches, il se promena dans les jardins.

Cependant Monseigneur avoit dÉjÀ mÉconnu Mme la princesse de Conti, et Boudin en avoit ÉtÉ alarmÉ. Ce prince l’avoit toujours ÉtÉ. Les courtisans le voyoient tous les uns aprÈs les autres; les plus familiers n’en bougeoient jour et nuit. Il s’informoit sans cesse À eux si on avoit coutume d’Être, dans cette maladie, dans l’État oÙ il se sentoit. Dans les temps oÙ ce qu’on lui disoit pour le rassurer lui faisoit le plus d’impression, il fondoit sur cette dÉpuration des espÉrances de vie et de santÉ, et en une de ces occasions, il lui Échappa d’avouer À Mme la princesse de Conti qu’il y avoit longtemps qu’il se sentoit fort mal sans en avoir voulu rien tÉmoigner, et dans un tel État de foiblesse que, le jeudi saint dernier, il n’avoit pu durant l’office tenir sa Semaine sainte dans ses mains.

Il se trouva plus mal vers quatre heures aprÈs midi, pendant le conseil des dÉpÊches: tellement que Boudin proposa À Fagon d’envoyer querir du conseil, lui reprÉsenta qu’eux, mÉdecins de la cour, qui ne voyoient jamais aucune maladie de venin, n’en pouvoient avoir d’expÉrience, et le pressa de mander promptement des mÉdecins de Paris; mais Fagon se mit en colÈre, ne se paya d’aucunes raisons, s’opiniÂtra au refus d’appeler personne, À dire qu’il Étoit inutile de se commettre À des disputes et À des contrariÉtÉs, soutint qu’ils feroient aussi bien et mieux que tout le secours qu’ils pourroient faire venir, voulut enfin tenir secret l’État de Monseigneur, quoique il empirÂt d’heure en heure, et que sur les sept heures du soir quelques valets et quelques courtisans mÊme commenÇassent À s’en apercevoir; mais tout en ce genre trembloit sous Fagon: il Étoit lÀ, et personne n’osoit ouvrir la bouche pour avertir le Roi ni Mme de Maintenon. Madame la Duchesse et Mme la princesse de Conti, dans la mÊme impuissance, cherchoient À se rassurer. Le rare fut qu’on voulut laisser mettre le Roi À table pour souper, avant d’effrayer par de grands remÈdes, et laisser achever son souper sans l’interrompre et sans l’avertir de rien, qui, sur la foi de Fagon et le silence public, croyoit Monseigneur en bon État, quoique il l’eÛt trouvÉ enflÉ et changÉ dans l’aprÈs-dÎnÉe, et qu’il en eÛt ÉtÉ fort peinÉ.

Pendant que le Roi soupoit ainsi tranquillement, la tÊte commenÇa À tourner À ceux qui Étoient dans la chambre de Monseigneur. Fagon et les autres entassÈrent remÈdes sur remÈdes, sans en attendre l’effet. Le curÉ, qui tous les soirs avant de se retirer chez lui alloit savoir des nouvelles, trouva, contre l’ordinaire, toutes les portes ouvertes, et les valets Éperdus. Il entra dans la chambre, oÙ voyant de quoi il n’Étoit que trop tardivement question, il courut au lit, prit la main de Monseigneur, lui parla de Dieu, et le voyant plein de connoissance, mais presque hors d’État de parler, il en tira ce qu’il put pour une confession, dont qui que ce soit ne s’Étoit avisÉ, lui suggÉra des actes de contrition. Le pauvre prince en rÉpÉta distinctement quelques mots, confusÉment les autres, se frappa la poitrine, serra la main au curÉ, parut pÉnÉtrÉ des meilleurs sentiments, et reÇut d’un air contrit et desireux l’absolution du curÉ.

Cependant le Roi sortoit de table, et pensa tomber À la renverse lorsque Fagon, se prÉsentant À lui, lui cria tout troublÉ, que tout Étoit perdu. On peut juger quelle horreur saisit tout le monde en ce passage si subit d’une sÉcuritÉ entiÈre À la plus dÉsespÉrÉe extrÉmitÉ.

Le Roi, À peine À lui-mÊme, prit À l’instant le chemin de l’appartement de Monseigneur, et rÉprima trÈs sÈchement l’indiscret empressement de quelques courtisans À le retenir, disant qu’il vouloit voir encore son fils, et s’il n’y avoit plus de remÈde. Comme il Étoit prÈs d’entrer dans la chambre, Mme la princesse de Conti, qui avoit eu le temps d’accourir chez Monseigneur dans ce court intervalle de la sortie de table, se prÉsenta pour l’empÊcher d’entrer; elle le repoussa mÊme des mains, et lui dit qu’il ne falloit plus dÉsormais penser qu’À lui-mÊme. Alors le Roi, presque en foiblesse d’un renversement si subit et si entier, se laissa aller sur un canapÉ qui se trouva À l’entrÉe de la porte du cabinet par lequel il Étoit entrÉ, qui donnoit dans la chambre: il demandoit des nouvelles À tout ce qui en sortoit, sans que presque personne osÂt lui rÉpondre. En descendant chez Monseigneur, car il logeoit au-dessus de lui, il avoit envoyÉ chercher le P. Tellier, qui venoit de se mettre au lit. Il fut bientÔt rhabillÉ et arrivÉ dans la chambre; mais il n’Étoit plus temps, À ce qu’ont dit depuis tous les domestiques, quoique le jÉsuite, peut-Être pour consoler le Roi, lui eÛt assurÉ qu’il avoit donnÉ une absolution bien fondÉe. Mme de Maintenon, accourue auprÈs du Roi, et assise sur le mÊme canapÉ, tÂchoit de pleurer. Elle essayoit d’emmener le Roi, dont les carrosses Étoient dÉjÀ prÊts dans la cour; mais il n’y eut pas moyen de l’y faire rÉsoudre que Monseigneur ne fÛt expirÉ.

Cette agonie sans connoissance dura prÈs d’une heure depuis que le Roi fut dans le cabinet. Madame la Duchesse et Mme la princesse de Conti se partageoient entre les soins du mourant et ceux du Roi, prÈs duquel elles revenoient souvent, tandis que la FacultÉ confondue, les valets Éperdus, le courtisan bourdonnant, se poussoient les uns les autres, et cheminoient sans cesse sans presque changer de lieu. Enfin le moment fatal arriva: Fagon sortit, qui le laissa entendre.

