VII PORTRAITS 1. ACHILLE DE HARLAY

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Achille de Harlay (1639-1712), a great-nephew of the celebrated magistrate of the same name who was Chancellor to Henri III, was appointed First President of the Paris Parlement in 1689. Saint-Simon was violently prejudiced against him on account of the partiality which he believed him to have shewn to the Duc de Luxembourg in his case against his fellow ducs et pairs (see Introduction). He returns to the charge in vol. V. with an even more furious attack, and a report of some of his malicious sayings (pp. 166-171). See for a judicial estimate of his character based on contemporary evidence Boislisle, XIV. 371, n. 2, and 617-622.

The truth seems to be that with great capacity and perfect integrity he had a malicious and biting tongue and the reputation of being a Tartuffe.

Harlay Étoit fils d’un autre procureur gÉnÉral du Parlement et d’une BelliÈvre, duquel le grand-pÈre fut ce fameux Achille d’Harlay, premier prÉsident du Parlement aprÈs ce cÉlÈbre Christophle de Thou, son beau-pÈre, lequel Étoit pÈre de ce fameux historien. Issu de ces grands magistrats, Harlay en eut toute la gravitÉ, qu’il outra en cynique, en affecta le dÉsintÉressement et la modestie, qu’il dÉshonora l’une par sa conduite, l’autre par un orgueil raffinÉ, mais extrÊme, et qui, malgrÉ lui, sautoit aux yeux. Il se piqua surtout de probitÉ et de justice, dont le masque tomba bientÔt. Entre Pierre et Jacques il conservoit la plus exacte droiture; mais dÈs qu’il apercevoit un intÉrÊt ou une faveur À mÉnager, tout aussitÔt il Étoit vendu. La suite de ces MÉmoires en pourra fournir des exemples; en attendant, ce procÈs-ci le manifesta À dÉcouvert.

Il Étoit savant en droit public, il possÉdoit fort le fond des diverses jurisprudences, il Égaloit les plus versÉs aux belles-lettres, il connoissoit bien l’histoire, et savoit surtout gouverner sa compagnie avec une autoritÉ qui ne souffroit point de rÉplique, et que nul autre premier prÉsident n’atteignit jamais avant lui. Une austÉritÉ pharisaÏque le rendoit redoutable par la licence qu’il donnoit À ses rÉprÉhensions publiques, et aux parties, et aux avocats, et aux magistrats, en sorte qu’il n’y avoit personne qui ne tremblÂt d’avoir affaire À lui. D’ailleurs, soutenu en tout par la cour, dont il Étoit l’esclave, et le trÈs humble serviteur de ce qui y Étoit en vraie faveur, fin courtisan et singuliÈrement rusÉ politique, tous ces talents, il les tournoit uniquement À son ambition de dominer et de parvenir, et de se faire une rÉputation de grand homme; d’ailleurs, sans honneur effectif, sans moeurs dans le secret, sans probitÉ qu’extÉrieure, sans humanitÉ mÊme, en un mot un hypocrite parfait, sans foi, sans loi, sans Dieu et sans Âme, cruel mari, pÈre barbare, frÈre tyran, ami uniquement de soi-mÊme, mÉchant par nature, se plaisant À insulter, À outrager, À accabler, et n’en ayant de sa vie perdu une occasion. On feroit un volume de ses traits, et tous d’autant plus perÇants qu’il avoit infiniment d’esprit, l’esprit naturellement portÉ À cela, et toujours maÎtre de soi pour ne rien hasarder dont il pÛt avoir À se repentir.

Pour l’extÉrieur, un petit homme vigoureux et maigre, un visage en losange, un nez grand et aquilin, des yeux beaux, parlants, perÇants, qui ne regardoient qu’À la dÉrobÉe, mais qui, fixÉs sur un client ou sur un magistrat, Étoient pour le faire rentrer en terre; un habit peu ample, un rabat presque d’ecclÉsiastique, et des manchettes plates, comme eux, une perruque fort brune et fort mÊlÉe de blanc, touffue, mais courte, avec une grande calotte par-dessus. Il se tenoit et marchoit un peu courbÉ, avec un faux air plus humble que modeste, et rasoit toujours les murailles pour se faire faire place avec plus de bruit, et n’avanÇoit qu’À force de rÉvÉrences respectueuses et comme honteuses À droite et À gauche, À Versailles[193].

2. MME DE CASTRIES

Marie-Elisabeth de Vivonne, daughter of Louis-Victor de Rochechouart, Duc de Vivonne, the brother of Mme de Montespan, and wife of the Marquis de Castries. She died in 1718.

Mme de Castries Étoit un quart de femme, une espÈce de biscuit manquÉ, extrÊmement petite, mais bien prise, et auroit passÉ dans un mÉdiocre anneau: ni derriÈre, ni gorge, ni menton, fort laide, l’air toujours en peine et ÉtonnÉ; avec cela une physionomie qui Éclatoit d’esprit et qui tenoit encore plus parole. Elle savoit tout: histoire, philosophie, mathÉmatiques, langues savantes, et jamais il ne paroissoit qu’elle sÛt mieux que parler franÇois; mais son parler avoit une justesse, une Énergie, une Éloquence, une grÂce jusque dans les choses les plus communes, avec ce tour unique qui n’est propre qu’aux Mortemarts. Aimable, amusante, gaie, sÉrieuse, toute À tous, charmante quand elle vouloit plaire, plaisante naturellement, avec la derniÈre finesse, sans la vouloir Être, et assÉnant aussi les ridicules À ne les jamais oublier; glorieuse, choquÉe de mille choses, avec un ton plaintif qui emportoit la piÈce, cruellement mÉchante quand il lui plaisoit, et fort bonne amie, polie, gracieuse, obligeante en gÉnÉral; sans aucune galanterie, mais dÉlicate sur l’esprit, et amoureuse de l’esprit oÙ elle le trouvoit À son grÉ; avec cela un talent de raconter qui charmoit, et quand elle vouloit faire un roman sur-le-champ, une source de production, de variÉtÉ et d’agrÉment qui Étonnoit. Avec sa gloire, elle se croyoit bien mariÉe, par l’amitiÉ qu’elle eut pour son mari: elle l’Étendit sur tout ce qui lui appartenoit, et elle Étoit aussi glorieuse pour lui que pour elle; elle en recevoit le rÉciproque et toutes sortes d’Égards et de respects[194].

3. LE NOSTRE

AndrÉ le Nostre (1613-1700) attracted the notice of LouisXIV by his great work at Vaux-le-Vicomte, the princely residence of Fouquet. Among the famous gardens designed by him were Versailles, the Tuileries, Trianon, the terrace of Saint-Germain, Saint-Cloud, and Chantilly. Dr Martin Lister visited him in 1698 and found him "quick and lively[195]."

Le Nostre mourut presque en mÊme temps, aprÈs avoir vÉcu quatre-vingt-huit ans dans une santÉ parfaite, sa tÊte et toute la justesse et le bon goÛt de sa capacitÉ, illustre pour avoir le premier donnÉ les divers dessins de ces beaux jardins qui dÉcorent la France, et qui ont tellement effacÉ la rÉputation de ceux d’Italie, qui en effet ne sont plus rien en comparaison, que les plus fameux maÎtres en ce genre viennent d’Italie apprendre et admirer ici. Le Nostre avoit une probitÉ, une exactitude et une droiture qui le faisoit estimer et aimer de tout le monde. Jamais il ne sortit de son État ni ne se mÉconnut, et fut toujours parfaitement dÉsintÉressÉ. Il travailloit pour les particuliers comme pour le Roi, et avec la mÊme application, ne cherchoit qu’À aider la nature, et À rÉduire le vrai beau aux moins de frais qu’il pouvoit. Il avoit une naÏvetÉ et une vÉritÉ charmante. Le Pape pria le Roi de le lui prÊter pour quelques mois; en entrant dans la chambre du Pape, au lieu de se mettre À genoux, il courut À lui: “Eh! bonjour, lui dit-il, mon RÉvÉrend PÈre, en lui sautant au col, et l’embrassant et le baisant des deux cÔtÉs; eh! que vous avez bon visage, et que je suis aise de vous voir, et en si bonne santÉ!” Le Pape, qui Étoit ClÉment X, Altieri, se mit À rire de tout son coeur; il fut ravi de cette bizarre entrÉe, et lui fit mille amitiÉs.

A son retour, le Roi le mena dans ses jardins de Versailles, oÙ il lui montra ce qu’il y avoit fait depuis son absence. A la colonnade, il ne disoit mot; le Roi le pressa d’en dire son avis: “Eh bien! Sire, que voulez-vous que je vous dise? d’un maÇon vous avez fait un jardinier (c’Étoit Mansart), il vous a donnÉ un plat de son mÉtier.”

Le Roi se tut, et chacun sourit; et il Étoit vrai que ce morceau d’architecture, qui n’Étoit rien moins qu’une fontaine et qui la vouloit Être, Étoit fort dÉplacÉ dans un jardin. Un mois avant sa mort, le Roi, qui aimoit À le voir et À le faire causer[196], le mena dans ses jardins, et À cause de son grand Âge, le fit mettre dans une chaise que des porteurs rouloient À cÔtÉ de la sienne, et le Nostre disoit lÀ: “Ah! mon pauvre pÈre, si tu vivois et que tu pusses voir un pauvre jardinier comme moi, ton fils, se promener en chaise À cÔtÉ du plus grand roi du monde, rien ne manqueroit À ma joie.” Il Étoit intendant des bÂtiments, et logeoit aux Tuileries, dont il avoit soin du jardin, qui est de lui, et du palais. Tout ce qu’il a fait est encore fort au-dessus de tout ce qui a ÉtÉ fait depuis, quelque soin qu’on ait pris de l’imiter et de travailler d’aprÈs lui le plus qu’il a ÉtÉ possible. Il disoit des parterres qu’ils n’Étoient que pour les nourrices, qui, ne pouvant quitter leurs enfants, s’y promenoient des yeux et les admiraient du second Étage. Il y excelloit nÉanmoins, comme dans toutes les parties des jardins; mais il n’en faisoit aucune estime, et il avoit raison, car c’est oÙ on ne se promÈne jamais[197].

4. VENDÔME

Louis-Joseph, Duc de VendÔme (1654-1712), was the grandson of CÉsar, Duc de VendÔme, the son of Henri IV and Gabrielle d’EstrÉes. Having distinguished himself at Steinkirk and in Piedmont, he was given the command of the army of Catalonia (1695) and the capture of Barcelona by his troops was an important factor in bringing about the peace of Ryswick (1697). In the war of the Spanish Succession he was less successful, but on being sent as general to Spain in 1710 he restored the fallen fortunes of Philip V. Saint-Simon is blinded by prejudice to his very real military talent. His soldiers adored him. See Voltaire, Le siÈcle de LouisXIV, pp. 209-210, and Boislisle, XIII. 564-567.

Il Étoit d’une taille ordinaire pour la hauteur, un peu gros, mais vigoureux, fort et alerte; un visage fort noble et l’air haut, de la grÂce naturelle dans le maintien et dans la parole, beaucoup d’esprit naturel, qu’il n’avoit jamais cultivÉ, une Énonciation facile, soutenue d’une hardiesse naturelle, qui se tourna depuis en audace la plus effrÉnÉe, beaucoup de connoissance du monde, de la cour, des personnages successifs, et sous une apparente incurie, un soin et une adresse continuelle À en profiter en tout genre; surtout admirable courtisan, et qui sut tirer avantage jusque de ses plus grands vices, À l’abri du foible du Roi pour sa naissance; poli par art, mais avec un choix et une mesure avare, insolent À l’excÈs dÈs qu’il crut le pouvoir oser impunÉment, et, en mÊme temps, familier et populaire avec le commun par une affectation qui voiloit sa vanitÉ, et le faisoit aimer du vulgaire; au fond, l’orgueil mÊme, et un orgueil qui vouloit tout, qui dÉvoroit tout. A mesure que son rang s’Éleva et que sa faveur augmenta, sa hauteur, son peu de mÉnagement, son opiniÂtretÉ jusqu’À l’entÊtement, tout cela crÛt À proportion, jusqu’À se rendre inutile toute espÈce d’avis, et se rendre inaccessible qu’À un nombre trÈs petit de familiers et À ses valets. La louange, puis l’admiration, enfin l’adoration, furent le canal unique par lequel on pÛt approcher ce demi-dieu, qui soutenoit des thÈses ineptes sans que personne osÂt, non pas contredire, mais ne pas approuver.

Sa paresse Étoit À un point qui ne se peut concevoir. Il a pensÉ Être enlevÉ plus d’une fois pour s’Être opiniÂtrÉ dans un logement plus commode, mais trop ÉloignÉ, et risquÉ les succÈs de ses campagnes, donnÉ mÊme des avantages considÉrables À l’ennemi, par ne se pouvoir rÉsoudre À quitter un camp oÙ il se trouvoit logÉ À son aise. Il voyoit peu À l’armÉe par lui-mÊme; il s’en fioit À ses familiers, que trÈs souvent encore il n’en croyoit pas. Sa journÉe, dont il ne pouvoit troubler l’ordre ordinaire, ne lui permettoit guÈre de faire autrement. Sa saletÉ Étoit extrÊme; il en tiroit vanitÉ: les sots le trouvoient un homme simple. Il Étoit plein de chiens et de chiennes dans son lit, qui y faisoient leurs petits À ses cÔtÉs. Lui-mÊme ne s’y contraignoit de rien. Une de ses thÈses Étoit que tout le monde en usoit de mÊme, mais n’avoit pas la bonne foi d’en convenir comme lui. Il le soutint un jour À Mme la princesse de Conti, la plus propre personne du monde et la plus recherchÉe dans sa propretÉ[198].

5. VAUBAN

SÉbastien Le Prestre, Seigneur de Vauban (1633-1707), was rewarded in 1703 with a marshal’s bÂton for his great services as a military engineer. He was equally skilled in the art of fortifying towns and in that of besieging them.

Vauban s’appeloit le Prestre, petit gentilhomme de Bourgogne tout au plus, mais peut-Être le plus honnÊte homme et le plus vertueux de son siÈcle, et avec la plus grande rÉputation du plus savant homme dans l’art des siÈges et de la fortification, le plus simple, le plus vrai et le plus modeste. C’Étoit un homme de mÉdiocre taille, assez trapu, qui avoit fort l’air de guerre, mais en mÊme temps un extÉrieur rustre et grossier, pour ne pas dire brutal et fÉroce. Il n’Étoit rien moins; jamais homme plus doux, plus compatissant, plus obligeant, mais respectueux sans nulle politesse, et le plus avare mÉnager de la vie des hommes, avec une valeur qui prenoit tout sur soi et donnoit tout aux autres. Il est inconcevable qu’avec tant de droiture et de franchise, incapable de se prÊter À rien de faux ni de mauvais, il ait pu gagner au point qu’il fit l’amitiÉ et la confiance de Louvois et du Roi.