Le Roi, fort affligÉ, et trÈs peinÉ du dÉfaut de confession, maltraita un peu ce premier mÉdecin, puis sortit, emmenÉ par Mme de Maintenon et par les deux princesses. L’appartement Étoit de plein pied À la cour, et comme il se prÉsenta pour monter en carrosse, il trouva devant lui la berline[170] de Monseigneur. Il fit signe de la main qu’on lui amenÂt un autre carrosse, par la peine que lui faisoit celui-lÀ. Il n’en fut pas nÉanmoins tellement occupÉ que, voyant Pontchartrain, il ne l’appelÂt pour lui dire d’avertir son pÈre et les autres ministres de se trouver le lendemain matin, un peu tard, À Marly, pour le conseil d’État ordinaire du mercredi. Sans commenter ce sens froid, je me contenterai de rapporter la surprise extrÊme de tous les tÉmoins et de tous ceux qui l’apprirent. Pontchartrain rÉpondit que, ne s’agissant que d’affaires courantes, il vaudrait mieux remettre le conseil d’un jour que de l’en importuner. Le Roi y consentit. Il monta avec peine en carrosse, appuyÉ des deux cÔtÉs, Mme de Maintenon tout de suite aprÈs, qui se mit À cÔtÉ de lui; Madame la Duchesse et Mme la princesse de Conti montÈrent aprÈs elle, et se mirent sur le devant. Une foule d’officiers de Monseigneur se jetÈrent À genoux tout du long de la cour, des deux cÔtÉs, sur le passage du Roi, lui criant avec des hurlements Étranges d’avoir compassion d’eux, qui avoient tout perdu et qui mouraient de faim.

Tandis que Meudon Étoit rempli d’horreur, tout Étoit tranquille À Versailles, sans en avoir le moindre soupÇon. Nous avions soupÉ; la compagnie, quelque temps aprÈs, s’Étoit retirÉe, et je causois avec Mme de Saint-Simon, qui achevoit de se dÉshabiller pour se mettre au lit, lorsqu’un ancien valet de chambre À qui elle avoit donnÉ une charge de garÇon de la chambre de Mme la duchesse de Berry, et qui y servoit À table, entra tout effarouchÉ. Il nous dit qu’il falloit qu’il y eÛt de mauvaises nouvelles de Meudon; que Mgr le duc de Bourgogne venoit d’envoyer parler À l’oreille À M. le duc de Berry, À qui les yeux avoient rougi À l’instant; qu’aussitÔt il Étoit sorti de table, et que, sur un second message fort prompt, la table oÙ la compagnie Étoit restÉe s’Étoit levÉe avec prÉcipitation, et que tout le monde Étoit passÉ dans le cabinet. Un changement si subit rendit ma surprise extrÊme; je courus chez Mme la duchesse de Berry aussitÔt: il n’y avoit plus personne; ils Étoient tous allÉs chez Mme la duchesse de Bourgogne. J’y poussai tout de suite.

J’y trouvai tout Versailles rassemblÉ ou y arrivant, toutes les dames en dÉshabillÉ, la plupart prÊtes À se mettre au lit, toutes les portes ouvertes, et tout en trouble. J’appris que Monseigneur avoit reÇu l’extrÊme-onction, qu’il Étoit sans connoissance et hors de toute espÉrance, et que le Roi avoit mandÉ À Mme la duchesse de Bourgogne qu’il s’en alloit À Marly, et de le venir attendre dans l’avenue entre les deux Écuries, pour le voir en passant.

Le spectacle attira toute l’attention que j’y pus donner parmi les divers mouvements de mon Âme et ce qui tout À la fois se prÉsenta À mon esprit. Les deux princes et les deux princesses Étoient dans le petit cabinet derriÈre la ruelle du lit; la toilette pour le coucher Étoit À l’ordinaire dans la chambre de Mme la duchesse de Bourgogne, remplie de toute la cour en confusion; elle alloit et venoit du cabinet dans la chambre, en attendant le moment d’aller au passage du Roi, et son maintien, toujours avec ses mÊmes grÂces, Étoit un maintien de trouble et de compassion que celui de chacun sembloit prendre pour douleur; elle disoit ou rÉpondoit, en passant devant les uns et les autres, quelques mots rares. Tous les assistants Étoient des personnages vraiment expressifs; il ne falloit qu’avoir des yeux, sans aucune connoissance de la cour, pour distinguer les intÉrÊts peints sur les visages, ou le nÉant de ceux qui n’Étoient de rien: ceux-ci tranquilles À eux-mÊmes, les autres pÉnÉtrÉs de douleur ou de gravitÉ et d’attention sur eux-mÊmes, pour cacher leur Élargissement et leur joie.

Mon premier mouvement fut de m’informer À plus d’une fois, de ne croire qu’À peine au spectacle et aux paroles, ensuite de craindre trop peu de cause pour tant d’alarme, enfin de retour sur moi-mÊme, par la considÉration de la misÈre commune À tous les hommes, et que moi-mÊme je me trouverois un jour aux portes de la mort. La joie nÉanmoins perÇoit À travers les rÉflexions momentanÉes de religion et d’humanitÉ par lesquelles j’essayois de me rappeler; ma dÉlivrance particuliÈre me sembloit si grande et si inespÉrÉe qu’il me sembloit, avec une Évidence encore plus parfaite que la vÉritÉ, que l’État gagnoit tout en une telle perte. Parmi ces pensÉes, je sentois malgrÉ moi un reste de crainte que le malade en rÉchappÂt, et j’en avois une extrÊme honte.

EnfoncÉ de la sorte en moi-mÊme, je ne laissai pas de mander À Mme de Saint-Simon qu’il Étoit À propos qu’elle vÎnt, et de percer de mes regards clandestins chaque visage, chaque maintien, chaque mouvement, d’y dÉlecter ma curiositÉ, d’y nourrir les idÉes que je m’Étois formÉes de chaque personnage, qui ne m’ont jamais guÈre trompÉ, et de tirer de justes conjectures de la vÉritÉ de ces premiers Élans, dont on est si rarement maÎtre, et qui par lÀ, À qui connoÎt la carte et les gens, deviennent des indications sÛres des liaisons et des sentiments les moins visibles en tous autres temps rassis.

Je vis arriver Mme la duchesse d’OrlÉans, dont la contenance majestueuse et compassÉe ne disoit rien; elle entra dans le petit cabinet, d’oÙ bientÔt aprÈs elle sortit avec M. le duc d’OrlÉans, duquel l’activitÉ et l’air turbulent marquoient plus l’Émotion du spectacle que tout autre sentiment. Ils s’en allÈrent, et je le remarque exprÈs par ce qui bientÔt aprÈs arriva en ma prÉsence.

Quelques moments aprÈs, je vis de loin, vers la porte du petit cabinet, Mgr le duc de Bourgogne avec un air fort Ému et peinÉ; mais le coup d’oeil que j’assenai vivement sur lui ne m’y rendit rien de tendre, et ne me rendit que l’occupation profonde d’un esprit saisi.

Valets et femmes de chambre crioient dÉjÀ indiscrÈtement, et leur douleur prouva bien tout ce que cette espÈce de gens alloit perdre. Vers minuit et demi, on eut des nouvelles du Roi, et aussitÔt je vis Mme la duchesse de Bourgogne sortir du petit cabinet avec Mgr le duc de Bourgogne, l’air alors plus touchÉ qu’il ne m’avoit paru la premiÈre fois, et qui rentra aussitÔt dans le cabinet. La princesse prit À sa toilette son Écharpe et ses coiffes, debout et d’un air dÉlibÉrÉ, traversa la chambre, les yeux À peine mouillÉs, mais trahie par de curieux regards lancÉs de part et d’autre À la dÉrobÉe, et, suivie seulement de ses dames, gagna son carrosse par le grand escalier.

Comme elle sortit de sa chambre, je pris mon temps pour aller chez Mme la duchesse d’OrlÉans, avec qui je grillois d’Être. Entrant chez elle, j’appris qu’ils Étoient chez Madame; je poussai jusque-lÀ À travers leurs appartements. Je trouvai Mme la duchesse d’OrlÉans qui retournoit chez elle, et qui, d’un air fort sÉrieux, me dit de revenir avec elle. M. le duc d’OrlÉans Étoit demeurÉ. Elle s’assit dans sa chambre, et auprÈs d’elle la duchesse de Villeroy[171], la marÉchale de Rochefort[172], et cinq ou six dames familiÈres. Je petillois cependant de tant de compagnie; Mme la duchesse d’OrlÉans, qui n’en Étoit pas moins importunÉe, prit une bougie et passa derriÈre sa chambre. J’allai alors dire un mot À l’oreille À la duchesse de Villeroy: elle et moi pensions de mÊme sur l’ÉvÉnement prÉsent; elle me poussa, et me dit tout bas de me bien contenir. J’Étouffois de silence parmi les plaintes et les surprises narratives de ces dames, lorsque M. le duc d’OrlÉans parut À la porte du cabinet et m’appela.

Je le suivis dans son arriÈre-cabinet en bas sur la galerie, lui prÈs de se trouver mal, et moi les jambes tremblantes de tout ce qui se passoit sous mes yeux et au dedans de moi. Nous nous assÎmes par hasard vis-À-vis l’un de l’autre: mais quel fut mon Étonnement lorsque incontinent aprÈs je vis les larmes lui tomber des yeux: “Monsieur!” m’Écriai-je en me levant dans l’excÈs de ma surprise. Il me comprit aussitÔt, et me rÉpondit d’une voix coupÉe et pleurant vÉritablement: “Vous avez raison d’Être surpris, et je le suis moi-mÊme; mais le spectacle touche. C’est un bon homme avec qui j’ai passÉ ma vie; il m’a bien traitÉ et avec amitiÉ tant qu’on l’a laissÉ faire et qu’il a agi de lui-mÊme. Je sens bien que l’affliction ne peut pas Être longue; mais ce sera dans quelques jours que je trouverai tous les motifs de me consoler dans l’État oÙ on m’avoit mis avec lui; mais prÉsentement le sang, la proximitÉ, l’humanitÉ, tout touche, et les entrailles s’Émeuvent.” Je louai ce sentiment; mais j’en avouai mon extrÊme surprise par la faÇon dont il Étoit avec Monseigneur. Il se leva, se mit la tÊte dans un coin, le nez dedans, et pleura amÈrement et À sanglots, chose que, si je n’avois vue, je n’eusse jamais crue. AprÈs quelque peu de silence, je l’exhortai À se calmer: je lui reprÉsentai qu’incessamment il faudroit retourner chez Mme la duchesse de Bourgogne, et que si on l’y voyoit avec des yeux pleureux, il n’y avoit personne qui ne s’en moquÂt comme d’une comÉdie trÈs dÉplacÉe, À la faÇon dont toute la cour savoit qu’il Étoit avec Monseigneur. Il fit donc ce qu’il put pour arrÊter ses larmes, et pour bien essuyer et retaper ses yeux. Il y travailloit encore, lorsqu’il fut averti que Mme la duchesse de Bourgogne arrivoit, et que Mme la duchesse d’OrlÉans alloit retourner chez elle. Il la fut joindre, et je les y suivis.

Mme la duchesse de Bourgogne, arrÊtÉe dans l’avenue entre les deux Écuries, n’avoit attendu le Roi que fort peu de temps; dÈs qu’il approcha, elle mit pied À terre et alla À sa portiÈre. Mme de Maintenon, qui Étoit de ce mÊme cÔtÉ, lui cria: “OÙ allez-vous, Madame? N’approchez pas; nous sommes pestifÉrÉs.” Je n’ai point su quel mouvement fit le Roi, qui ne l’embrassa point À cause du mauvais air. La princesse À l’instant regagna son carrosse, et s’en revint.

Le beau secret que Fagon avoit imposÉ sur l’État de Monseigneur avoit si bien trompÉ tout le monde, que le duc de Beauvillier Étoit revenu À Versailles aprÈs le conseil de dÉpÊches, et qu’il y coucha contre son ordinaire depuis la maladie de Monseigneur. Comme il se levoit fort matin, il se couchoit toujours sur les dix heures, et il s’Étoit mis au lit sans se dÉfier de rien. Il n’y fut pas longtemps sans Être rÉveillÉ par un message de Mme la duchesse de Bourgogne, qui l’envoya chercher, et il arriva dans son appartement peu avant son retour du passage du Roi. Elle retrouva les deux princes et Mme la duchesse de Berry, avec le duc de Beauvillier, dans ce petit cabinet oÙ elle les avoit laissÉs.

AprÈs les premiers embrassements d’un retour qui signifioit tout, le duc de Beauvillier, qui les vit Étouffants dans ce petit lieu, les fit passer par la chambre dans le salon qui la sÉpare de la galerie, dont, depuis quelque temps, on avoit fermÉ ce salon d’une porte pour en faire un grand cabinet. On y ouvrit des fenÊtres, et les deux princes, ayant chacun sa princesse À son cÔtÉ, s’assirent sur un mÊme canapÉ prÈs des fenÊtres, le dos À la galerie, tout le monde Épars, assis et debout, et en confusion dans ce salon, et les dames les plus familiÈres par terre aux pieds ou proche du canapÉ des princes.

LÀ, dans la chambre et par tout l’appartement, on lisoit apertement sur les visages. Monseigneur n’Étoit plus; on le savoit, on le disoit; nul contrainte ne retenoit plus À son Égard, et ces premiers moments Étoient ceux des premiers mouvements peints au naturel, et pour lors affranchis de toute politique, quoique avec sagesse, par le trouble, l’agitation, la surprise, la foule, le spectacle confus de cette nuit si rassemblÉe.

Les premiÈres piÈces offroient les mugissements contenus des valets, dÉsespÉrÉs de la perte d’un maÎtre si fait exprÈs pour eux, et pour les consoler d’une autre qu’ils ne prÉvoyoient qu’avec transissement, et qui par celle-ci devenoit la leur propre. Parmi eux s’en remarquoient d’autres des plus ÉveillÉs de gens principaux de la cour, qui Étoient accourus aux nouvelles, et qui montroient bien À leur air de quelle boutique ils Étoient balayeurs.