Ce prince s’Étoit ouvert À lui, un an auparavant, de la volontÉ qu’il avoit de le faire marÉchal de France: Vauban l’avoit suppliÉ de faire rÉflexion que cette dignitÉ n’Étoit point faite pour un homme de son État, qui ne pouvoit jamais commander ses armÉes, et qui les jetteroit dans l’embarras si, faisant un siÈge, le gÉnÉral se trouvoit moins ancien marÉchal de France que lui. Un refus si gÉnÉreux, et appuyÉ de raisons que la seule vertu fournissoit, augmenta encore le desir du Roi de la couronner.

Vauban avoit fait cinquante-trois siÈges en chef, dont une vingtaine en prÉsence du Roi, qui crut se faire marÉchal de France soi-mÊme et honorer ses propres lauriers en donnant le bÂton À Vauban. Il le reÇut avec la mÊme modestie qu’il avoit marquÉ de dÉsintÉressement. Tout applaudit À ce comble d’honneur, oÙ aucun autre de ce genre n’Étoit parvenu avant lui et n’est arrivÉ depuis. Je n’ajouterai rien ici sur cet homme vÉritablement fameux; il se trouvera ailleurs occasion d’en parler encore[199].

On a vu quel Étoit Vauban, À l’occasion de son ÉlÉvation À l’office de marÉchal de France. Maintenant nous l’allons voir rÉduit au tombeau par l’amertume de la douleur, pour cela mÊme qui le combla d’honneur, et qui ailleurs qu’en France lui eÛt tout mÉritÉ et acquis.

Patriote comme il l’Étoit, il avoit toute sa vie ÉtÉ touchÉ de la misÈre du peuple et de toutes les vexations qu’il souffroit. La connoissance que ses emplois lui donnoient de la nÉcessitÉ des dÉpenses, et du peu d’espÉrance que le Roi fÛt pour retrancher celles de splendeur et d’amusements, le faisoit gÉmir de ne voir point de remÈde À un accablement qui augmentoit son poids de jour en jour.

Dans cet esprit, il ne fit point de voyage, et il traversoit souvent le royaume de tous les biais, qu’il ne prÎt partout des informations exactes sur la valeur et le produit des terres, sur la sorte de commerce et d’industrie des provinces et des villes, sur la nature et l’imposition des levÉes, sur la maniÈre de les percevoir. Non content de ce qu’il pouvoit voir et faire par lui-mÊme, il envoya secrÈtement partout oÙ il ne pouvoit aller, et mÊme oÙ il avoit ÉtÉ et oÙ il devoit aller, pour Être instruit de tout, et comparer les rapports avec ce qu’il auroit connu par lui-mÊme. Les vingt derniÈres annÉes de sa vie au moins furent employÉes À ces recherches, auxquelles il dÉpensa beaucoup. Il les vÉrifia souvent, avec toute l’exactitude et la justesse qu’il y put apporter, et il excelloit en ces deux qualitÉs. Enfin il se convainquit que les terres Étoient le seul bien solide, et il se mit À travailler À un nouveau systÈme.

Il Étoit bien avancÉ, lorsqu’il parut divers petits livres du sieur de Boisguilbert[200], lieutenant gÉnÉral au siÈge de Rouen, homme de beaucoup d’esprit de dÉtail et de travail, frÈre d’un conseiller au parlement de Normandie, qui de longue main touchÉ des mÊmes vues que Vauban, y travailloit aussi depuis longtemps. Il y avoit dÉjÀ fait du progrÈs avant que le Chancelier eÛt quittÉ les finances. Il vint exprÈs le trouver, et comme son esprit vif avoit du singulier, il lui demanda de l’Écouter avec patience, et tout de suite lui dit que d’abord il le prendrait pour un fou, qu’ensuite il verroit qu’il mÉritoit attention, et qu’À la fin il demeureroit content de son systÈme. Pontchartrain, rebutÉ de tant de donneurs d’avis qui lui avoient passÉ par les mains, et qui Étoit tout salpÊtre, se mit À rire, lui rÉpondit brusquement qu’il s’en tenoit au premier, et lui tourna le dos. Boisguilbert, revenu À Rouen, ne se rebuta point du mauvais succÈs de son voyage; il n’en travailla que plus infatigablement À son projet, qui Étoit À peu prÈs le mÊme que celui de Vauban, sans se connoÎtre l’un l’autre. De ce travail naquit un livre savant et profond sur la matiÈre, dont le systÈme alloit À une rÉpartition exacte, À soulager le peuple de tous les frais qu’il supportoit et de beaucoup d’impÔts, qui faisoit entrer les levÉes directement dans la bourse du Roi, et consÉquemment, ruineux À l’existence des traitants, À la puissance des intendants, au souverain domaine des ministres des finances. Aussi dÉplut-il À tous ceux-lÀ autant qu’il fut applaudi de tous ceux qui n’avoient pas les mÊmes intÉrÊts. Chamillart, qui avoit succÉdÉ À Pontchartrain[201], examina ce livre; il en conÇut de l’estime: il manda Boisguilbert deux ou trois fois À l’Étang, et y travailla avec lui À plusieurs reprises, en ministre dont la probitÉ ne cherche que le bien.

En mÊme temps, Vauban, toujours appliquÉ À son ouvrage, vit celui-ci avec attention, et quelques autres du mÊme auteur qui le suivirent; de lÀ il voulut entretenir Boisguilbert. Peu attachÉ aux siens, mais ardent pour le soulagement des peuples et pour le bien de l’État, il les retoucha et les perfectionna sur ceux-ci, et y mit la derniÈre main. Ils convenoient sur les choses principales, mais non en tout.

Boisguilbert vouloit laisser quelques impÔts sur le commerce Étranger et sur les denrÉes À la maniÈre de Hollande, et s’attachoit principalement À Ôter les plus odieux, et surtout les frais immenses, qui, sans entrer dans les coffres du Roi, ruinoient les peuples À la discrÉtion des traitants et de leurs employÉs, qui s’y enrichissoient sans mesure, comme cela est encore aujourd’hui et n’a fait qu’augmenter sans avoir jamais cessÉ depuis.

Vauban, d’accord sur ces suppressions, passoit jusqu’À celle des impÔts mÊmes: il prÉtendoit n’en laisser qu’un unique, et avec cette simplification remplir Également leurs vues communes sans tomber en aucun inconvÉnient. Il avoit l’avantage sur Boisguilbert de tout ce qu’il avoit examinÉ, pesÉ, comparÉ et calculÉ lui-mÊme, en ses divers voyages, depuis vingt ans, de ce qu’il avoit tirÉ du travail de ceux que, dans le mÊme esprit, il avoit envoyÉs depuis plusieurs annÉes en diverses provinces, toutes choses que Boisguilbert, sÉdentaire À Rouen, n’avoit pu se proposer, et l’avantage encore de se rectifier par les lumiÈres et les ouvrages de celui-ci; par quoi il avoit raison de se flatter de le surpasser en exactitude et en justesse, base fondamentale de pareille besogne. Vauban donc abolissoit toutes sortes d’impÔts auxquels il en substituoit un unique, divisÉ en deux branches, auxquelles il donnoit le nom de dÎme royale: l’une sur les terres, par un dixiÈme de leur produit; l’autre lÉger, par estimation, sur le commerce et l’industrie, qu’il estimoit devoir Être encouragÉs l’un et l’autre, bien loin d’Être accablÉs. Il prescrivoit des rÈgles trÈs simples, trÈs sages et trÈs faciles pour la levÉe et la perception de ces deux droits, suivant la valeur de chaque terre, et par rapport au nombre d’hommes sur lequel on peut compter avec le plus d’exactitude dans l’Étendue du royaume. Il ajouta la comparaison de la rÉpartition en usage avec celle qu’il proposoit, les inconvÉnients de l’une et de l’autre, et rÉciproquement leurs avantages, et conclut par des preuves en faveur de la sienne, d’une nettetÉ et d’une Évidence À ne s’y pouvoir refuser. Aussi cet ouvrage[202] reÇut-il les applaudissements publics, et l’approbation des personnes les plus capables de ces calculs et de ces comparaisons et les plus versÉes en toutes ces matiÈres, qui en admirÈrent la profondeur, la justesse, l’exactitude et la clartÉ.

Mais ce livre avoit un grand dÉfaut: il donnoit À la vÉritÉ au Roi plus qu’il ne tiroit par les voies jusqu’alors pratiquÉes, il sauvoit aussi les peuples de ruine et de vexations, et les enrichissoit en leur laissant tout ce qui n’entroit point dans les coffres du Roi, À peu de choses prÈs; mais il ruinoit une armÉe de financiers, de commis, d’employÉs de toute espÈce, il les rÉduisoit À chercher À vivre À leurs dÉpens, et non plus À ceux du public, et il sapoit par les fondements ces fortunes immenses qu’on voit naÎtre en si peu de temps. C’Étoit dÉjÀ de quoi Échouer.

Mais le crime fut qu’avec cette nouvelle pratique tomboit l’autoritÉ du contrÔleur gÉnÉral, sa faveur, sa fortune, sa toute-puissance, et, par proportion, celles des intendants des finances, des intendants de provinces, de leurs secrÉtaires, de leurs commis, de leurs protÉgÉs, qui ne pouvoient plus faire valoir leur capacitÉ et leur industrie, leurs lumiÈres et leur crÉdit, et qui de plus tomboient du mÊme coup dans l’impuissance de faire du bien ou du mal À personne. Il n’est donc pas surprenant que tant de gens si puissants en tout genre, À qui ce livre arrachoit tout des mains, ne conspirassent contre un systÈme si utile À l’État, si heureux pour le Roi, si avantageux aux peuples du royaume, mais si ruineux pour eux. La robe entiÈre en rugit pour son intÉrÊt: elle est la modÉratrice des impÔts par les places qui en regardent toutes les sortes d’administration, et qui lui sont affectÉes privativement À tous autres, et elle se le croit en corps avec plus d’Éclat par la nÉcessitÉ de l’enregistrement des Édits bursaux.

Les liens du sang fascinÈrent les yeux aux deux gendres de M. Colbert[203], de l’esprit et du gouvernement duquel ce livre s’Écartoit fort, et furent trompÉs par les raisonnements vifs et captieux de Desmaretz[204], dans la capacitÉ duquel ils avoient toute confiance, comme au disciple unique de Colbert son oncle, qui l’avoit ÉlevÉ et instruit; Chamillart, si doux, si amoureux du bien, et qui n’avoit pas, comme on l’a vu, nÉgligÉ de travailler avec Boisguilbert, tomba sous la mÊme sÉduction de Desmaretz. Le Chancelier, qui se sentoit toujours d’avoir ÉtÉ, quoique malgrÉ lui, contrÔleur gÉnÉral des finances, s’emporta. En un mot, il n’y eut que les impuissants et les dÉsintÉressÉs pour Vauban et Boisguilbert, je veux dire l’Église et la noblesse; car pour les peuples, qui y gagnoient tout, ils ignorÈrent qu’ils avoient touchÉ À leur salut, que les bons bourgeois seuls dÉplorÈrent.

Ce ne fut donc pas merveilles si le Roi, prÉvenu et investi de la sorte, reÇut trÈs mal le marÉchal de Vauban lorsqu’il lui prÉsenta son livre[205], qui lui Étoit adressÉ dans tout le contenu de l’ouvrage. On peut juger si les ministres À qui il le prÉsenta lui firent un meilleur accueil. De ce moment, ses services, sa capacitÉ militaire, unique en son genre, ses vertus, l’affection que le Roi y avoit mise, jusqu’À croire se couronner de lauriers en l’Élevant, tout disparut À l’instant À ses yeux: il ne vit plus en lui qu’un insensÉ pour l’amour du public, et qu’un criminel qui attentoit À l’autoritÉ de ses ministres, par consÉquent À la sienne; il s’en expliqua de la sorte sans mÉnagement.

L’Écho en retentit plus aigrement encore dans toute la nation offensÉe, qui abusa sans aucun mÉnagement de sa victoire; et le malheureux marÉchal, portÉ dans tous les coeurs franÇois, ne put survivre aux bonnes grÂces de son maÎtre, pour qui il avoit tout fait, et mourut peu de mois aprÈs, ne voyant plus personne, consommÉ de douleur et d’une affliction que rien ne put adoucir, et À laquelle le Roi fut insensible, jusqu’À ne pas faire semblant de s’apercevoir qu’il eÛt perdu un serviteur si utile et si illustre. Il n’en fut pas moins cÉlÉbrÉ par toute l’Europe, et par les ennemis mÊmes, ni moins regrettÉ en France de tout ce qui n’Étoit pas financier ou suppÔts de financiers[206].

6. D’ANTIN

Louis-Antoine de Pardaillan de Gondrin, Marquis and afterwards Duc d’Antin (1665-1736), was the son of M. and Mme de Montespan. He was the type of a perfect courtier, but it was not till 1707, after paying court assiduously for twenty-five years, that he succeeded in winning the favour of LouisXIV who conferred on him the governorship of Orleans. “Me voilÀ dÉgelÉ!” On the death of J.-H. Mansard he became Superintendent of the royal buildings. See XII. 239, and Sainte-Beuve, Caus. du Lundi, V. 478 ff.

NÉ avec beaucoup d’esprit naturel, il tenoit de ce langage charmant de sa mÈre et du gascon de son pÈre, mais avec un tour et des grÂces naturelles qui prÉvenoient toujours. Beau comme le jour Étant jeune, il en conserva de grands restes jusqu’À la fin de sa vie, mais une beautÉ mÂle et une physionomie d’esprit. Personne n’avoit ni plus d’agrÉments, de mÉmoire, de lumiÈre, de connoissance des hommes et de chacun, d’art et de mÉnagement pour savoir les prendre, plaire, s’insinuer, et parler toutes sortes de langages; beaucoup de connoissances et des talents sans nombre, qui le rendoient propre À tout, avec quelque lecture. Un corps robuste, et qui sans peine fournissoit À tout, rÉpondoit au gÉnie, et quoique peu À peu devenu fort gros, il ne lui refusoit ni veilles ni fatigues. Brutal par tempÉrament, doux, poli par jugement, accueillant, empressÉ À plaire, jamais il ne lui arrivoit de dire mal de personne. Il sacrifia tout À l’ambition et aux richesses, quoique prodigue, et fut le plus habile et le plus raffinÉ courtisan de son temps, comme le plus incomprÉhensiblement assidu: application sans relÂche, fatigues incroyables pour se trouver partout À la fois, assiduitÉ prodigieuse en tous lieux diffÉrents, soins sans nombre, vues en tout, et cent À la fois, adresses, souplesses, flatteries sans mesure, attention continuelle et À laquelle rien n’Échappoit, bassesses infinies, rien ne lui coÛta, rien ne le rebuta vingt ans durant, sans aucun autre succÈs que la familiaritÉ qu’usurpoit sa gasconne impudence, avec des gens que tout lui persuadoit avec raison qu’il falloit violer quand on Étoit À portÉe de le pouvoir. Aussi n’y avoit-il pas manquÉ avec Monseigneur, dont il Étoit menin[207], et duquel son mariage l’avoit fort approchÉ: il avoit ÉpousÉ la fille aÎnÉe du duc d’UzÈs[208] et de la fille unique du duc de Montausier, dont la conduite obscure et peu rÉguliÈre ne l’empÊcha jamais de vivre avec elle et avec tous les siens avec une considÉration trÈs marquÉe, et prenant une grande part À eux tous, ainsi qu’À ceux de la maison de sa mÈre. Sa table, ses Équipages, toute sa dÉpense Étoit prodigieuse, et la fut dans tous les temps. Son jeu furieux le fit subsister longtemps: il y Étoit prompt, exact en comptes, bon payeur, sans incidents, les jouoit tous fort bien, heureux À ceux de hasard, et avec tout cela, fort accusÉ d’aider la fortune.