Plus avant commenÇoit la foule des courtisans de toute espÈce. Le plus grand nombre, c’est-À-dire les sots, tiroient des soupirs de leurs talons, et, avec des yeux ÉgarÉs et secs, louoient Monseigneur, mais toujours de la mÊme louange, c’est-À-dire de bontÉ, et plaignoient le Roi de la perte d’un si bon fils. Les plus fins d’entre eux, ou les plus considÉrables, s’inquiÉtoient dÉjÀ de la santÉ du Roi; ils se savoient bon grÉ de conserver tant de jugement parmi ce trouble, et n’en laissoient pas douter par la frÉquence de leurs rÉpÉtitions. D’autres, vraiment affligÉs, et de cabale frappÉe, pleuroient amÈrement, ou se contenoient avec un effort aussi aisÉ À remarquer que les sanglots. Les plus forts de ceux-lÀ, ou les plus politiques, les yeux fichÉs À terre, et reclus en des coins, mÉditoient profondÉment aux suites d’un ÉvÉnement si peu attendu, et bien davantage sur eux-mÊmes. Parmi ces diverses sortes d’affligÉs, point ou peu de propos, de conversation nulle, quelque exclamation parfois ÉchappÉe À la douleur, et parfois rÉpondue par une douleur voisine, un mot en un quart d’heure, des yeux sombres ou hagards, des mouvements de mains moins rares qu’involontaires, immobilitÉ du reste presque entiÈre; les simples curieux et peu soucieux presque nuls, hors les sots, qui avoient le caquet en partage; les questions, et le redoublement du dÉsespoir des affligÉs, et l’importunitÉ pour les autres. Ceux qui dÉjÀ regardoient cet ÉvÉnement comme favorable avoient beau pousser la gravitÉ jusqu’au maintien chagrin et austÈre; le tout n’Étoit qu’un voile clair, qui n’empÊchoit pas de bons yeux de remarquer et de distinguer tous leurs traits. Ceux-ci se tenoient aussi tenaces en place que les plus touchÉs, en garde contre l’opinion, contre la curiositÉ, contre leur satisfaction, contre leurs mouvements; mais leurs yeux supplÉoient au peu d’agitation de leurs corps. Des changements de posture, comme des gens peu assis ou mal debout; un certain soin de s’Éviter les uns les autres, mÊme de se rencontrer des yeux; les accidents momentanÉs qui arrivoient de ces rencontres; un je ne sais quoi de plus vif, de plus libre en toute la personne, À travers le soin de se tenir et de se composer; un vif, une sorte d’Étincelant autour d’eux, les distinguoit malgrÉ qu’ils en eussent.

Les deux princes et les deux princesses assises À leurs cÔtÉs, prenant soin d’eux, Étoient les plus exposÉs À la pleine vue. Mgr le duc de Bourgogne pleuroit d’attendrissement et de bonne foi, avec un air de douceur, des larmes de nature, de religion, de patience. M. le duc de Berry, tout d’aussi bonne foi, en versoit en abondance, mais des larmes pour ainsi dire sanglantes, tant l’amertume en paroissoit grande, et poussoit non des sanglots, mais des cris, mais des hurlements. Il se taisoit parfois, mais de suffocation, puis Éclatoit, mais avec un tel bruit, et un bruit si fort, la trompette forcÉe du dÉsespoir, que la plupart Éclatoient aussi À ces redoublements si douloureux, ou par un aiguillon d’amertume, ou par un aiguillon de biensÉance. Cela fut au point qu’il fallut le dÉshabiller lÀ mÊme, et se prÉcautionner de remÈdes et de gens de la FacultÉ. Mme la duchesse de Berry Étoit hors d’elle; on verra bientÔt pourquoi. Le dÉsespoir le plus amer Étoit peint avec horreur sur son visage. On y voyoit comme Écrit une rage de douleur, non d’amitiÉ, mais d’intÉrÊt; des intervalles secs, mais profonds et farouches, puis un torrent de larmes et de gestes involontaires, et cependant retenus, qui montroit une amertume d’Âme extrÊme, fruit de la mÉditation profonde qui venoit de prÉcÉder. Souvent rÉveillÉe par les cris de son Époux, prompte À le secourir, À le soutenir, À l’embrasser, À lui prÉsenter quelque chose À sentir, on voyoit un soin vif pour lui, mais tÔt aprÈs une chute profonde en elle-mÊme, puis un torrent de larmes qui lui aidoient À suffoquer ses cris. Mme la duchesse de Bourgogne consoloit aussi son Époux, et y avoit moins de peine qu’À acquÉrir le besoin d’Être elle-mÊme consolÉe, À quoi pourtant, sans rien montrer de faux, on voyoit bien qu’elle faisoit de son mieux pour s’acquitter d’un devoir pressant de biensÉance sentie, mais qui se refuse au plus grand besoin: le frÉquent moucher rÉpondoit aux cris du prince son beau-frÈre; quelques larmes amenÉes du spectacle, et souvent entretenues avec soin, fournissoient À l’art du mouchoir pour rougir et grossir les yeux et barbouiller le visage, et cependant le coup d’oeil frÉquemment dÉrobÉ se promenoit sur l’assistance et sur la contenance de chacun.

Le duc de Beauvillier, debout auprÈs d’eux, l’air tranquille et froid, comme À chose non avenue ou À spectacle ordinaire, donnoit ses ordres pour le soulagement des princes, pour que peu de gens entrassent, quoique les portes fussent ouvertes À chacun, en un mot pour tout ce qu’il Étoit besoin, sans empressement, sans se mÉprendre en quoi que ce soit ni aux gens ni aux choses: vous l’auriez cru au lever ou au petit couvert, servant À l’ordinaire. Ce flegme dura sans la moindre altÉration, Également ÉloignÉ d’Être aise par religion et de cacher aussi le peu d’affliction qu’il ressentoit, pour conserver toujours la vÉritÉ.

Madame, rhabillÉe en grand habit, arriva hurlante, ne sachant bonnement pourquoi ni l’un ni l’autre, les inonda tous de ses larmes en les embrassant, fit retentir le chÂteau d’un renouvellement de cris, et fournit un spectacle bizarre d’une princesse qui se remet en cÉrÉmonie, en pleine nuit, pour venir pleurer et crier parmi une foule de femmes en dÉshabillÉ de nuit, presque en mascarades.

Mme la duchesse d’OrlÉans s’Étoit ÉloignÉe des princes, et s’Étoit assise le dos À la galerie, vers la cheminÉe, avec quelques dames. Tout Étant fort silencieux autour d’elle, ces dames peu À peu se retirÈrent d’auprÈs elle, et lui firent grand plaisir. Il n’y resta que la duchesse Sforze[173], la duchesse de Villeroy, Mme de Castries[174], sa dame d’atour, et Mme de Saint-Simon. Ravies de leur libertÉ, elles s’approchÈrent en un tas, tout le long d’un lit de veille À pavillon et le joignant, et comme elles Étoient toutes affectÉes de mÊme À l’Égard de l’ÉvÉnement qui rassembloit lÀ tant de monde, elles se mirent À en deviser tout bas ensemble dans ce groupe avec libertÉ.

Dans la galerie et dans ce salon il y avoit plusieurs lits de veille, comme dans tout le grand appartement, pour la sÛretÉ, oÙ couchoient des Suisses de l’appartement et des frotteurs, et ils y avoient ÉtÉ mis À l’ordinaire avant les mauvaises nouvelles de Meudon. Au fort de la conversation de ces dames, Mme de Castries, qui touchoit au lit, le sentit remuer, et en fut fort effrayÉe, car elle l’Étoit de tout, quoique avec beaucoup d’esprit. Un moment aprÈs elles virent un gros bras presque nu relever tout À coup le pavillon, qui leur montra un bon gros Suisse entre deux draps, demi-ÉveillÉ et tout Ébahi, trÈs long À reconnoÎtre son monde, qu’il regardoit fixement l’un aprÈs l’autre, qui enfin, ne jugeant pas À propos de se lever en si grande compagnie, se renfonÇa dans son lit et ferma son pavillon. Le bonhomme s’Étoit apparemment couchÉ avant que personne eÛt rien appris, et avoit assez profondÉment dormi depuis pour ne s’Être rÉveillÉ qu’alors. Les plus tristes spectacles sont assez souvent sujets aux contrastes les plus ridicules: celui-ci fit rire quelque dame de lÀ autour, et quelque peur À Mme la duchesse d’OrlÉans et À ce qui causoit avec elle, d’avoir ÉtÉ entendues; mais, rÉflexion faite, le sommeil et la grossiÈretÉ du personnage les rassura.