Sa servitude fut extrÊme À l’Égard des enfants de sa mÈre, sa patience infinie aux rebuts. On a vu celui qu’ils essuyÈrent pour lui, lorsqu’À la mort de son pÈre ils demandÈrent tous au Roi de le faire duc, et si le dÉnouement qui se verra bientÔt n’eÛt dÉcouvert ce qui avoit rendu tant d’annÉes et de ressorts inutiles, on ne pourrait le concevoir. On a vu comment sa mÈre lui fit quitter solennellement le jeu en lui assurant une pension de dix mille Écus, combien le Roi trouva ridicule l’Éclat de la profession qu’il en fit, et comment peu À peu il le reprit, deux ans aprÈs, tout aussi gros qu’auparavant. Une autre disparate qu’il fit pendant cette abstinence de jeu lui rÉussit tout aussi mal: il se mit dans la dÉvotion, dans les jeÛnes, qu’il ne laissoit pas ignorer, et qui durent coÛter À sa gourmandise et À son furieux appÉtit; il affecta d’aller tous les jours À la messe, et une rÉgularitÉ extÉrieure. Il soutint cette tentative prÈs de deux ans; À la fin, la voyant sans succÈs, il s’en lassa, et peu À peu, avec le jeu, il reprit son premier genre de vie. Avec de tels dÉfauts si reconnus, il en eut un plus malheureux que coupable, puisqu’il ne dÉpendoit pas de lui, dont il souffrit plus que de pas un: c’Étoit une poltronnerie, mais telle, qu’il est incroyable ce qu’il faut qu’il ait pris sur lui pour avoir servi si longtemps. Il en a reÇu en sa vie force affronts, avec une dissimulation sans exemple. Monsieur le Duc, mÉchant jusqu’À la barbarie, Étant de jour au bombardement de Bruxelles, le fit venir À la tranchÉe pour dÎner avec lui; aussitÔt il donna le mot, mit toute la tranchÉe dans la confidence, et un peu aprÈs s’Être mis À table, voilÀ une vive alarme, une grande sortie des ennemis, et tout l’appareil d’un combat chaud et imminent. Quand Monsieur le Duc[209] s’en fut assez diverti, il regarda d’Antin: “Remettons-nous À table, lui dit-il; la sortie n’Étoit que pour toi.” D’Antin s’y remit sans s’en Émouvoir, et il n’y parut pas.

Une autre fois, M. le prince de Conti, qui ne l’aimoit pas, À cause de M. du Maine et de M. de VendÔme[210], visitoit des postes À je ne sais plus quel siÈge, et trouva d’Antin dans un assez avancÉ. Le voilÀ À faire ses grands rires, qui lui cria: “Comment, d’Antin, te voilÀ ici et tu n’es pas encore mort!” Cela fut avalÉ avec tranquillitÉ, et sans changer de conduite avec ces deux princes, qu’il voyoit trÈs familiÈrement. La Feuillade[211], fort envieux et fort avantageux, lui fit une incartade aussi gratuite que ces deux-lÀ. Il Étoit À Meudon, À deux pas de Monseigneur, dans la mÊme piÈce. Je ne sais sur quoi on vint À parler de grenadiers, ni ce que dit d’Antin, qui forma une dispute fort lÉgÈre, et plutÔt matiÈre de conversation. Tout d’un coup: “C’est bien À vous, lui dit la Feuillade en Élevant le ton, À parler de grenadiers! et oÙ en auriez-vous vu?” D’Antin voulut rÉpondre: “Et moi, interrompit la Feuillade, j’en ai vu souvent en des endroits dont vous n’auriez osÉ approcher de bien loin.” D’Antin se tut, et la compagnie resta stupÉfaite. Monseigneur, qui l’entendit, n’en fit pas semblant, et dit aprÈs que, s’il avoit tÉmoignÉ l’avoir ouÏ, il n’avoit plus de parti À prendre que celui de faire jeter la Feuillade par les fenÊtres, pour un si grand manque de respect en sa prÉsence. Cela passa doux comme lait, et il n’en fut autre chose. En un mot, il Étoit devenu honteux d’insulter d’Antin.

Il faut convenir que c’Étoit grand dommage qu’il eÛt un dÉfaut si infamant, sans lequel on eÛt peut-Être difficilement trouvÉ un homme plus propre que lui À commander les armÉes: il avoit les vues vastes, justes, exactes, de grandes parties de gÉnÉral, un talent singulier pour les marches, les dÉtails de troupes, de fourrages, de subsistances, pour tout ce qui fait le meilleur intendant d’armÉe, pour la discipline, sans pÉdanterie et allant droit au but et au fait, une soif d’Être instruit de tout, qui lui donnoit une peine infinie et lui coÛtoit cher en espions. Ces qualitÉs le rendoient extrÊmement commode À un gÉnÉral d’armÉe; le marÉchal de Villeroy et M. de VendÔme s’en sont trÈs utilement servis. Il avoit toujours un dessinateur ou deux, qui prenoient tant qu’ils pouvoient les plans des pays, des marches, des camps, des fourrages et de ce qu’ils pouvoient de l’armÉe des ennemis. Avec tant de vues, de soins, d’applications diffÉrentes À la cour et À la guerre, toujours À soi, toujours la tÊte libre et fraÎche, despotique sur son corps et sur son esprit, d’une sociÉtÉ charmante, sans tracasserie, sans embarras, avec de la gaietÉ et un agrÉment tout particulier, affable aux officiers, aimable aux troupes, À qui il Étoit prodigue avec art et avec goÛt, naturellement Éloquent et parlant À chacun sa propre langue, aisÉ en tout, aplanissant tout, fÉcond en expÉdients et capable À fond de toutes sortes d’affaires, c’Étoit un homme certainement trÈs rare. Cette raison m’a fait Étendre sur lui, et il est bon de faire connoÎtre d’avance ce courtisan, jusqu’ici si dÉlaissÉ, qui va devenir un personnage pour le reste de sa vie. Fait et demeurÉ comme il Étoit, il n’est pas surprenant qu’il ait eu autant d’envie de s’accrocher aux Noailles. Le surprenant est que sa mÈre y ait non-seulement consenti, mais qu’elle l’ait desirÉ plus que lui encore, avec sa retraite et sa dÉvotion vÉritable, pour se rapprocher Mme de Maintenon, qu’elle avoit tant de raisons de haÏr et de se la croire irrÉconciliable. Elle lui Écrivit plusieurs lettres flatteuses À l’occasion de ce mariage; elle n’en reÇut que des rÉponses sÈches, et nÉanmoins fit tout pour le conclure, dans le dessein de lui plaire, tant sont fortes les chaÎnes du monde, auquel trop souvent on croit de bonne foi avoir entiÈrement renoncÉ, et que cependant, malgrÉ tout ce qu’on en a ÉprouvÉ, il se trouve qu’on y tient encore[212].

7. LE PRINCE DE CONTI

FranÇois-Louis de Bourbon (1664-1709), younger son of Armand, Prince de Conti, and nephew of the great CondÉ, inherited his father’s title on the death of his elder brother in 1685. He fought with distinction at Fleurus, Steinkirk, and Neerwinden. In 1697 he was elected King of Poland, but, being unable to maintain himself against his rival the Elector of Saxony, he renounced his claim and returned to France. LouisXIV, who was jealous of his brilliance and capacity, regarded him with disfavour, but just before his last illness he was appointed to the command of the army in Flanders. He married his cousin, a daughter of Henri-Jules, Prince de CondÉ.

Sa figure avoit ÉtÉ charmante; jusqu’aux dÉfauts de son corps et de son esprit avoient des grÂces infinies; des Épaules trop hautes, la tÊte un peu penchÉe de cÔtÉ, un rire qui eÛt tenu du braire dans un autre, enfin une distraction Étrange. Galant avec toutes les femmes, amoureux de plusieurs, bien traitÉ de beaucoup, il Étoit encore coquet avec tous les hommes: il prenoit À tÂche de plaire au cordonnier, au laquais, au porteur de chaise, comme au ministre d’État, au grand seigneur, au gÉnÉral d’armÉe, et si naturellement que le succÈs en Étoit certain. Il fut aussi les constantes dÉlices du monde, de la cour, des armÉes, la divinitÉ du peuple, l’idole des soldats, le hÉros des officiers, l’espÉrance de ce qu’il y avoit de plus distinguÉ, l’amour du Parlement, l’ami avec discernement des savants, et souvent l’admiration de la Sorbonne, des jurisconsultes, des astronomes et des mathÉmaticiens les plus profonds. C’Étoit un trÈs bel esprit, lumineux, juste, exact, vaste, Étendu, d’une lecture infinie, qui n’oublioit rien, qui possÉdoit les histoires gÉnÉrales et particuliÈres, qui connoissoit les gÉnÉalogies, leurs chimÈres et leurs rÉalitÉs, qui savoit oÙ il avoit appris chaque chose et chaque fait, qui en discernoit les sources, et qui retenoit et jugeoit de mÊme tout ce que la conversation lui avoit appris, sans confusion, sans mÉlange, sans mÉprise, avec une singuliÈre nettetÉ[213].

M. de Montausier et Monsieur de Meaux, qui l’avoient vu Élever auprÈs de Monseigneur, l’avoient toujours aimÉ avec tendresse, et lui eux avec confiance; il Étoit de mÊme avec les ducs de Chevreuse et de Beauvillier, et avec l’archevÊque de Cambray[214] et les cardinaux d’EstrÉes[215] et de Janson[216]. Monsieur le Prince le hÉros ne se cachoit pas d’une prÉdilection pour lui au-dessus de ses enfants; il fut la consolation de ses derniÈres annÉes, il s’instruisit dans son exil et sa retraite auprÈs de lui, il Écrivit sous lui beaucoup de choses curieuses. Il fut le coeur et le confident de M. de Luxembourg dans ses derniÈres annÉes.

Chez lui l’utile et le futile, l’agrÉable et le savant, tout Étoit distinct et en sa place. Il avoit des amis: il savoit les choisir, les cultiver, les visiter, vivre avec eux, se mettre À leur niveau sans hauteur et sans bassesse. Il avoit aussi des amies indÉpendamment d’amour; il en fut accusÉ de plus d’une sorte, et c’Étoit un de ses prÉtendus rapports avec CÉsar. Doux jusqu’À Être complaisant dans le commerce, extrÊmement poli, mais d’une politesse distinguÉe selon le rang, l’Âge, le mÉrite, et mesurÉ avec tous, il ne dÉroboit rien À personne; il rendoit tout ce que les princes du sang doivent, et qu’ils ne rendent plus; il s’en expliquoit mÊme et sur leurs usurpations et sur l’histoire des usages et de leurs altÉrations. L’histoire des livres et des conversations lui fournissoit de quoi placer, avec un art imperceptible, ce qu’il pouvoit de plus obligeant sur la naissance, les emplois, les actions. Son esprit Étoit naturel, brillant, vif, ses reparties promptes, plaisantes, jamais blessantes, le gracieux rÉpandu partout, sans affectation; avec toute la futilitÉ du monde, de la cour, des femmes, et leur langage avec elles, l’esprit solide et infiniment sensÉ; il en donnoit À tout le monde, il se mettoit sans cesse et merveilleusement À la portÉe et au niveau de tous, et parloit le langage de chacun avec une facilitÉ nonpareille. Tout en lui prenoit un air aisÉ. Il avoit la valeur des hÉros, leur maintien À la guerre, leur simplicitÉ partout, qui toutefois cachoit beaucoup d’art. Les marques de leurs talents pourroient passer pour le dernier coup de pinceau de son portrait; mais, comme tous les hommes, il avoit sa contre-partie.

Cet homme si aimable, si charmant, si dÉlicieux, n’aimoit rien. Il avoit et vouloit des amis, comme on veut et qu’on a des meubles. Encore qu’il se respectÂt, il Étoit bas courtisan; il mÉnageoit tout, et montroit trop combien il sentoit ses besoins en tous genres de choses et d’hommes; avare, avide de bien, ardent, injuste.

Le Roi Étoit vÉritablement peinÉ de la considÉration qu’il ne pouvoit lui refuser, et qu’il Étoit exact À n’outrepasser pas d’une ligne. Il ne lui avoit jamais pardonnÉ son voyage d’Hongrie[217]. Les lettres interceptÉes qui lui avoient ÉtÉ Écrites et qui avoient perdu les Écrivains, quoique fils de favoris, avoient allumÉ une haine dans Mme de Maintenon et une indignation dans le Roi que rien n’avoit pu effacer. Les vertus, les talents, les agrÉments, la grande rÉputation que ce prince s’Étoit acquise, l’amour gÉnÉral qu’il s’Étoit conciliÉ lui Étoient tournÉs en crimes. Le contraste de M. du Maine excitoit un dÉpit journalier dans sa gouvernante et dans son tendre pÈre, qui leur Échappoit malgrÉ eux. Enfin la puretÉ de son sang, le seul qui ne fut point mÊlÉ avec la bÂtardise, Étoit un autre dÉmÉrite qui se faisoit sentir À tous moments. Jusqu’À ses amis Étoient odieux, et le sentoient.

Toutefois, malgrÉ la crainte servile, les courtisans mÊmes aimoient À s’approcher de ce prince: on Étoit flattÉ d’un accÈs familier auprÈs de lui; le monde le plus important, le plus choisi, le couroit; jusque dans le salon de Marly il Étoit environnÉ du plus exquis; il y tenoit des conversations charmantes sur tout ce qui se prÉsentoit indiffÉremment; jeunes et vieux y trouvoient leur instruction et leur plaisir, par l’agrÉment avec lequel il s’ÉnonÇoit sur toutes matiÈres, par la nettetÉ de sa mÉmoire, par son abondance sans Être parleur. Ce n’est point une figure, c’est une vÉritÉ cent fois ÉprouvÉe, qu’on y oublioit l’heure des repas. Le Roi le savoit; il en Étoit piquÉ, quelquefois mÊme il n’Étoit pas fÂchÉ qu’on pÛt s’en apercevoir. Avec tout cela on ne pouvoit s’en dÉprendre; la servitude si rÉgnante jusque sur les moindres choses y Échoua toujours.

Jamais homme n’eut tant d’art cachÉ sous une simplicitÉ si naÏve, sans quoi que ce soit d’affectÉ en rien. Tout en lui couloit de source; jamais rien de tirÉ, de recherchÉ; rien ne lui coÛtoit. On n’ignoroit pas qu’il n’aimoit rien, ni ses autres dÉfauts; on les lui passoit tous, et on l’aimoit vÉritablement, quelquefois jusqu’À se le reprocher, toujours sans s’en corriger[218].

8. LE DUC ET LA DUCHESSE DE BOURGOGNE

Marie-AdelaÏde of Savoy, grand-daughter of Monsieur and Henrietta of England, came to France in 1696 shortly before her eleventh birthday, and was married to the Duc de Bourgogne a year later. She died of measles on February 12, 1712. There is a good bust of her by Coysevox at Versailles.

Jamais princesse arrivÉe si jeune ne vint si bien instruite, et ne sut mieux profiter des instructions qu’elle avoit reÇues. Son habile pÈre qui connoissoit À fond notre cour, la lui avoit peinte, et lui avoit appris la maniÈre unique de s’y rendre heureuse. Beaucoup d’esprit naturel et facile l’y seconda, et beaucoup de qualitÉs aimables lui attachÈrent les coeurs, tandis que sa situation personnelle avec son Époux, avec le Roi, avec Mme de Maintenon lui attira les hommages de l’ambition. Elle avoit su travailler À s’y mettre dÈs les premiers moments de son arrivÉe; elle ne cessa, tant qu’elle vÉcut, de continuer un travail si utile, et dont elle recueillit sans cesse tous les fruits. Douce, timide, mais adroite, bonne jusqu’À craindre de faire la moindre peine À personne, et toute lÉgÈre et vive qu’elle Étoit, trÈs capable de vues et de suite de la plus longue haleine; la contrainte jusqu’À la gÊne, dont elle sentoit tout le poids, sembloit ne lui rien coÛter. La complaisance lui Étoit naturelle, couloit de source; elle en avoit jusque pour sa cour.

RÉguliÈrement laide, les joues pendantes, le front trop avancÉ, un nez qui ne disoit rien, de grosses lÈvres mordantes, des cheveux et des sourcils chÂtain brun, fort bien plantÉs, des yeux les plus parlants et les plus beaux du monde, peu de dents et toutes pourries, dont elle parloit et se moquoit la premiÈre, le plus beau teint et la plus belle peau, peu de gorge, mais admirable, le cou long, avec un soupÇon de goÎtre qui ne lui seyoit point mal, un port de tÊte galant, gracieux, majestueux, et le regard de mÊme, le sourire le plus expressif, une taille longue, ronde, menue, aisÉe, parfaitement coupÉe, une marche de dÉesse sur les nuÉes. Elle plaisoit au dernier point; les grÂces naissoient d’elles-mÊmes de tous ses pas, de toutes ses maniÈres, et de ses discours les plus communs. Un air simple et naturel toujours, naÏf assez souvent, mais assaisonnÉ d’esprit, charmoit, avec cette aisance qui Étoit en elle jusqu’À la communiquer À tout ce qui l’approchoit.

Elle vouloit plaire mÊme aux personnes les plus inutiles et les plus mÉdiocres, sans qu’elle parÛt le rechercher. On Étoit tentÉ de la croire toute et uniquement À celles avec qui elle se trouvoit. Sa gaietÉ, jeune, vive, active, animoit tout, et sa lÉgÈretÉ de nymphe la portoit partout, comme un tourbillon qui remplit plusieurs lieux À la fois, et qui y donne le mouvement et la vie. Elle ornoit tous les spectacles, Étoit l’Âme des fÊtes, des plaisirs, des bals, et y ravissoit par les grÂces, la justesse et la perfection de sa danse. Elle aimoit le jeu, s’amusoit au petit jeu, car tout l’amusoit; elle prÉfÉroit le gros, y Étoit nette, exacte, la plus belle joueuse du monde, et en un instant faisoit le jeu de chacun; Également gaie et amusÉe À faire, les aprÈs-dÎnÉes, des lectures sÉrieuses, À converser dessus, et À travailler avec ses dames sÉrieuses: on appeloit ainsi ses dames du palais les plus ÂgÉes. Elle n’Épargna rien, jusqu’À sa santÉ, elle n’oublia pas jusqu’aux plus petites choses, et sans cesse, pour gagner Mme de Maintenon, et le Roi par elle. Sa souplesse À leur Égard Étoit sans pareille, et ne se dÉmentit jamais d’un moment. Elle l’accompagnoit de toute la discrÉtion que lui donnoit la connoissance d’eux, que l’Étude et l’expÉrience lui avoient acquise, pour les degrÉs d’enjouement ou de mesure qui Étoient À propos. Son plaisir, ses agrÉments, je le rÉpÈte, sa santÉ mÊme, tout leur fut immolÉ. Par cette voie elle s’acquit une familiaritÉ avec eux dont aucun des enfants du Roi, non pas mÊme ses bÂtards, n’avoient pu approcher.

En public, sÉrieuse, mesurÉe, respectueuse avec le Roi, et en timide biensÉance avec Mme de Maintenon, qu’elle n’appeloit jamais que ma tante, pour confondre joliment le rang et l’amitiÉ; en particulier, causante, sautante, voltigeante autour d’eux, tantÔt perchÉe sur le bras du fauteuil de l’un ou de l’autre, tantÔt se jouant sur leurs genoux, elle leur sautoit au col, les embrassoit, les baisoit, les caressoit, les chiffonnoit, leur tiroit le dessous du menton, les tourmentoit, fouilloit leurs tables, leurs papiers, leurs lettres, les dÉcachetoit, les lisoit quelquefois malgrÉ eux, selon qu’elle les voyoit en humeur d’en rire, et parlant quelquefois dessus; admise À tout, À la rÉception des courriers qui apportoient les nouvelles les plus importantes, entrant chez le Roi À toute heure, mÊme des moments pendant le conseil, utile et fatale aux ministres mÊmes, mais toujours portÉe À obliger, À servir, À excuser, À bien faire, À moins qu’elle ne fÛt violemment poussÉe contre quelqu’un, comme elle fut contre Pontchartrain, qu’elle nommoit quelquefois au Roi votre vilain borgne, ou par quelque cause majeure, comme elle la fut contre Chamillart; si libre, qu’entendant un soir le Roi et Mme de Maintenon parler avec affection de la cour d’Angleterre dans les commencements qu’on espÉra la paix par la reine Anne: “Ma tante, se mit-elle À dire, il faut convenir qu’en Angleterre les reines gouvernent mieux que les rois, et savez-vous bien pourquoi, ma tante?” et toujours courant et gambadant, “c’est que sous les rois ce sont les femmes qui gouvernent, et ce sont les hommes sous les reines.” L’admirable est qu’ils en rirent tous deux, et qu’ils trouvÈrent qu’elle avoit raison.

Avec toute cette galanterie, jamais femme ne parut se soucier moins de sa figure, ni y prendre moins de prÉcaution et de soin: sa toilette Étoit faite en un moment; le peu mÊme qu’elle duroit n’Étoit que pour la cour. Elle ne se soucioit de parure que pour les bals et les fÊtes, et ce qu’elle en prenoit en tout autre temps, et le moins encore qu’il lui Étoit possible, n’Étoit que par complaisance pour le Roi. Avec elle s’ÉclipsÈrent joie, plaisirs, amusements mÊmes, et toutes espÈces de grÂces; les tÉnÈbres couvrirent toute la surface de la cour. Elle l’animoit toute entiÈre; elle en remplissoit tous les lieux À la fois; elle y occupoit tout, elle en pÉnÉtroit tout l’intÉrieur; si la cour subsista aprÈs elle, ce ne fut plus que pour languir. Jamais princesse si regrettÉe, jamais il n’en fut si digne de l’Être. Aussi les regrets n’en ont-ils pu passer, et l’amertume involontaire et secrÈte en est constamment demeurÉe, avec un vuide affreux qui n’a pu Être diminuÉ.

Monseigneur le Dauphin, malade et navrÉ de la plus intime et de la plus amÈre douleur, ne sortit point de son appartement, oÙ il ne voulut voir que Monsieur son frÈre, son confesseur, et le duc de Beauvillier, qui malade depuis sept ou huit jours dans sa maison de la ville, fit un effort pour sortir de son lit, pour aller admirer dans son pupille tout ce que Dieu y avoit mis de grand, qui ne parut jamais tant qu’en cette affreuse journÉe et en celles qui suivirent jusqu’À sa mort. Ce fut, sans s’en douter, la derniÈre fois qu’ils se virent en ce monde. Cheverny[219], d’O[220] et Gamaches[221] passÈrent la nuit dans son appartement, mais sans le voir que des instants.

Le samedi matin 13 fÉvrier, ils le pressÈrent de s’en aller À Marly, pour lui Épargner l’horreur du bruit qu’il pouvoit entendre sur sa tÊte, oÙ la Dauphine Étoit morte. Il sortit À sept heures du matin, par une porte de derriÈre de son appartement, oÙ il se jeta dans une chaise bleue qui le porta À son carrosse. Il trouva, en entrant dans l’une et dans l’autre, quelques courtisans plus indiscrets encore qu’ÉveillÉs, qui lui firent leur rÉvÉrence, et qu’il reÇut avec un air de politesse. Ces trois menins[222] vinrent dans son carrosse avec lui. Il descendit À la chapelle, entendit la messe, d’oÙ il se fit porter en chaise À une fenÊtre de son appartement, par oÙ il entra. Mme de Maintenon y vint aussitÔt: on peut juger quelle fut l’angoisse de cette entrevue; elle ne put y tenir longtemps, et s’en retourna. Il lui fallut essuyer princes et princesses, qui par discrÉtion n’y furent que des moments, mÊme Mme la duchesse de Berry et Mme de Saint-Simon avec elle, vers qui le Dauphin se tourna avec un air expressif de leur commune douleur. Il demeura quelque temps seul avec M. le duc de Berry. Le rÉveil du Roi approchant, ses trois menins entrÈrent, et j’hasardai d’entrer avec eux. Il me montra qu’il s’en apercevoit, avec un air de douceur et d’affection qui me pÉnÉtra; mais je fus ÉpouvantÉ de son regard, Également contraint, fixe, avec quelque chose de farouche, du changement de son visage, et des marques plus livides que rougeÂtres que j’y remarquai en assez grand nombre et assez larges, et dont ce qui Étoit dans la chambre s’aperÇut comme moi. Il Étoit debout, et peu d’instants aprÈs on le vint avertir que le Roi Étoit ÉveillÉ. Les larmes, qu’il retenoit, lui rouloient dans les yeux. A cette nouvelle il se tourna sans rien dire, et demeura. Il n’y avoit que ses trois menins et moi, et du Chesne[223]; les menins lui proposÈrent une fois ou deux d’aller chez le Roi: il ne remua ni ne rÉpondit. Je m’approchai, et je lui fis signe d’aller, puis je lui proposai À voix basse. Voyant qu’il demeuroit et se taisoit, j’osai lui prendre le bras, lui reprÉsenter que tÔt ou tard il falloit bien qu’il vÎt le Roi, qu’il l’attendoit, et sÛrement avec desir de le voir et de l’embrasser, qu’il y avoit plus de grÂce À ne pas diffÉrer; et en le pressant de la sorte, je pris la libertÉ de le pousser doucement. Il me jeta un regard À percer l’Âme, et partit. Je le suivis quelques pas, et m’Ôtai de lÀ pour prendre haleine. Je ne l’ai pas vu depuis. Plaise À la misÉricorde de Dieu que je le voie Éternellement oÙ sa bontÉ sans doute l’a mis[224]!

The disquieting symptoms which Saint-Simon had noticed in the Duc de Bourgogne rapidly developed into an attack of measles, which proved fatal on February 18, six days after the death of his wife.

Ce prince, hÉritier nÉcessaire, puis prÉsomptif, de la couronne, naquit terrible, et sa premiÈre jeunesse fit trembler. Dur et colÈre jusqu’aux derniers emportements, et jusque contre les choses inanimÉes; impÉtueux avec fureur, incapable de souffrir la moindre rÉsistance, mÊme des heures et des ÉlÉments, sans entrer en des fougues À faire craindre que tout ne se rompÎt dans son corps; opiniÂtre À l’excÈs; passionnÉ pour toute espÈce de voluptÉ, et des femmes, et ce qui est rare À la fois, avec un autre penchant tout aussi fort. Il n’aimoit pas moins le vin, la bonne chÈre, la chasse avec fureur, la musique avec une sorte de ravissement, et le jeu encore, oÙ il ne pouvoit supporter d’Être vaincu, et oÙ le danger avec lui Étoit extrÊme. Enfin livrÉ À toutes les passions et transportÉ de tous les plaisirs; souvent farouche, naturellement portÉ À la cruautÉ; barbare en railleries et À produire les ridicules avec une justesse qui assommoit. De la hauteur des cieux il ne regardoit les hommes que comme des atomes avec qui il n’avoit aucune ressemblance quels qu’ils fussent. A peine Messieurs ses frÈres lui paroissoient-ils intermÉdiaires entre lui et le genre humain, quoique on [eÛt] toujours affectÉ de les Élever tous trois ensemble dans une ÉgalitÉ parfaite. L’esprit, la pÉnÉtration brilloient en lui de toutes parts: jusque dans ses furies ses rÉponses Étonnoient; ses raisonnements tendoient toujours au juste et au profond, mÊme dans ses emportements. Il se jouoit des connoissances les plus abstraites. L’Étendue et la vivacitÉ de son esprit Étoient prodigieuses, et l’empÊchoient de s’appliquer À une seule chose À la fois, jusqu’À l’en rendre incapable. La nÉcessitÉ de le laisser dessiner en Étudiant, À quoi il avoit beaucoup de goÛt et d’adresse, et sans quoi son Étude Étoit infructueuse, a peut-Être beaucoup nui À sa taille.