La duchesse de Villeroy, qui ne faisoit presque que les joindre, s’Étoit fourrÉe un peu auparavant dans le petit cabinet, avec la comtesse de Roucy[175] et quelques dames du palais, dont Mme de Levis[176] n’avoit osÉ approcher, par penser trop conformÉment À la duchesse de Villeroy. Elles y Étoient quand j’arrivai.

Je voulois douter encore, quoique tout me montrÂt ce qui Étoit, mais je ne pus me rÉsoudre À m’abandonner À le croire que le mot ne m’en fÛt prononcÉ par quelqu’un À qui on pÛt ajouter foi. Le hasard me fit rencontrer M. d’O[177], À qui je le demandai, et qui me le dit nettement. Cela su, je tÂchai de n’en Être pas bien aise. Je ne sais pas trop si j’y rÉussis bien, mais au moins est-il vrai que ni joie ni douleur n’ÉmoussÈrent ma curiositÉ, et qu’en prenant bien garde À conserver toute biensÉance, je ne me crus pas engagÉ par rien au personnage douloureux. Je ne craignois plus les retours du feu de la citadelle de Meudon, ni les cruelles courses de son implacable garnison, et je me contraignis moins qu’avant le passage du Roi pour Marly de considÉrer plus librement toute cette nombreuse compagnie, d’arrÊter mes yeux sur les plus touchÉs et sur ceux qui l’Étoient le moins avec une affection diffÉrente, de suivre les uns et les autres de mes regards, et de les en percer tous À la dÉrobÉe. Il faut avouer que, pour qui est bien au fait de la carte intime d’une cour, les premiers spectacles d’ÉvÉnements rares de cette nature, si intÉressante À tant de divers Égards, sont d’une satisfaction extrÊme: chaque visage vous rappelle les soins, les intrigues, les sueurs employÉes À l’avancement des fortunes, À la formation, À la force des cabales, les adresses À se maintenir et À en Écarter d’autres, les moyens de toute espÈce mis en oeuvre pour cela, les liaisons plus ou moins avancÉes, les Éloignements, les froideurs, les haines, les mauvais offices, les manÈges, les avances, les mÉnagements, les petitesses, les bassesses de chacun, le dÉconcertement des uns au milieu de leur chemin, au milieu ou au comble de leurs espÉrances, la stupeur de ceux qui en jouissoient en plein, le poids donnÉ du mÊme coup À leurs contraires et À la cabale opposÉe, la vertu de ressort qui pousse dans cet instant leurs menÉes et leurs concerts À bien, la satisfaction extrÊme et inespÉrÉe de ceux-lÀ, et j’en Étois des plus avant, la rage qu’en conÇoivent les autres, leur embarras et leur dÉpit À le cacher, la promptitude des yeux À voler partout en sondant les Âmes À la faveur de ce premier trouble de surprise et de dÉrangement subit, la combinaison de tout ce qu’on y remarque, l’Étonnement de ne pas trouver ce qu’on avoit cru de quelques-uns, faute de coeur ou d’assez d’esprit en eux, et plus en d’autres qu’on n’avoit pensÉ: tout cet amas d’objets vifs et de choses si importantes forme un plaisir À qui le sait prendre qui, tout peu solide qu’il devient, est un des plus grands dont on puisse jouir dans une cour.

Ce fut donc À celui-lÀ que je me livrai tout entier en moi-mÊme, avec d’autant plus d’abandon que, dans une dÉlivrance bien rÉelle, je me trouvois Étroitement liÉ et embarquÉ avec les tÊtes principales qui n’avoient point de larmes À donner À leurs yeux. Je jouissois de leur avantage sans contre-poids, et de leur satisfaction qui augmentoit la mienne, qui consolidoit mes espÉrances, qui me les Élevoit, qui m’assuroit un repos auquel, sans cet ÉvÉnement, je voyois si peu d’apparence que je ne cessois point de m’inquiÉter d’un triste avenir, et que d’autre part, ennemi de liaison, et presque personnel, des principaux personnages que cette perte accabloit, je vis [du] premier coup d’oeil vivement portÉ, tout ce qui leur Échappoit et tout ce qui les accableroit, avec un plaisir qui ne se peut rendre. J’avois si fort imprimÉ dans ma tÊte les diffÉrentes cabales, leurs subdivisions, leurs replis, leurs divers personnages et leurs degrÉs, la connoissance de leurs chemins, de leurs ressorts, de leurs divers intÉrÊts, que la mÉditation de plusieurs jours ne m’auroit pas dÉveloppÉ et reprÉsentÉ toutes ces choses plus nettement que ce premier aspect de tous ces visages, qui me rappeloient encore ceux que je ne voyois pas, et qui n’Étoient pas les moins friands À s’en repaÎtre.

Je m’arrÊtai donc un peu À considÉrer le spectacle de ces diffÉrentes piÈces de ce vaste et tumultueux appartement. Cette sorte de dÉsordre dura bien une heure, oÙ la duchesse du Lude[178] ne parut point, retenue au lit par la goutte. A la fin M. de Beauvillier s’avisa qu’il Étoit temps de dÉlivrer les deux princes d’un si fÂcheux public. Il leur proposa donc que M. et Mme la duchesse de Berry se retirassent dans leur appartement, et le monde de celui de Mme la duchesse de Bourgogne. Cet avis fut aussitÔt embrassÉ. M. le duc de Berry s’achemina donc, partie seul et quelquefois appuyÉ par son Épouse, Mme de Saint-Simon avec eux, et une poignÉe de gens. Je les suivis de loin, pour ne pas exposer ma curiositÉ plus longtemps. Ce prince vouloit coucher chez lui; mais Mme la duchesse de Berry ne le voulut pas quitter. Il Était si suffoquÉ et elle aussi, qu’on fit demeurer auprÈs d’eux une FacultÉ complÈte et munie.

Toute leur nuit se passa en larmes et en cris. De fois À autre M. le duc de Berry demandoit des nouvelles de Meudon, sans vouloir comprendre la cause de la retraite du Roi À Marly. Quelquefois il s’informoit s’il n’y avoit plus d’espÉrance. Il vouloit envoyer aux nouvelles; et ce ne fut qu’assez avant dans la matinÉe que le funeste rideau fut tirÉ de devant ses yeux, tant la nature et l’intÉrÊt ont de peine À se persuader des maux extrÊmes sans remÈde. On ne peut rendre l’État oÙ il fut quand il se sentit enfin dans toute son Étendue. Celui de Mme la duchesse de Berry ne fut guÈre meilleur, mais qui ne l’empÊcha pas de prendre de lui tous les soins possibles.

La nuit de M. et de Mme la duchesse de Bourgogne fut plus tranquille; ils se couchÈrent assez paisiblement. Mme de Levis dit tout bas À la princesse que, n’ayant pas lieu d’Être affligÉe, il seroit horrible de lui voir jouer la comÉdie. Elle rÉpondit bien naturellement que, sans comÉdie, la pitiÉ et le spectacle la touchoient et la biensÉance la contenoit, et rien de plus; et en effet elle se tint dans ces bornes-lÀ, avec vÉritÉ et avec dÉcence. Ils voulurent que quelques-unes des dames du palais passassent la nuit dans leur chambre dans des fauteuils. Le rideau demeura ouvert, et cette chambre devint aussitÔt le palais de MorphÉe. Le prince et la princesse s’endormirent promptement, s’ÉveillÈrent une fois ou deux un instant; À la vÉritÉ, ils se levÈrent d’assez bonne heure, et assez doucement. Le rÉservoir d’eau Étoit tari chez eux; les larmes ne revinrent plus depuis que rares et foibles, À force d’occasion. Les dames qui avoient veillÉ et dormi dans cette chambre contÈrent À leurs amis ce qui s’y Étoit passÉ. Personne n’en fut surpris, et comme il n’y avoit plus de Monseigneur, personne aussi n’en fut scandalisÉ.

Mme de Saint-Simon et moi, au sortir de chez M. et Mme la duchesse de Berry, nous fÛmes encore deux heures ensemble. La raison, plutÔt que le besoin, nous fit coucher, mais avec si peu de sommeil qu’À sept heures du matin j’Étois debout; mais, il faut l’avouer, de telles insomnies sont douces, et de tels rÉveils savoureux.

L’horreur rÉgnoit À Meudon. DÈs que le Roi en fut parti, tout ce qu’il y avoit de gens de la cour le suivirent, et s’entassÈrent dans ce qui se trouva de carrosses, et dans ce qu’il en vint aussitÔt aprÈs. En un instant Meudon se trouva vide. Mlle de Lislebonne et Mlle de Melun montÈrent chez Mlle Choin, qui, recluse dans son grenier, ne faisoit que commencer À entrer dans les transes funestes. Elle avoit tout ignorÉ; personne n’avoit pris soin de lui apprendre de tristes nouvelles; elle ne fut instruite de son malheur que par les cris. Ces deux amies la jetÈrent dans un carrosse de louage qui se trouva encore lÀ par hasard, y montÈrent avec elle, et la menÈrent À Paris.

Pontchartrain, avant partir, monta chez Voysin[179]. Il trouva ses gens difficiles À ouvrir, et lui profondÉment endormi; il s’Étoit couchÉ sans aucun soupÇon sinistre, et fut Étrangement surpris À ce rÉveil. Le comte de Brionne[180] le fut bien davantage. Lui et ses gens s’Étoient couchÉs dans la mÊme confiance; personne ne songea À eux. Lorsqu’en se levant il sentit ce grand silence, il voulut aller aux nouvelles, et ne trouva personne, jusqu’À ce que, dans cette surprise, il apprit enfin ce qui Étoit arrivÉ.

Cette foule de bas officiers de Monseigneur, et bien d’autres, errÈrent toute la nuit dans les jardins. Plusieurs courtisans Étoient partis Épars À pied. La dissipation fut entiÈre et la dispersion gÉnÉrale. Un ou deux valets au plus demeurÈrent auprÈs du corps, et, ce qui est trÈs digne de louange, la ValliÈre[181] fut le seul des courtisans qui, ne l’ayant point abandonnÉ pendant sa vie, ne l’abandonna point aprÈs sa mort. Il eut peine À trouver quelqu’un pour aller chercher des capucins pour venir prier Dieu auprÈs du corps. L’infection en devint si prompte et si grande que l’ouverture des fenÊtres qui donnoient en portes sur la terrasse ne suffit pas, et que la ValliÈre, les capucins et ce trÈs peu de bas Étage qui Étoit demeurÉ passÈrent la nuit dehors. Du Mont et Casaus son neveu, navrÉs de la plus extrÊme douleur, y Étoient ensevelis dans la Capitainerie. Ils perdoient tout aprÈs une longue vie toute de petits soins, d’assiduitÉ, de travail, soutenue par les plus flatteuses et les plus raisonnables espÉrances, et les plus longuement prolongÉes, qui leur Échappoient en un moment. A peine, sur le matin, du Mont put-il donner quelques ordres. Je plaignis celui-lÀ avec amitiÉ.

On s’Étoit reposÉ sur une telle confiance que personne n’avoit songÉ que le Roi pÛt aller À Marly. Aussi n’y trouva-t-il rien de prÊt: point de clefs des appartements, À peine quelque bout de bougie, et mÊme de chandelle. Le Roi fut plus d’une heure dans cet État, avec Mme de Maintenon, dans son antichambre À elle, Madame la Duchesse, Mme la princesse de Conti, Mmes de Dangeau et de Caylus, celle-ci accourue de Versailles auprÈs de sa tante. Mais ces deux dames ne se tinrent que peu, par-ci par-lÀ, dans cette antichambre, par discrÉtion. Ce qui avoit suivi et qui arrivoit À la file Étoit dans le salon, en mÊme dÉsarroi et sans savoir oÙ gÎter. On fut longtemps À tÂtons, et toujours sans feu, et toujours les clefs mÊlÉes, ÉgarÉes par l’Égarement des valets. Les plus hardis de ce qui Étoit dans le salon montrÈrent peu À peu le nez dans l’antichambre, oÙ Mme d’Espinoy ne fut pas des derniÈres, et de l’un À l’autre tout ce qui Étoit venu s’y prÉsenta, poussÉs de curiositÉ et de desir de tÂcher que leur empressement fÛt remarquÉ. Le Roi, reculÉ en un coin, assis entre Mme de Maintenon et les deux princesses, pleuroit À longues reprises. Enfin la chambre de Mme de Maintenon fut ouverte, qui le dÉlivra de cette importunitÉ. Il y entra seul avec elle, et y demeura encore une heure. Il alla ensuite se coucher, qu’il Étoit prÈs de quatre heures du matin, et la laissa en libertÉ de respirer et de se rendre À elle-mÊme. Le Roi couchÉ, chacun sut enfin oÙ loger, et Bloin eut ordre de rÉpandre que les gens qui desireroient des logements À Marly s’adressassent À lui, pour qu’il en rendÎt compte au Roi et qu’il avertÎt les Élus.

Monseigneur Étoit plutÔt grand que petit, fort gros, mais sans Être trop entassÉ, l’air fort haut et fort noble, sans rien de rude, et il auroit eu le visage fort agrÉable si M. le prince de Conti, le dernier mort, ne lui avoit pas cassÉ le nez par malheur en jouant, Étant tous deux enfants. Il Étoit d’un fort beau blond, avoit le visage fort rouge de hÂle partout et fort plein, mais sans aucune physionomie, les plus belles jambes du monde, les pieds singuliÈrement petits et maigres. Il tÂtonnoit toujours en marchant, et mettoit le pied À deux fois: il avoit toujours peur de tomber, et il se faisoit aider pour peu que le chemin ne fÛt pas parfaitement droit et uni. Il Étoit fort bien À cheval et y avoit grande mine, mais il n’y Étoit pas hardi. Casaus couroit devant lui À la chasse; s’il le perdoit de vue, il croyoit tout perdu; il n’alloit guÈre qu’au petit galop, et attendoit souvent sous un arbre ce que devenoit la chasse, la cherchoit lentement, et s’en revenoit. Il avoit fort aimÉ la table, mais toujours sans indÉcence. Depuis cette grande indigestion qui fut prise d’abord pour apoplexie, il ne faisoit guÈre qu’un vrai repas, et se contenoit fort, quoique grand mangeur comme toute la maison royale. Presque tous ses portraits[182] lui ressemblent bien.