Il Étoit plutÔt petit que grand, le visage long et brun, le haut parfait, avec les plus beaux yeux du monde, un regard vif, touchant, frappant, admirable, assez ordinairement doux, toujours perÇant, et une physionomie agrÉable, haute, fine, spirituelle jusqu’À inspirer de l’esprit; le bas du visage assez pointu, et le nez long, ÉlevÉ, mais point beau, n’alloit pas si bien; des cheveux chÂtains si crÉpus et en telle quantitÉ qu’ils bouffoient À l’excÈs; les lÈvres et la bouche agrÉables quand il ne parloit point, mais quoique ses dents ne fussent pas vilaines, le rÂtelier supÉrieur s’avanÇoit trop, et emboÎtoit presque celui de dessous, ce qui, en parlant et en riant, faisoit un effet dÉsagrÉable. Il avoit les plus belles jambes et les plus beaux pieds qu’aprÈs le Roi j’aie jamais vues À personne, mais trop longues, aussi bien que ses cuisses, pour la proportion de son corps. Il sortit droit d’entre les mains des femmes. On s’aperÇut de bonne heure que sa taille commenÇoit À tourner; on employa aussitÔt et longtemps le collier et la croix de fer, qu’il portoit tant qu’il Étoit dans son appartement, mÊme devant le monde, et on n’oublia aucun des jeux et des exercices propres À le redresser. La nature demeura la plus forte: il devint bossu, mais si particuliÈrement d’une Épaule qu’il en fut enfin boiteux, non qu’il n’eÛt les cuisses et les jambes parfaitement Égales, mais parce qu’À mesure que cette Épaule grossit, il n’y eut plus, des deux hanches jusqu’aux deux pieds, la mÊme distance, et au lieu d’Être À plomb, il pencha d’un cÔtÉ. Il n’en marchoit ni moins aisÉment, ni moins longtemps, ni moins vite, ni moins volontiers, et il n’en aima pas moins la promenade À pied, et À monter À cheval, quoique il y fÛt trÈs mal. Ce qui doit surprendre, c’est qu’avec des yeux, tant d’esprit si ÉlevÉ, et parvenu À la vertu la plus extraordinaire et À la plus Éminente et la plus solide piÉtÉ, ce prince ne se vit jamais tel qu’il Étoit pour sa taille, ou ne s’y accoutuma jamais: c’Étoit une foiblesse qui mettoit en garde contre les distractions et les indiscrÉtions, et qui donnoit de la peine À ceux de ses gens qui, dans son habillement et dans l’arrangement de ses cheveux, masquoient ce dÉfaut naturel le plus qu’il leur Étoit possible, mais bien en garde de lui laisser sentir qu’ils aperÇussent ce qui Étoit si visible. Il en faut conclure qu’il n’est pas donnÉ À l’homme d’Être ici-bas exactement parfait.

Tant d’esprit, et une telle sorte d’esprit, joint À une telle vivacitÉ, À une telle sensibilitÉ, À de telles passions, et toutes si ardentes, n’Étoit pas d’une Éducation facile. Le duc de Beauvillier, qui en sentoit Également les difficultÉs et les consÉquences, s’y surpassa lui-mÊme par son application, sa patience, la variÉtÉ des remÈdes. Peu aidÉ par les sous-gouverneurs, il se secourut de tout ce qu’il trouva sous sa main. FÉnelon, Fleury[225], sous-prÉcepteur, qui a donnÉ une si belle Histoire de l’Église, quelques gentilshommes de la manche, Moreau, premier valet de chambre, fort au-dessus de son État sans se mÉconnoÎtre, quelques rares valets de l’intÉrieur, le duc de Chevreuse seul du dehors, tous mis en oeuvre, et tous en mÊme esprit, travaillÈrent chacun sous la direction du gouverneur, dont l’art, dÉployÉ dans un rÉcit, feroit un juste ouvrage, Également curieux et instructif. Mais Dieu, qui est le maÎtre des coeurs, et dont le divin esprit souffle oÙ il veut, fit de ce prince un ouvrage de sa droite, et, entre dix-huit et vingt ans il accomplit son oeuvre. De cet abÎme sortit un prince affable, doux, humain, modÉrÉ, patient, modeste, pÉnitent, et, autant et quelquefois au delÀ de ce que son État pouvoit comporter, humble et austÈre pour soi. Tout appliquÉ À ses devoirs, et les comprenant immenses, il ne pensa plus qu’À allier les devoirs de fils et de sujet avec ceux auxquels il se voyoit destinÉ. La brÈvetÉ des jours faisoit toute sa douleur. Il mit toute sa force et sa consolation dans la priÈre, et ses prÉservatifs en de pieuses lectures. Son goÛt pour les sciences abstraites, sa facilitÉ À les pÉnÉtrer lui dÉroba d’abord un temps qu’il reconnut bientÔt devoir À l’instruction des choses de son État, et À la biensÉance d’un rang destinÉ À rÉgner, et À tenir en attendant une cour.

L’apprentissage de la dÉvotion et l’apprÉhension de sa foiblesse pour les plaisirs le rendirent d’abord sauvage. La vigilance sur lui-mÊme, À qui il ne passoit rien, et À qui il croyoit devoir ne rien passer, le renferma dans son cabinet, comme dans un asile impÉnÉtrable aux occasions. Que le monde est Étrange! il l’eÛt abhorrÉ dans son premier État, et il fut tentÉ de mÉpriser le second. Le prince le sentit; il le supporta; il attacha avec joie cette sorte d’opprobre À la croix de son Sauveur pour se confondre soi-mÊme dans l’amer souvenir de son orgueil passÉ. Ce qui lui fut de plus pÉnible, il le trouva dans les traits appesantis de sa plus intime famille. Le Roi, avec sa dÉvotion et sa rÉgularitÉ d’Écorce, vit bientÔt avec un secret dÉpit un prince de cet Âge censurer, sans le vouloir, sa vie par la sienne, se refuser un bureau neuf pour donner aux pauvres le prix qui y Étoit destinÉ, et le remercier modestement d’une dorure nouvelle dont on vouloit rajeunir son petit appartement. On a vu combien il fut piquÉ de son refus trop obstinÉ de se trouver À un bal de Marly le jour des Rois; vÉritablement ce fut la faute d’un novice; il devoit ce respect, tranchons le mot, cette charitable condescendance, au Roi son grand-pÈre, de ne l’irriter pas par cet Étrange contraste; mais au fond et en soi action bien grande, qui l’exposoit À toutes les suites du dÉgoÛt de soi qu’il donnoit au Roi, et aux propos d’une cour dont ce roi Étoit l’idole, et qui tournoit en ridicule une telle singularitÉ.

Cette grande et sainte maxime, que les rois sont faits pour leurs peuples, et non les peuples pour les rois ni aux rois, Étoit si avant imprimÉe en son Âme qu’elle lui avoit rendu le luxe et la guerre odieuse. C’est ce qui le faisoit quelquefois expliquer trop vivement sur la derniÈre, emportÉ par une vÉritÉ trop dure pour les oreilles du monde, qui a fait quelquefois dire sinistrement qu’il n’aimoit pas la guerre. Sa justice Étoit munie de ce bandeau impÉnÉtrable qui en fait toute la sÛretÉ. Il se donnoit la peine d’Étudier les affaires qui se prÉsentoient À juger devant le Roi aux conseils de finance et des dÉpÊches, et si elles Étoient grandes, il y travailloit avec les gens du mÉtier, dont il puisoit des connoissances sans se rendre esclave de leurs opinions. Il communioit au moins tous les quinze jours, avec un recueillement et un abaissement qui frappoit, toujours en collier de l’ordre et en rabat et manteau court. Il voyoit son confesseur jÉsuite une ou deux fois la semaine, et quelquefois fort longtemps, ce qu’il abrÉgea beaucoup dans la suite, quoique il approchÂt plus souvent de la communion.

Sa conversation Étoit aimable, tant qu’il pouvoit solide, et par goÛt; toujours mesurÉe À ceux avec qui il parloit. Il se dÉlassoit volontiers À la promenade: c’Étoit lÀ oÙ elles paroissoient le plus[226]. S’il s’y trouvoit quelqu’un avec qui il pÛt parler de sciences, c’Étoit son plaisir, mais plaisir modeste, et seulement pour s’amuser et s’instruire, en dissertant quelque peu et en Écoutant davantage. Mais ce qu’il y cherchoit le plus, c’Étoit l’utile, des gens À faire parler sur la guerre et les places, sur la marine et le commerce, sur les pays et les cours ÉtrangÈres, quelquefois sur des faits particuliers, mais publics, et sur des points d’histoire ou des guerres passÉes depuis longtemps. Ces promenades, qui l’instruisoient beaucoup, lui concilioient les esprits, les coeurs, l’admiration, les plus grandes espÉrances. Il avoit mis À la place des spectacles, qu’il s’Étoit retranchÉs depuis fort longtemps, un petit jeu oÙ les plus mÉdiocres bourses pouvoient atteindre, pour pouvoir varier et partager l’honneur de jouer avec lui, et se rendre cependant visible À tout le monde. Il fut toujours sensible au plaisir de la table et de la chasse: il se laissoit aller À la derniÈre avec moins de scrupule, mais il craignoit son foible pour l’autre, et il y Étoit d’excellente compagnie quand il s’y laissoit aller.

Il connoissoit le Roi parfaitement; il le respectoit, et sur la fin il l’aimoit en fils, et lui faisoit une cour attentive de sujet, mais qui sentoit quel il Étoit. Il cultivoit Mme de Maintenon avec les Égards que leur situation demandoit. Tant que Monseigneur vÉcut, il lui rendoit tout ce qu’il devoit avec soin; on y sentoit la contrainte, encore plus avec Mlle Choin, et le malaise avec tout cet intÉrieur de Meudon. On en a tant expliquÉ les causes, qu’on n’y reviendra pas ici. Le prince admiroit, autant pour le moins que tout le monde, que Monseigneur, qui, tout matÉriel qu’il Étoit, avoit beaucoup de gloire, n’avoit jamais pu s’accoutumer À Mme de Maintenon, ne la voyoit que par biensÉance, et le moins encore qu’il pouvoit, et toutefois avoit aussi en Mlle Choin sa Maintenon autant que le Roi avoit la sienne, et ne lui asservissoit pas moins ses enfants que le Roi les siens À Mme de Maintenon. Il aimoit les princes ses frÈres avec tendresse, et son Épouse avec la plus grande passion. La douleur de sa perte pÉnÉtra ses plus intimes moËlles. La piÉtÉ y surnagea par les plus prodigieux efforts. Le sacrifice fut entier; mais il fut sanglant. Dans cette terrible affliction, rien de bas, rien de petit, rien d’indÉcent. On voyoit un homme hors de soi, qui s’extorquoit une surface unie, et qui y succomboit. Les jours en furent tÔt abrÉgÉs. Il fut le mÊme dans sa maladie: il ne crut point en relever; il en raisonnoit avec ses mÉdecins dans cette opinion; il ne cacha pas sur quoi elle Étoit fondÉe; on l’a dit il n’y a pas longtemps, et tout ce qu’il sentit depuis le premier jour jusqu’au dernier l’y confirma de plus en plus. Quelle Épouvantable conviction de la fin de son Épouse et de la sienne! Mais, grand Dieu! quel spectacle vous donnÂtes en lui, et que n’est-il permis encore d’en rÉvÉler des parties Également secrÈtes, et si sublimes qu’il n’y a que vous qui les puissiez donner et en connoÎtre tout le prix! quelle imitation de JÉsus-Christ sur la croix! on ne dit pas seulement À l’Égard de la mort et des souffrances, elle s’Éleva bien au-dessus. Quelles tendres, mais tranquilles vues! Quel surcroÎt de dÉtachement! Quels vifs Élans d’actions de grÂces d’Être prÉservÉ du sceptre et du compte qu’il en faut rendre! Quelle soumission, et combien parfaite! Quel ardent amour de Dieu! Quel perÇant regard sur son nÉant et ses pÉchÉs! Quelle magnifique idÉe de l’infinie misÉricorde! Quelle religieuse et humble crainte! Quelle tempÉrÉe confiance! Quelle sage paix! Quelles lectures! Quelles priÈres continuelles! Quel ardent desir des derniers sacrements! Quel profond recueillement! Quelle invincible patience! Quelle douceur! Quelle constante bontÉ pour tout ce qui l’approchoit! Quelle charitÉ pure qui le pressoit d’aller À Dieu! La France tomba enfin sous ce dernier chÂtiment; Dieu lui montra un prince qu’elle ne mÉritoit pas. La terre n’en Étoit pas digne; il Étoit mÛr dÉjÀ pour la bienheureuse ÉternitÉ[227].

9. CARDINAL D’ESTRÉES

CÉsar, Cardinal d’EstrÉes (1627-1717), was the third son of FranÇois-Annibal MarÉchal-Duc d’EstrÉes, a distinguished soldier and diplomatist, who died in 1670 at the age of ninety-seven, and nephew of the celebrated Gabrielle d’EstrÉes. His brother, Jean, who lived to be eighty-three, and his nephew, Victor-Marie, who died at seventy-seven, were both Marshals of France. The Cardinal, though he never published a line, was elected to the AcadÉmie franÇaise at the age of twenty-eight.

Le cardinal d’EstrÉes mourut À Paris, dans son abbaye de Saint-Germain-des-PrÉs, À quatre-vingt-sept ans presque accomplis, ayant toujours joui d’une santÉ parfaite de corps et d’esprit, jusqu’À cette maladie qui fut fort courte, et qui lui laissa sa tÊte entiÈre jusqu’À la fin. Il est juste et curieux de s’arrÊter un peu sur un personnage toute sa vie considÉrable, et qui À sa mort Étoit cardinal-ÉvÊque d’Albano, abbÉ de Longpont, du Mont-Saint-Éloi, de Saint-Nicolas-aux-Bois, de la Staffarde en PiÉmont, oÙ Catinat[228] gagna une cÉlÈbre bataille avant d’Être marÉchal de France, de Saint-Claude en Franche-ComtÉ, dont l’abbÉ d’EstrÉes son neveu Étoit coadjuteur, et dont on a fait un ÉvÊchÉ depuis quelques annÉes, d’Anchin en Flandres, et de Saint-Germain-des-PrÉs dans Paris. Il Étoit aussi commandeur de l’Ordre[229], de la promotion de 1688.

NÉ en 1627, il avoit vÉcu quarante ans avec son pÈre, et su profiter de ses leÇons et de sa considÉration. La liaison la plus intime fut toute sa vie constante entre ses neveux et petits-neveux de VendÔme et lui, dont il fut le conseil toute sa vie, et le cardinal y participa dÈs sa jeunesse. C’Étoit l’homme du monde le mieux et le plus noblement fait de corps et d’Âme, d’esprit et de visage, qu’on voyoit avoir ÉtÉ beau en jeunesse, et qui Étoit vÉnÉrable en vieillesse, l’air prÉvenant mais majestueux, de grande taille, des cheveux presque blancs, une physionomie qui montroit beaucoup d’esprit, et qui tenoit parole, un esprit supÉrieur et un bel esprit, une Érudition rare, vaste, profonde, exacte, nette, prÉcise, beaucoup de vraie et de sage thÉologie, attachement constant aux libertÉs de l’Église gallicane et aux maximes du royaume, une Éloquence naturelle, beaucoup de grÂce et de facilitÉ À s’Énoncer, nulle envie d’en abuser, ni de montrer de l’esprit et du savoir, extrÊmement noble, dÉsintÉressÉ, magnifique, libÉral, beaucoup d’honneur et de probitÉ, grande sagacitÉ, grande pÉnÉtration, bon et juste discernement, souvent trop de feu en traitant les affaires. Il avoit ÉtÉ galant dans sa jeunesse, et il l’Étoit demeurÉ sans blesser aucune biensÉance. Parmi un courant d’affaires, la plupart de sa vie continuelles, rÉglÉ en tout, aumÔnier, et trÈs homme de bien. C’Étoit l’homme du monde de la meilleure compagnie, la plus instructive, la plus agrÉable, et dont la mÉmoire toujours prÉsente n’avoit jamais rien oubliÉ ni confondu de tout ce qu’il avoit su, vu et lu; toujours gai, Égal, et sans la moindre humeur, mais souvent singuliÈrement distrait; qui aimoit À faire essentiellement plaisir, À servir, À obliger, qui s’y prÉsentoit aisÉment, et qui ne s’en prÉvaloit jamais. Il savoit haÏr aussi et le faire sentir: mais il savoit encore mieux aimer. C’Étoit un homme trÈs gÉnÉreux: il Étoit aussi fort courtisan et fort attentif aux ministres et À la faveur, mais avec dignitÉ, un dÉsinvolte qui lui Étoit naturel, et incapable de rien de ce qu’il ne croyoit pas devoir faire. Jamais les jÉsuites ne purent l’entamer sur rien, ni le Roi sur eux, ni sur ce qu’on lui faisoit passer pour jansÉnisme, ni en dernier lieu, comme on l’a vu sur la constitution, ni de l’empÊcher d’agir, et mÊme de parler sur toutes ces matiÈres avec la plus grande libertÉ, sans que sa considÉration en ait baissÉ auprÈs du Roi.