De caractÈre, il n’en avoit aucun; du sens assez, sans aucune sorte d’esprit, comme il parut dans l’affaire du testament du roi d’Espagne; de la hauteur, de la dignitÉ par nature, par prestance, par imitation du Roi; de l’opiniÂtretÉ sans mesure, et un tissu de petitesses arrangÉes, qui formoient tout le tissu de sa vie; doux par paresse et par une sorte de stupiditÉ, dur au fond, avec un extÉrieur de bontÉ qui ne portoit que sur des subalternes, et sur des valets, et qui ne s’exprimoit que par des questions basses; il Étoit avec eux d’une familiaritÉ prodigieuse, d’ailleurs insensible À la misÈre et À la douleur des autres, en cela peut-Être plutÔt en proie À l’incurie et À l’imitation qu’À un mauvais naturel; silencieux jusqu’À l’incroyable, consÉquemment fort secret, jusque-lÀ qu’on a cru qu’il n’avoit jamais parlÉ d’affaires d’État À la Choin, peut-Être que parce que tous [deux] n’y entendoient guÈre. L’Épaisseur d’une part, la crainte de l’autre, formoient en ce prince une retenue qui a peu d’exemples; en mÊme temps glorieux À l’excÈs, ce qui est plaisant À dire d’un Dauphin, jaloux du respect, et presque uniquement attentif et sensible À ce qui lui Étoit dÛ, et partout. Il dit une fois À Mlle Choin, sur ce silence dont elle lui parloit, que les paroles de gens comme lui portant un grand poids, et obligeant ainsi À de grandes rÉparations quand elles n’Étoient pas mesurÉes, il aimoit mieux trÈs souvent garder le silence que de parler. C’Étoit aussi plus tÔt fait pour sa paresse et sa parfaite incurie; et cette maxime excellente, mais qu’il outroit, Étoit apparemment une des leÇons du Roi ou du duc de Montausier qu’il avoit le mieux retenue.

Son arrangement Étoit extrÊme pour les affaires particuliÈres: il Écrivoit lui-mÊme toutes ses dÉpenses prises sur lui; il savoit ce que lui coÛtoient les moindres choses, quoique il dÉpensÂt infiniment en bÂtiments, en meubles, en joyaux de toute espÈce, en voyages de Meudon, et À l’Équipage du loup, dont il s’Étoit laissÉ accroire qu’il aimoit la chasse. Il avoit fort aimÉ toute sorte de gros jeu, mais depuis qu’il s’Étoit mis À bÂtir il s’Étoit rÉduit À des jeux mÉdiocres; du reste, avare au delÀ de toute biensÉance, exceptÉ de trÈs rares occasions, qui se bornoient À quelques pensions À des valets ou À quelques mÉdiocres domestiques; mais assez d’aumÔnes au curÉ et aux capucins de Meudon.

Il est inconcevable le peu qu’il donnoit À la Choin, si fort sa bien-aimÉe: cela ne passoit point quatre cents louis par quartier, en or, quoi qu’ils valussent, faisant pour tout seize cents louis par an. Il les lui donnoit lui-mÊme, de la main À la main, sans y ajouter ni s’y mÉprendre jamais d’une pistole, et tout au plus une boÎte ou deux par an; encore y regardoit-il de fort prÈs.

Il faut rendre justice À cette fille, et convenir aussi qu’il est difficile d’Être plus dÉsintÉressÉe qu’elle l’Étoit, soit qu’elle en connÛt la nÉcessitÉ avec ce prince, soit plutÔt que cela lui fÛt naturel, comme il a paru dans tout le tissu de sa vie. C’est encore un problÈme si elle Étoit mariÉe; tout ce qui a ÉtÉ le plus intimement initiÉ dans leurs mystÈres s’est toujours fortement rÉcriÉ qu’il n’y a jamais eu de mariage. Ce n’a jamais ÉtÉ qu’une grosse camarde brune, qui avec toute la physionomie d’esprit, et aussi le jeu, n’avoit l’air que d’une servante, et qui longtemps avant cet ÉvÉnement-ci Étoit devenue excessivement grasse, et encore vieille et puante; mais de la voir aux parvulo[183] de Meudon, dans un fauteuil devant Monseigneur, en prÉsence de tout ce qui y Étoit admis, Mme la duchesse de Bourgogne et Mme la duchesse de Berry, qui y fut tÔt introduite, chacune sur un tabouret, dire devant Monseigneur et tout cet intÉrieur la duchesse de Bourgogne et la duchesse de Berry et le duc de Berry, en parlant d’eux, rÉpondre souvent sÈchement aux deux filles de la maison, les reprendre, trouver À redire À leur ajustement, et quelquefois À leur air et À leur conduite, et le leur dire, on a peine À tout cela À ne pas reconnoÎtre la belle-mÈre et la paritÉ avec Mme de Maintenon. A la vÉritÉ, elle ne disoit pas mignonne en parlant À Mme la duchesse de Bourgogne, qui l’appeloit Mademoiselle, et non ma tante; mais aussi c’Étoit toute la diffÉrence d’avec Mme de Maintenon. D’ailleurs encore cela n’avoit jamais pris de mÊme entre elles. Madame la Duchesse, les deux Lislebonnes et tout cet intÉrieur y Étoit un obstacle; et Mme la duchesse de Bourgogne, qui le sentoit et qui Étoit timide, se trouvoit toujours gÊnÉe et en brassiÈre À Meudon, tandis qu’entre le Roi et Mme de Maintenon elle jouissoit de toute aisance et de toute libertÉ. De voir encore Mlle Choin À Meudon, pendant une maladie si pÉrilleuse, voir Monseigneur plusieurs fois le jour, le Roi non-seulement le savoir, mais demander À Mme de Maintenon, qui, À Meudon non plus qu’ailleurs, ne voyoit personne, et qui n’entra peut-Être pas deux fois chez Monseigneur, lui demander, dis-je, si elle avoit vu la Choin, et trouver mauvais qu’elle ne l’eÛt pas vue, bien loin de la faire sortir du chÂteau, comme on le fait toujours en ces occasions, c’est encore une preuve du mariage d’autant plus grande que Mme de Maintenon, mariÉe elle-mÊme, et qui affichoit si fort la pruderie et la dÉvotion, n’avoit, ni le Roi non plus, aucun intÉrÊt d’exemple et de mÉnagement À garder lÀ-dessus s’il n’y avoit point de sacrement, et on ne voit point qu’en aucun temps la prÉsence de Mlle Choin ait causÉ le plus lÉger embarras. Cet attachement incomprÉhensible, et si semblable en tout À celui du Roi, À la figure prÈs de la personne chÉrie, est peut-Être l’unique endroit par oÙ le fils ait ressemblÉ au pÈre.