Tant de grandes et d’aimables qualitÉs le firent gÉnÉralement aimer et respecter; sa science, son esprit, sa fermetÉ, sa libertÉ, le perÇant de ses expressions quand il lui plaisoit, une plaisanterie fine et quelquefois poignante, un tour charmant, le faisoient craindre et mÉnager, et cela jusqu’À sa mort, par ceux qui Étoient devenus la terreur de tout le monde. Avec beaucoup de politesse mais distinguÉe, il savoit se sentir; il Étoit quelquefois haut, quelquefois colÈre; ce n’Étoit pas un homme qu’il fÎt bon tÂtonner sur rien. Ce tout ensemble faisoit un homme extrÊmement aimable et sÛr, et lui donna toujours un grand nombre d’amis.

Il fut ÉvÊque-duc de Laon À vingt-cinq ans, sacrÉ À vingt-sept, et brilla fort cinq ans aprÈs en l’assemblÉe du clergÉ de 1660. Il eut la principale part À finir l’affaire fameuse des quatre ÉvÊques par ce qu’on a nommÉ la paix de ClÉment IX[230].

Il fut cardinal de ClÉment X en 1671, mais in petto, dÉclarÉ enfin l’annÉe suivante, protecteur des affaires de Portugal, et se trouva en 1676 au conclave oÙ Innocent XI fut Élu; six mois aprÈs il fut À Munich pour le mariage de Monseigneur. Il se dÉmit en 1681 en faveur de son neveu, fils du duc d’EstrÉes, de son ÉvÊchÉ; et, tout cardinal qu’il Étoit depuis dix ans, il demanda et obtint un brevet de conservation du rang et honneurs de duc et pair.

Devenu abbÉ de Saint-Germain-des-PrÉs, il vÉcut avec ses religieux comme un pÈre, et tous les soirs il avoit deux, trois ou quatre moines savants qui venoient l’entretenir de leurs ouvrages jusqu’À son coucher, qui avouoient qu’ils apprenoient beaucoup de lui[231].

Il ne pouvoit ouÏr parler de ses affaires domestiques. PressÉ et tourmentÉ par son intendant et son maÎtre d’hÔtel de voir enfin ses comptes, qu’il n’avoit point vus depuis grand nombre d’annÉes, il leur donna un jour. Ils exigÈrent qu’il fermeroit sa porte pour n’Être pas interrompus; il y consentit avec peine, puis se ravisa, et leur dit que, pour le cardinal Bonsy[232] au moins, qui Étoit À Paris, son ami et son confrÈre, il ne pouvoit s’empÊcher de le voir, mais que ce seroit merveilles si ce seul homme, qu’il ne pouvoit refuser, venoit prÉcisÉment ce jour-lÀ. Tout de suite il envoya un domestique affidÉ au cardinal Bonsy, le prier avec instance de venir chez lui un tel jour entre trois et quatre heures, qu’il le conjuroit de n’y pas manquer, et qu’il lui en diroit la raison, mais, sur toutes choses, qu’il parÛt venir de lui-mÊme. Il fit monter son suisse dÈs le matin du jour donnÉ, À qui il dÉfendit de laisser entrer qui que ce fÛt de toute l’aprÈs-dÎnÉe, exceptÉ le seul cardinal Bonsy, qui sÛrement ne viendrait pas; mais, s’il s’en avisoit, de ne le pas renvoyer. Ses gens, ravis d’avoir À le tenir toute la journÉe sur ses affaires sans y Être interrompus, arrivent sur les trois heures; le cardinal laisse sa famille et le peu de gens qui pour ce jour-lÀ avoient dÎnÉ chez lui, et passe dans un cabinet oÙ ses gens d’affaires ÉtalÈrent leurs papiers. Il leur disoit mille choses ineptes sur sa dÉpense, oÙ il n’entendoit rien, et regardoit sans cesse vers la fenÊtre, sans en faire semblant, soupirant en secret aprÈs une prompte dÉlivrance. Un peu avant quatre heures, arrive un carrosse dans la cour; ses gens d’affaires se fÂchent contre le suisse, et crient qu’il n’y aura donc pas moyen de travailler. Le cardinal ravi s’excuse sur les ordres qu’il a donnÉs. "Vous verrez, ajouta-t-il, que ce sera ce cardinal Bonsy, le seul homme que j’aie exceptÉ, et qui tout juste s’avise de venir aujourd’hui." Tout aussitÔt on le lui annonce; lui À hausser les Épaules, mais À faire Ôter les papiers et la table, et les gens d’affaires À s’en aller en pestant. DÈs qu’il fut seul avec Bonsy, il lui conta pourquoi il lui avoit demandÉ cette visite, et À en bien rire tous deux. Oncques depuis ses gens d’affaires ne l’y rattrapÈrent, et, de sa vie, n’en voulut ouÏr parler.

Il falloit bien qu’ils fussent honnÊtes gens et entendus: sa table Étoit tous les jours magnifique, et remplie À Paris et À la cour de la meilleure compagnie; ses Équipages l’Étoient aussi; il avoit un nombreux domestique, beaucoup de gentilshommes, d’aumÔniers, de secrÉtaires; il donnoit beaucoup aux pauvres, À pleines mains À son frÈre le marÉchal et À ses enfants, qui lors n’Étoient pas À leur aise, et il mourut sans devoir un seul Écu À qui que ce fÛt.

Sa mort, À laquelle il se prÉparoit depuis longtemps, fut ferme, mais Édifiante et fort chrÉtienne; la maladie fut courte, et il n’en avoit jamais eue, la tÊte entiÈre jusqu’À la fin. Il fut universellement regrettÉ, tendrement de sa famille, de ses amis, dont il avoit beaucoup, des pauvres, de son domestique, et de ses religieux qui sentirent tout ce qu’ils perdoient en lui, et qui trouvÈrent bientÔt aprÈs qu’ils avoient changÉ un pÈre pour un loup et pour un tyran.

Un mot de lui au Roi dure encore. Il Étoit À son dÎner, toujours fort distinguÉ du Roi dÈs qu’il paroissoit devant lui. Le Roi, lui adressant la parole, se plaignit de l’incommoditÉ de n’avoir plus de dents. “Des dents, Sire, reprit le cardinal, eh! qui est-ce qui en a?” Le rare de cette rÉponse est qu’À son Âge il les avoit encore blanches et fort belles, et que sa bouche, fort grande mais agrÉable, Étoit faite de faÇon qu’il les montrait beaucoup en parlant; aussi le Roi se prit-il À rire de la rÉponse, et toute l’assistance, et lui-mÊme, qui ne s’en embarrassa point du tout[233].

10. BEAUVILLIER

Paul, Duc de Beauvillier (1648-1714), who filled the offices of Governor of the Duc de Bourgogne, Chef du conseil des finances, and Minister of State, was regarded by Saint-Simon with deep and reverent affection. He and the Duc de Chevreuse had married daughters of Colbert, and the close friendship of the two brothers-in-law and their families is frequently referred to in Saint-Simon’s memoirs. The well-known intimacy between both Dukes and FÉnelon is charmingly expressed in the latter’s correspondence.

Il Étoit grand, fort maigre, le visage long et colorÉ, un fort grand nez aquilin, la bouche enfoncÉe, des yeux d’esprit et perÇants, le sourire agrÉable, l’air fort doux, mais ordinairement fort sÉrieux et concentrÉ. Il Étoit nÉ vif, bouillant, emportÉ, aimant tous les plaisirs. Beaucoup d’esprit naturel, le sens extrÊmement droit, une grande justesse, souvent trop de prÉcision; l’Énonciation aisÉe, agrÉable, exacte, naturelle, l’apprÉhension vive, le discernement bon, une sagesse singuliÈre, une prÉvoyance qui s’Étendoit vastement, mais sans s’Égarer; une simplicitÉ et une sagacitÉ extrÊmes et qui ne se nuisoient point l’une À l’autre; et depuis que Dieu l’eut touchÉ, ce qui arriva de trÈs bonne heure, je crois pouvoir avancer qu’il ne perdit jamais sa prÉsence, d’oÙ on peut juger, ÉclairÉ comme il Étoit, jusqu’À quel point il porta la piÉtÉ. Doux, modeste, Égal, poli avec distinction, assez prÉvenant, d’un accÈs facile et honnÊte jusqu’aux plus petites gens, ne montrant point sa dÉvotion, sans la cacher aussi, et n’en incommodant personne, mais veillant toutefois ses domestiques, peut-Être de trop prÈs; sincÈrement humble, sans prÉjudice de ce qu’il devoit À ce qu’il Étoit, et si dÉtachÉ de tout, comme on l’a vu sur plusieurs occasions qui ont ÉtÉ racontÉes, que je ne crois pas que les plus saints moines l’aient ÉtÉ davantage. L’extrÊme dÉrangement des affaires de son pÈre lui avoit nÉanmoins donnÉ une grande attention aux siennes, ce qu’il croyoit un devoir, qui ne l’empÊchoit pas d’Être vraiment magnifique en tout, parce qu’il estimoit que cela Étoit de son État.

Sa charitÉ pour le prochain le resserroit dans des entraves qui le raccourcissoient par la contrainte de ses lÈvres, de ses oreilles, de ses pensÉes, dont on a vu les inconvÉnients en plusieurs endroits. Le ministÈre, la politique, la crainte trop grande du Roi, augmentÈrent encore cette attention continuelle sur lui-mÊme, d’oÙ naissoit un contraint, un concentrÉ, dirois-je mÊme un pincÉ, qui Éloignoit de lui, et un goÛt de particulier trÈs resserrÉ, et de solitude qui convenoit peu À ses emplois, qui l’isoloit, qui, exceptÉ ses fonctions, parmi lesquelles je range sa table ouverte le matin, lui faisoit un dÉsert de la cour, et lui laissoit ignorer tout ce qui n’Étoit pas les affaires oÙ ses emplois l’engageoient nÉcessairement. On a vu oÙ cela pensa le prÉcipiter plus d’une fois, sans la moindre altÉration de la paix de son Âme, ni la plus lÉgÈre tentation de s’Élargir lÀ-dessus. Son coeur [Étoit] droit, bon, tendre, peu Étendu; mais ce qu’il aimoit, il l’aimoit bien, pourvu qu’il pÛt aussi l’estimer.

Sa crainte du Roi, celle de se commettre, ses prÉcisions, engourdissoient trop son desir sincÈre de servir ses amis. Il fut tout autre, comme on l’a vu, sur cela comme sur tout le reste, aprÈs la mort de Monseigneur, et on ne put douter alors qu’il se plaisoit À servir ses amis en petites et en grandes choses.

Il Épousa Mme de Beauvillier en 1671; le triste État des affaires de sa maison, que son pÈre avoit ruinÉes, les engagea À faire cette alliance de la troisiÈme fille de M. Colbert avec de grands biens. L’aÎnÉe avoit ÉpousÉ quatre ans auparavant le duc de Chevreuse, et huit ans aprÈs la derniÈre fut mariÉe au duc de Mortemart. Les ducs de Chevreuse[234] et de Beauvillier et leurs femmes se trouvÈrent si parfaitement faits l’un pour l’autre, que ce ne fut qu’un coeur, qu’une Âme, qu’une mÊme pensÉe, un mÊme sentiment toute leur vie, une amitiÉ, une considÉration, une complaisance, une dÉfÉrence, une confiance rÉciproque. Elle Étoit pareille entre les deux soeurs, et la devint bientÔt entre les deux beaux-frÈres. Vivant tous deux À la cour, attachÉs par leurs charges, et par la place de dame du palais de leurs femmes, ils se voyoient sans cesse, et mangeoient par semaine l’un chez l’autre, ce qui dura jusqu’À ce que les grands emplois du duc de Beauvillier l’obligÈrent À tenir une table publique; ils ne s’en voyoient guÈre moins, rarement une seule fois par jour tant qu’ils vÉcurent. Il Étoit rare aussi d’Être ami de l’un À un certain point sans l’Être aussi de l’autre et de leurs Épouses.

La piÉtÉ du duc de Beauvillier, qui commenÇa de fort bonne heure, le sÉpara assez de ceux de son Âge. Étant À l’armÉe, À une promenade du Roi, dans laquelle il servoit, il marchoit seul un jour un peu en avant; quelqu’un, le remarquant, se prit À dire qu’il faisoit lÀ sa mÉditation. Le Roi, qui l’entendit, se tourna vers celui qui parloit, et le regardant: “Oui, dit-il, voilÀ M. de Beauvillier, qui est un des plus sages hommes de la cour et de mon royaume.” Cette subite et courte apologie fit taire et donna fort À penser, en sorte que les gloseurs demeurÈrent en respect devant son mÉrite.

M. de Beauvillier voyoit les choses comme elles Étoient: il Étoit ennemi des chimÈres, il pesoit tout avec exactitude, comparoit les partis avec justesse, demeuroit inÉbranlable dans son choix sur des fondements certains. M. de Chevreuse, avec plus d’esprit, et sans comparaison plus de savoir en tout genre, voyoit tout en blanc et en pleine espÉrance, jusqu’À ce qui en offrait le moins, n’avoit pas la justesse de l’autre, ni le sens si droit. Son trop de lumiÈres point assez ramassÉes l’Éblouissoit par de faux jours, et sa facilitÉ prodigieuse de concevoir et de raisonner lui ouvroit tant de routes qu’il Étoit sujet À l’Égarement, sans s’en apercevoir et de la meilleure foi du monde. Ces inconvÉnients n’Étoient jamais en M. de Beauvillier, qui Étoit prÉfÉrable dans un conseil, et M. de Chevreuse dans toutes les acadÉmies. Il avoit aussi une Élocution plus naturellement diserte, entraÎnante, et dangereuse aussi, par les grÂces qui y naissoient d’elles-mÊmes, À entraÎner dans le faux À force de chaÎnons, quand on lui avoit passÉ une fois ses premiÈres propositions en entier faute d’attention assez vigilante, et de donner par cet entraÎnement dans un faux qu’À la fin on apercevoit tout entier, mais dÉjÀ dans le branle forcÉ de s’y sentir prÉcipitÉ. Enfin, pour achever ce contraste de deux hommes si unis jusqu’À n’Être qu’un, le duc de Chevreuse ne pouvoit se lever ni se coucher; M. de Beauvillier, rÉglÉ en tout, se levoit fort matin, et se couchoit de bonne heure, c’est-À-dire qu’il sortoit de table au commencement du fruit, et qu’il Étoit couchÉ avant que le souper fÛt fini[235].