Monseigneur, tel pour l’esprit qu’il vient d’Être reprÉsentÉ, n’avoit pu profiter de l’excellente culture qu’il reÇut du duc de Montausier, et de Bossuet et de FlÉchier, ÉvÊques de Meaux et de NÎmes. Son peu de lumiÈre, s’il en eut jamais, s’Éteignit au contraire sous la rigueur d’une Éducation dure et austÈre[184], qui donna le dernier poids À sa timiditÉ naturelle, et le dernier degrÉ d’aversion pour toute espÈce, non pas de travail et d’Étude, mais d’amusement d’esprit, en sorte que, de son aveu, depuis qu’il avoit ÉtÉ affranchi des maÎtres, il n’avoit de sa vie lu que l’article de Paris de la Gazette de France, pour y voir les morts et les mariages.

Tout contribua donc en lui, timiditÉ naturelle, dur joug d’Éducation, ignorance parfaite et dÉfaut de lumiÈre, À le faire trembler devant le Roi, qui, de son cÔtÉ, n’omit rien pour entretenir et prolonger cette terreur toute sa vie. Toujours roi, presque jamais pÈre avec lui, ou s’il lui en Échappa bien rarement quelques traits, ils ne furent jamais purs et sans mÉlange de royautÉ, non pas mÊme dans les moments les plus particuliers et les plus intÉrieurs. Ces moments mÊme Étoient rares tÊte À tÊte, et n’Étoient que des moments presque toujours en prÉsence des bÂtards et des valets intÉrieurs, sans libertÉ, sans aisance, toujours en contrainte et en respect, sans jamais oser rien hasarder ni usurper, tandis que tous les jours il voyoit faire l’un et l’autre au duc du Maine avec succÈs, et Mme la duchesse de Bourgogne dans une habitude de tous les temps particuliers, des plus familiers badinages, et des privautÉs avec le Roi quelquefois les plus outrÉes. Il en sentoit contre eux une secrÈte jalousie, mais qui ne l’Élargissoit pas. L’esprit ne lui fournissoit rien comme À M. du Maine, fils d’ailleurs de la personne et non de la royautÉ, et en telle disproportion qu’elle n’Étoit point en garde. Il n’Étoit plus de l’Âge de Mme la duchesse de Bourgogne, À qui on passoit encore les enfances par habitude et par la grÂce qu’elle y mettoit; il ne lui restoit donc que la qualitÉ de fils et de successeur, qui Étoit prÉcisÉment ce qui tenoit le Roi en garde, et lui sous le joug.

De ce long et curieux dÉtail il rÉsulte que Monseigneur Étoit sans vice ni vertu, sans lumiÈres ni connoissances quelconques, radicalement incapable d’en acquÉrir, trÈs paresseux, sans imagination ni production, sans goÛt, sans choix, sans discernement, nÉ pour l’ennui, qu’il communiquoit aux autres, et pour Être une boule roulante au hasard par l’impulsion d’autrui, opiniÂtre et petit en tout À l’excÈs, de l’incroyable facilitÉ À se prÉvenir et À tout croire qu’on a vue, livrÉ aux plus pernicieuses mains, incapable d’en sortir ni de s’en apercevoir, absorbÉ dans sa graisse et dans ses tÉnÈbres, et que, sans avoir aucune volontÉ de mal faire, il eÛt ÉtÉ un roi pernicieux.

Le pourpre, mÊlÉ À la petite vÉrole dont il mourut, et la prompte infection qui en fut la suite, firent juger Également inutile et dangereuse l’ouverture de son corps. Il fut enseveli, les uns ont dit par des Soeurs grises[185], les autres par des frotteurs du chÂteau, d’autres par les plombiers mÊmes qui apportÈrent le cercueil. On jeta dessus un vieux poÊle[186] de la paroisse, et sans aucun accompagnement que des mÊmes qui y Étoient restÉs, c’est-À-dire du seul la ValliÈre, de quelques subalternes et des capucins de Meudon, qui se relevÈrent À prier Dieu auprÈs du corps, sans aucune tenture, ni luminaire que quelques cierges.

Il Étoit mort vers minuit du mardi au mercredi; le jeudi il fut portÉ À Saint-Denis dans un carrosse du Roi, qui n’avoit rien de deuil, et dont on Ôta la glace de devant pour laisser passer le bout du cercueil. Le curÉ de Meudon et le chapelain en quartier chez Monseigneur y montÈrent. Un autre carrosse du Roi suivit, aussi sans aucun deuil, au derriÈre duquel montÈrent le duc de la TrÉmoÏlle[187], premier gentilhomme de la chambre, point en annÉe, et Monsieur de Metz[188], premier aumÔnier; sur le devant, Dreux[189], grand maÎtre des cÉrÉmonies, et l’abbÉ de Brancas[190], aumÔnier de quartier chez Monseigneur, depuis ÉvÊque de Lisieux, et frÈre du marÉchal de Brancas[191] des gardes du corps, des valets de pied et vingt-quatre pages du Roi portant des flambeaux. Ce trÈs simple convoi partit de Meudon sur les six ou sept heures du soir, passa sur le pont de SÈvres, traversa le bois de Boulogne, et par la plaine de Saint-Ouen gagna Saint-Denis, oÙ tout de suite le corps fut descendu dans le caveau royal, sans aucune sorte de cÉrÉmonie.

Telle fut la fin d’un prince qui passa prÈs de cinquante ans À faire faire des plans aux autres, tandis que sur le bord du trÔne il mena toujours une vie privÉe, pour ne pas dire obscure, jusque-lÀ qu’il ne s’y trouve rien de marquÉ que la propriÉtÉ de Meudon et ce qu’il y a fait d’embellissement. Chasseur sans plaisir, presque voluptueux, mais sans goÛt, gros joueur autrefois pour gagner, mais depuis qu’il bÂtissoit sifflant dans un coin du salon de Marly, et frappant des doigts sur sa tabatiÈre, ouvrant de grands yeux sur les uns et les autres sans presque regarder, sans conversation, sans amusement, je dirois volontiers sans sentiment et sans pensÉe, et toutefois, par la grandeur de son Être, le point aboutissant, l’Âme, la vie de la cabale la plus Étrange, la plus terrible, la plus profonde, la plus unie, nonobstant ses subdivisions, qui ait existÉ depuis la paix des PyrÉnÉes, qui a scellÉ la derniÈre fin des troubles nÉs de la minoritÉ du Roi. Je me suis un peu longuement arrÊtÉ sur ce prince presque indÉfinissable, parce qu’on ne peut le faire connoÎtre que par des dÉtails. On seroit infini À les rapporter tous. Cette matiÈre d’ailleurs est assez curieuse pour permettre de s’Étendre sur un Dauphin si peu connu, qui n’a jamais ÉtÉ rien ni de rien en une si longue et si vaine attente de la couronne, et sur qui enfin la corde a cassÉ de tant d’espÉrances, de craintes et de projets[192].

                                                                                                                                                                                                                                                                                                           

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