11. FÉNELON

FranÇois de Salignac de la Mothe-FÉnelon was born in his ancestral chÂteau of PÉrigord in 1651. He was appointed tutor to the Duc de Bourgogne in 1689 and Archbishop of Cambrai in 1695. In the following year his championship of Mme Guyon and the doctrine of Quietism brought him into disgrace with LouisXIV, and his residence at Cambrai became virtually an exile. He administered his see with the dignity of a grand seigneur, the capacity of a man of affairs, and the piety of a true Christian. His death in 1715 was the occasion for the following portrait, of which the earlier one in vol. VIII. (pp. 419-423) may be regarded as a first sketch. For a still earlier and a less favourable one, written when FÉnelon was appointed to the see of Cambrai, see I. 271-275.

Ce prÉlat Étoit un grand homme maigre, bien fait, pÂle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l’esprit sortoient comme un torrent, et une physionomie telle que je n’en ai point vu qui y ressemblÂt, et qui ne se pouvoit oublier, quand on ne l’auroit vu qu’une fois. Elle rassembloit tout, et les contraires ne s’y combattoient pas. Elle avoit de la gravitÉ et de la galanterie, du sÉrieux et de la gaietÉ; elle sentoit Également le docteur, l’ÉvÊque et le grand seigneur; ce qui y surnageoit, ainsi que dans toute sa personne, c’Étoit la finesse, l’esprit, les grÂces, la dÉcence, et surtout la noblesse. Il falloit effort pour cesser de le regarder. Tous ses portraits sont parlants, sans toutefois avoir pu attraper la justesse de l’harmonie qui frappoit dans l’original, et la dÉlicatesse de chaque caractÈre que ce visage rassembloit. Ses maniÈres y rÉpondoient dans la mÊme proportion, avec une aisance qui en donnoit aux autres, et cet air et ce bon goÛt qu’on ne tient que de l’usage de la meilleure compagnie et du grand monde, qui se trouvoit rÉpandu de soi-mÊme dans toutes ses conversations; avec cela une Éloquence naturelle, douce, fleurie, une politesse insinuante, mais noble et proportionnÉe, une Élocution facile, nette, agrÉable, un air de clartÉ et de nettetÉ pour se faire entendre dans les matiÈres les plus embarrassÉes et les plus dures; avec cela un homme qui ne vouloit jamais avoir plus d’esprit que ceux À qui il parloit, qui se mettoit À la portÉe de chacun sans le faire jamais sentir, qui les mettoit À l’aise et qui sembloit enchanter, de faÇon qu’on ne pouvoit le quitter, ni s’en dÉfendre, ni ne pas chercher À le retrouver. C’est ce talent si rare, et qu’il avoit au dernier degrÉ, qui lui tint tous ses amis si entiÈrement attachÉs toute sa vie, malgrÉ sa chute, et qui, dans leur dispersion, les rÉunissoit pour se parler de lui, pour le regretter, pour le desirer, pour se tenir de plus en plus À lui, comme les Juifs pour JÉrusalem, et soupirer aprÈs son retour, et l’espÉrer toujours, comme ce malheureux peuple attend encore et soupire aprÈs le Messie. C’est aussi par cette autoritÉ de prophÈte, qu’il s’Étoit acquise sur les siens, qu’il s’Étoit accoutumÉ À une domination qui, dans sa douceur, ne vouloit point de rÉsistance. Aussi n’auroit-il pas longtemps souffert de compagnon s’il fÛt revenu À la cour et entrÉ dans le Conseil, qui fut toujours son grand but; et une fois ancrÉ et hors des besoins des autres, il eÛt ÉtÉ bien dangereux non-seulement de lui rÉsister, mais de n’Être pas toujours pour lui dans la souplesse et dans l’admiration.

RetirÉ dans son diocÈse, il y vÉcut avec la piÉtÉ et l’application d’un pasteur, avec l’art et la magnificence d’un homme qui n’a renoncÉ À rien, qui se mÉnage tout le monde et toutes choses[236]. Jamais homme n’a eu plus que lui la passion de plaire, et au valet autant qu’au maÎtre; jamais homme ne l’a portÉe plus loin, avec une application plus suivie, plus constante, plus universelle; jamais homme n’y a plus entiÈrement rÉussi. Cambray est un lieu de grand abord et de grand passage; rien d’Égal À la politesse, au discernement, À l’agrÉment avec lequel il recevoit tout le monde. Dans les premiÈres annÉes on l’Évitoit, il ne couroit aprÈs personne; peu À peu les charmes de ses maniÈres lui rapprochÈrent un certain gros. A la faveur de cette petite multitude, plusieurs de ceux que la crainte avoit ÉcartÉs, mais qui desiroient aussi de jeter des semences pour d’autres temps, furent bien aises des occasions de passer À Cambray. De l’un À l’autre tous y coururent. A mesure que Mgr le duc de Bourgogne parut figurer, la cour du prÉlat grossit, et elle en devint une effective aussitÔt que son disciple fut devenu Dauphin. Le nombre de gens qu’il avoit accueillis, la quantitÉ de ceux qu’il avoit logÉs chez lui passants par Cambray, les soins qu’il avoit pris des malades et des blessÉs qu’en diverses occasions on avoit portÉs dans sa ville, lui avoient acquis le coeur des troupes. Assidu aux hÔpitaux et chez les moindres officiers, attentif aux principaux, en ayant chez lui en nombre et plusieurs mois de suite jusqu’À leur parfait rÉtablissement, vigilant en vrai pasteur au salut de leurs Âmes, avec cette connoissance du monde qui les savoit gagner et qui en engageoit beaucoup À s’adresser À lui-mÊme, et il ne se refusoit pas au moindre des hÔpitaux qui vouloit aller À lui, et qu’il suivoit comme s’il n’eÛt point eu d’autres soins À prendre, il n’Étoit pas moins actif au soulagement corporel. Les bouillons, les nourritures, les consolations des dÉgoÛts, souvent encore les remÈdes, sortoient en abondance de chez lui, et dans ce grand nombre un ordre et un soin que chaque chose fÛt du meilleur en sa sorte qui ne se peut comprendre. Il prÉsidoit aux consultations les plus importantes; aussi est-il incroyable jusqu’À quel point il devint l’idole des gens de guerre, et combien son nom retentit jusqu’au milieu de la cour.

Ses aumÔnes, ses visites Épiscopales rÉitÉrÉes plusieurs fois l’annÉe, et qui lui firent connoÎtre par lui-mÊme À fond toutes les parties de son diocÈse, la sagesse et la douceur de son gouvernement, ses prÉdications frÉquentes dans la ville et dans les villages, la facilitÉ de son accÈs, son humanitÉ avec les petits, sa politesse avec les autres, ses grÂces naturelles qui rehaussoient le prix de tout ce qu’il disoit et faisoit, le firent adorer de son peuple, et les prÊtres dont il se dÉclaroit le pÈre et le frÈre, et qu’il traitoit tous ainsi, le portoient tous dans leurs coeurs. Parmi tant d’art et d’ardeur de plaire, et si gÉnÉrale, rien de bas, de commun, d’affectÉ, de dÉplacÉ, toujours en convenance À l’Égard de chacun; chez lui abord facile, expÉdition prompte et dÉsintÉressÉe; un mÊme esprit, inspirÉ par le sien, en tous ceux qui travailloient sous lui dans ce grand diocÈse; jamais de scandale ni rien de violent contre personne; tout en lui et chez lui dans la plus grande dÉcence. Ses matinÉes se passoient en affaires du diocÈse. Comme il avoit le gÉnie ÉlevÉ et pÉnÉtrant, qu’il y rÉsidoit toujours, qu’il ne se passoit point de jour qu’il ne rÉglÂt ce qui se prÉsentoit, c’Étoit chaque jour une occupation courte et lÉgÈre. Il recevoit aprÈs qui le vouloit voir, puis alloit dire la messe, et il y Étoit prompt; c’Étoit toujours dans sa chapelle, hors les jours qu’il officioit, ou que quelque raison particuliÈre l’engageoit À l’aller dire ailleurs. Revenu chez lui, il dÎnoit avec la compagnie, toujours nombreuse, mangeoit peu et peu solidement, mais demeuroit longtemps À table pour les autres, et les charmoit par l’aisance, la variÉtÉ, le naturel, la gaietÉ de sa conversation, sans jamais descendre À rien qui ne fÛt digne et d’un ÉvÊque et d’un grand seigneur; sortant de table il demeuroit peu avec la compagnie. Il l’avoit accoutumÉe À vivre chez lui sans contrainte, et À n’en pas prendre pour elle. Il entroit dans son cabinet et y travailloit quelques heures, qu’il prolongeoit s’il faisoit mauvais temps et qu’il n’eÛt rien À faire hors de chez lui.

Au sortir de son cabinet il alloit faire des visites ou se promener À pied hors la ville. Il aimoit fort cet exercice et l’allongeoit volontiers, et, s’il n’y avoit personne de ceux qu’il logeoit, ou quelque personne distinguÉe, il prenoit quelque grand vicaire et quelque autre ecclÉsiastique, et s’entretenoit avec eux du diocÈse, de matiÈres de piÉtÉ ou de savoir; souvent il y mÊloit des parenthÈses agrÉables. Les soirs, il les passoit avec ce qui logeoit chez lui, soupoit avec les principaux de ces passages d’armÉes quand il en arrivoit, et alors sa table Étoit servie comme le matin. Il mangeoit encore moins qu’À dÎner, et se couchoit toujours avant minuit. Quoique sa table fÛt magnifique et dÉlicate, et que tout chez lui rÉpondÎt À l’État d’un grand seigneur, il n’y avoit rien nÉanmoins qui ne sentÎt l’odeur de l’Épiscopat et de la rÈgle la plus exacte, parmi la plus honnÊte et la plus douce libertÉ. Lui-mÊme Étoit un exemple toujours prÉsent, mais auquel on ne pouvoit atteindre; partout un vrai prÉlat, partout aussi un grand seigneur, partout encore l’auteur de TÉlÉmaque. Jamais un mot sur la cour, sur les affaires, quoi que ce soit qui pÛt Être repris, ni qui sentÎt le moins du monde bassesse, regrets, flatterie; jamais rien qui pÛt seulement laisser soupÇonner ni ce qu’il avoit ÉtÉ, ni ce qu’il pouvoit encore Être. Parmi tant de grandes parties, un grand ordre dans ses affaires domestiques, et une grande rÈgle dans son diocÈse; mais sans petitesse, sans pÉdanterie, sans avoir jamais importunÉ personne d’aucun État sur la doctrine.

Les jansÉnistes Étoient en paix profonde dans le diocÈse de Cambray, et il y en avoit grand nombre; ils s’y taisoient, et l’archevÊque aussi À leur Égard. Il auroit ÉtÉ À desirer pour lui qu’il eÛt laissÉ ceux de dehors dans le mÊme repos; mais il tenoit trop intimement aux jÉsuites, et il espÉroit trop d’eux, pour ne leur pas donner ce qui ne troubloit pas le sien. Il Étoit aussi trop attentif À son petit troupeau choisi, dont il Étoit le coeur, l’Âme, la vie et l’oracle, pour ne lui pas donner de temps en temps la pÂture de quelques ouvrages qui couroient entre leurs mains avec la derniÈre aviditÉ, et dont les Éloges retentissoient. Il fut rudement rÉfutÉ par les jansÉnistes, et il est vrai de plus que le silence en matiÈre de doctrine auroit convenu À l’auteur si solennellement condamnÉ du livre des Maximes des saints[237]; mais l’ambition n’Étoit rien moins que morte; les coups qu’il recevoit des rÉponses des jansÉnistes lui devenoient de nouveaux mÉrites auprÈs de ses amis, et de nouvelles raisons aux jÉsuites de tout faire et de tout entreprendre pour lui procurer le rang et les places d’autoritÉ dans l’Église et dans l’État. A mesure que les temps orageux s’Éloignoient, que ceux de son Dauphin s’approchoient, cette ambition se rÉveilloit fortement, quoique cachÉe sous une mesure qui certainement lui devoit coÛter. Le cÉlÈbre Bossuet, ÉvÊque de Meaux, n’Étoit plus, ni Godet, ÉvÊque de Chartres[238]; la Constitution avoit perdu le cardinal de Noailles[239]; le P. Tellier[240] Étoit devenu tout-puissant. Ce confesseur du Roi Étoit totalement À lui ainsi que l’Élixir du gouvernement des jÉsuites, et la SociÉtÉ entiÈre faisoit profession de lui Être attachÉe depuis la mort du P. Bourdaloue[241], du P. Gaillard et de quelques autres principaux qui lui Étoient opposÉs, qui en retenoient d’autres, et que la politique des supÉrieurs laissoit agir, pour ne pas choquer le Roi ni Mme de Maintenon contre tout le corps; mais ces temps Étoient passÉs, et tout ce formidable corps lui Étoit enfin rÉuni. Le Roi, en deux ou trois occasions depuis peu, n’avoit pu s’empÊcher de le louer. Il avoit ouvert ses greniers aux troupes dans un temps de chertÉ et oÙ les munitionnaires Étoient À bout, et il s’Étoit bien gardÉ d’en rien recevoir, quoique il en eÛt tirÉ de grosses sommes en le vendant À l’ordinaire. On peut juger que ce service ne demeura pas enfoui, et ce fut aussi ce qui fit hasarder pour la premiÈre fois de nommer son nom au Roi. Le duc de Chevreuse avoit enfin osÉ l’aller voir, et le recevoir une autre fois À Chaulnes[242], et on peut juger que ce ne fut pas sans s’Être assurÉ que le Roi le trouvoit bon.

FÉnelon, rendu enfin aux plus flatteuses et aux plus hautes espÉrances, laissa germer cette semence d’elle-mÊme; mais elle ne put venir À maturitÉ. La mort si peu attendue du Dauphin l’accabla, et celle du duc de Chevreuse, qui ne tarda guÈre aprÈs, aigrit cette profonde plaie; la mort du duc de Beauvillier la rendit incurable, et l’atterra. Ils n’Étoient qu’un coeur et qu’une Âme, et, quoique ils ne se fussent jamais vus depuis l’exil, FÉnelon le dirigeoit de Cambray jusque dans les plus petits dÉtails. MalgrÉ sa profonde douleur de la mort du Dauphin, il n’avoit pas laissÉ d’embrasser une planche dans ce naufrage. L’ambition surnageoit À tout, se prenoit À tout[243]. Son esprit avoit toujours plu À M. le duc d’OrlÉans. M. de Chevreuse avoit cultivÉ et entretenu entre eux l’estime et l’amitiÉ, et j’y avois aussi contribuÉ par attachement pour le duc de Beauvillier, qui pouvoit tout sur moi. AprÈs tant de pertes et d’Épreuves les plus dures, ce prÉlat Étoit encore homme d’espÉrances; il ne les avoit pas mal placÉes. On a vu les mesures que les ducs de Chevreuse et de Beauvillier m’avoient engagÉ de prendre pour lui auprÈs de ce prince, et qu’elles avoient rÉussi de faÇon que les premiÈres places lui Étoient destinÉes, et que je lui en avois fait passer l’assurance par ces deux ducs dont la piÉtÉ s’intÉressoit si vivement en lui, et qui Étoient persuadÉs que rien ne pouvoit Être si utile À l’Église, ni si important À l’État, que de le placer au timon du gouvernement; mais il Étoit arrÊtÉ qu’il n’auroit que des espÉrances. On a vu que rien ne le pouvoit rassurer sur moi, et que les ducs de Chevreuse et de Beauvillier me l’avouoient. Je ne sais si cette frayeur s’augmenta par leur perte, et s’il crut que, ne les ayant plus pour me tenir, je ne serois plus le mÊme pour lui, avec qui je n’avois jamais eu aucun commerce, trop jeune avant son exil, et sans nulle occasion depuis. Quoi qu’il en soit, sa foible complexion ne put rÉsister À tant de soins et de traverses. La mort du duc de Beauvillier lui donna le dernier coup. Il se soutint quelque temps par effort de courage, mais ses forces Étoient À bout. Les eaux, ainsi qu’À Tantale, s’Étoient trop persÉvÉramment retirÉes du bord de ses lÈvres toutes les fois qu’il croyoit y toucher pour y Éteindre l’ardeur de sa soif.

Il fit un court voyage de visite Épiscopale, il versa dans un endroit dangereux, personne ne fut blessÉ, mais il vit tout le pÉril, et eut dans sa foible machine toute la commotion de cet accident. Il arriva incommodÉ À Cambray, la fiÈvre survint, et les accidents tellement coup sur coup qu’il n’y eut plus de remÈde; mais sa tÊte fut toujours libre et saine. Il mourut À Cambray le 7 janvier de cette annÉe, au milieu des regrets intÉrieurs, et À la porte du comble de ses desirs. Il savoit l’État tombant du Roi; il savoit ce qui le regardoit aprÈs lui. Il Étoit dÉjÀ consultÉ du dedans et recourtisÉ du dehors, parce que le goÛt du soleil levant avoit dÉjÀ percÉ. Il Étoit portÉ par le zÈle infatigablement actif de son petit troupeau, devenu la portion d’Élite du grand parti de la constitution par la haine des anciens ennemis de l’archevÊque de Cambray, qui ne l’Étoient pas moins de la doctrine des jÉsuites, qu’il s’agissoit, de tolÉrÉe À grand peine qu’elle avoit ÉtÉ depuis son pÈre Molina, de rendre triomphante, maÎtresse et unique. Que de puissants motifs de regretter la vie, et que la mort est amÈre dans des circonstances si parfaites et si À souhait de tous cÔtÉs! Toutefois il n’y parut pas. Soit amour de la rÉputation, qui fut toujours un objet auquel il donna toute prÉfÉrence, soit grandeur d’Âme, qui mÉprise enfin ce qu’elle ne peut atteindre, soit dÉgoÛt du monde si continuellement trompeur pour lui, et de sa figure qui passe, et qui alloit lui Échapper, soit piÉtÉ ranimÉe par un long usage, et ranimÉe peut-Être par ces tristes mais puissantes considÉrations, il parut insensible À tout ce qu’il quittoit, et uniquement occupÉ de ce qu’il alloit trouver, avec une tranquillitÉ, une paix, qui n’excluoit que le trouble, et qui embrassoit la pÉnitence, le dÉtachement, le soin unique des choses spirituelles et de son diocÈse, enfin une confiance qui ne faisoit que surnager À l’humilitÉ et À la crainte.

Dans cet État, il Écrivit au Roi une lettre sur le spirituel de son diocÈse, qui ne disoit pas un mot sur lui-mÊme, qui n’avoit rien que de touchant et qui ne convÎnt au lit de la mort À un grand ÉvÊque. La sienne, À moins de soixante-cinq ans, munie des sacrements de l’Église, au milieu des siens et de son clergÉ, put passer pour une grande leÇon À ceux qui survivoient, et pour laisser de grandes espÉrances de celui qui Étoit appelÉ. La consternation dans tous les Pays-Bas fut extrÊme. Il y avoit apprivoisÉ jusqu’aux armÉes ennemies, qui avoient autant et mÊme plus de soin de conserver ses biens que les nÔtres. Leurs gÉnÉraux et la cour de Bruxelles se piquoient de le combler d’honnÊtetÉs et des plus grandes marques de considÉration, et les protestants pour le moins autant que les catholiques. Les regrets furent donc sincÈres et universels dans toute l’Étendue des Pays-Bas. Ses amis, sur tous son petit troupeau, tombÈrent dans l’abÎme de l’affliction la plus amÈre. A tout prendre, c’Étoit un bel esprit et un grand homme. L’humanitÉ rougit pour lui de Mme Guyon, dans l’admiration de laquelle, vraie ou feinte, il a toujours vÉcu, sans que ses moeurs aient jamais ÉtÉ le moins du monde soupÇonnÉes, et est mort aprÈs en avoir ÉtÉ le martyr, sans qu’il ait ÉtÉ jamais possible de l’en sÉparer. MalgrÉ la faussetÉ notoire de toutes ses prophÉties, elle fut toujours le centre oÙ tout aboutit dans ce petit troupeau, et l’oracle suivant lequel FÉnelon vÉcut et conduisit les autres[244].

12. VILLEROY

FranÇois de Neufville, MarÉchal-Duc de Villeroy (1644-1730), was great-grandson of Nicolas de Neufville, Seigneur de Villeroy, minister to Henry III and Henry IV, grandson of the first Marquis de Villeroy, and son of the MarÉchal-Duc de Villeroy, governor of LouisXIV. He was brought up with the king, who in consequence always regarded him with favour. “Prince Charming” in society, he served with distinction in the earlier wars of the reign. But as a Commander-in-chief he was a failure, and his signal defeat by Marlborough at Ramillies in 1706 was largely due to his incapacity. La BruyÈre’s MÉnippe (Du mÉrite personnel) is generally regarded as a portrait of him.

Le marÉchal de Villeroy a tant figurÉ, devant et depuis, qu’il est nÉcessaire de le faire connoÎtre. C’Étoit un grand homme bien fait, avec un visage fort agrÉable, fort vigoureux, sain, qui sans s’incommoder faisoit tout ce qu’il vouloit de son corps. Quinze et seize heures À cheval ne lui Étoient rien, les veilles pas davantage. Toute sa vie nourri et vivant dans le plus grand monde; fils du gouverneur du Roi, ÉlevÉ avec lui, dans sa familiaritÉ dÈs leur premiÈre jeunesse, galant de profession, parfaitement au fait des intrigues galantes de la cour et de la ville, dont il savoit amuser le Roi, qu’il connoissoit À fond, et des foiblesses duquel il sut profiter, et se maintenir en osier de cour dans les contre-temps qu’il essuya avant que je fusse dans le monde. Il Étoit magnifique en tout, fort noble dans toutes ses maniÈres, grand et beau joueur sans se soucier du jeu, point mÉchant gratuitement, tout le langage et les faÇons d’un grand seigneur et d’un homme pÉtri de la cour; glorieux À l’excÈs par nature, bas aussi À l’excÈs pour peu qu’il en eÛt besoin, et À l’Égard du Roi et de Mme de Maintenon valet À tout faire.

Il avoit cet esprit de cour et du monde que le grand usage donne, et que les intrigues et les vues aiguisent, avec ce jargon qu’on y apprend, qui n’a que le tuf[245], mais qui Éblouit les sots, et que l’habitude de la familiaritÉ du Roi, de la faveur, des distinctions, du commandement rendoit plus brillant, et dont la fatuitÉ suprÊme faisoit tout le fond. C’Étoit un homme fait exprÈs pour prÉsider À un bal, pour Être le juge d’un carrousel, et, s’il avoit eu de la voix, pour chanter À l’OpÉra les rÔles de roi et de hÉros; fort propre encore À donner les modes, et À rien du tout au delÀ. Il ne se connoissoit ni en gens ni en choses, pas mÊme en celles de plaisir, et parloit et agissoit sur parole; grand admirateur de qui lui imposoit, et consÉquemment dupe parfaite, comme il le fut toute sa vie, de Vaudemont[246], de Mme des Ursins[247] et des personnages Éclatants; incapable de bon conseil, incapable encore de toute affaire, mÊme d’en rien comprendre par delÀ l’Écorce, au point que, lorsqu’il fut dans le conseil, le Roi Étoit peinÉ de cette ineptie, au point d’en baisser la tÊte, d’en rougir et de perdre sa peine À le redresser, et À tÂcher de lui faire comprendre le point dont il s’agissoit. C’est ce que j’ai su longtemps aprÈs de Torcy[248], qui Étoit ÉtonnÉ au dernier point de la sottise en affaires d’un homme de cet Âge, si rompu À la cour. Il y Étoit en effet si rompu qu’il en Étoit corrompu. Il se piquoit nÉanmoins d’Être fort honnÊte homme; mais comme il n’avoit point de sens, il montroit la corde fort aisÉment, aux occasions mÊmes peu dÉlicates, oÙ son peu de cervelle le trahissoit, peu retenu d’ailleurs quand ses vues, ses espÉrances et son intÉrÊt, mÊme l’envie de plaire et de flatter, ne s’accordoient pas avec la probitÉ. C’Étoit toujours, hors des choses communes, un embarras et une confiance dont le mÉlange devenoit ridicule. On distinguoit l’un d’avec l’autre, on voyoit qu’il ne savoit oÙ il en Étoit; quelque sproposito prononcÉ avec autoritÉ, ÉtayÉ de ses grands airs, Étoit ordinairement sa ressource. Il Étoit brave de sa personne; pour la capacitÉ militaire on en [a] vu les funestes fruits. Sa politesse avoit une hauteur qui repoussoit, et ses maniÈres Étoient par elles-mÊmes insultantes quand il se croyoit affranchi de la politesse par le caractÈre des gens. Aussi Étoit-ce l’homme du monde le moins aimÉ, et dont le commerce Étoit le plus insupportable, parce qu’on [n’]y trouvoit qu’un tissu de fatuitÉ, de recherche et d’applaudissement de soi, de montre de faveur et de grandeur de fortune, un tissu de questions qui en interrompoient les rÉponses, qui souvent ne les attendoient pas, et qui toujours Étoient sans aucun rapport ensemble. D’ailleurs nulle chose que des contes de cour, d’aventures, de galanteries; nulle lecture, nulle instruction, ignorance crasse sur tout, plates plaisanteries, force vent et parfait vide. Il traitoit avec l’empire le plus dur les personnes de sa dÉpendance. Il est incroyable les traitements continuels que jusqu’À sa mort il a faits continuellement À son fils qui lui rendoit des soins infinis et une soumission sans rÉplique, et j’ai su par des amis de Tallart[249], dont il Étoit fort proche, et l’a toujours protÉgÉ, qu’il le mettoit sans cesse au dÉsespoir, mÊme parvenu À la tÊte de l’armÉe. Enfin la faussetÉ, et la plus grande, et la plus pleine opinion de soi en tout genre mettent la derniÈre main À la perfection de ce trop vÉritable tableau[250].

13. LE DUC D’ORLÉANS

Philippe, Duc d’OrlÉans (1674-1723), Regent of France after the death of LouisXIV, was the only son of Monsieur, the brother of LouisXIV, by his second wife, Charlotte Elizabeth, daughter of the Elector Palatine. Till his father’s death in 1701 he was called the Duc de Chartres.

M. le duc d’OrlÉans Étoit de taille mÉdiocre au plus, fort plein, sans Être gros, l’air et le port aisÉ et fort noble, le visage large, agrÉable, fort haut en couleur, le poil noir et la perruque de mÊme. Quoique il eÛt fort mal dansÉ, et mÉdiocrement rÉussi À l’acadÉmie, il avoit dans le visage, dans le geste, dans toutes ses maniÈres une grÂce infinie, et si naturelle qu’elle ornoit jusqu’À ses moindres actions, et les plus communes. Avec beaucoup d’aisance quand rien ne le contraignoit, il Étoit doux, accueillant, ouvert, d’un accÈs facile et charmant, le son de la voix agrÉable, et un don de la parole qui lui Étoit tout particulier en quelque genre que ce pÛt Être, avec une facilitÉ et une nettetÉ que rien ne surprenoit, et qui surprenoit toujours. Son Éloquence Étoit naturelle jusque dans les discours les plus communs et les plus journaliers, dont la justesse Étoit Égale sur les sciences les plus abstraites, qu’il rendoit claires, sur les affaires de gouvernement, de politique, de finance, de justice, de guerre, de cour, de conversation ordinaire, et de toutes sortes d’arts et de mÉcanique. Il ne se servoit pas moins utilement des Histoires et des MÉmoires, et connoissoit fort les maisons. Les personnages de tous les temps et leurs vies lui Étoient prÉsentes, et les intrigues des anciennes cours comme celles de son temps. A l’entendre, on lui auroit cru une vaste lecture. Rien moins. Il parcourait lÉgÈrement, mais sa mÉmoire Étoit si singuliÈre qu’il n’oublioit ni choses, ni noms, ni dates, qu’il rendoit avec prÉcision, et son apprÉhension Étoit si forte qu’en parcourant ainsi, c’Étoit en lui comme s’il eÛt tout lu fort exactement. Il excelloit À parler sur-le-champ, et en justesse et en vivacitÉ, soit de bons mots, soit de reparties. Il m’a souvent reprochÉ, et d’autres plus que lui, que je ne le gÂtois pas; mais je lui ai souvent aussi donnÉ une louange qui est mÉritÉe par bien peu de gens, et qui n’appartenoit À personne si justement qu’À lui: c’est qu’outre qu’il avoit infiniment d’esprit et de plusieurs sortes, la perspicacitÉ singuliÈre du sien se trouvoit jointe À une si grande justesse, qu’il ne se serait jamais trompÉ en aucune affaire s’il avoit suivi la premiÈre apprÉhension de son esprit sur chacune. Il prenoit quelquefois cette louange de moi pour un reproche, et il n’avoit pas toujours tort; mais elle n’en Étoit pas moins vraie. Avec cela nulle prÉsomption, nulle trace de supÉrioritÉ d’esprit ni de connoissance, raisonnant comme d’Égal À Égal avec tous, et donnant toujours de la surprise aux plus habiles. Rien de contraignant ni d’imposant dans la sociÉtÉ, et quoique il sentÎt bien ce qu’il Étoit, et de faÇon mÊme de ne le pouvoir oublier en sa prÉsence, il mettoit tout le monde À l’aise, et lui-mÊme comme au niveau des autres.

Il gardoit fort son rang en tout genre avec les princes du sang, et personne n’avoit l’air, le discours, ni les maniÈres plus respectueuses que lui, ni plus noble avec le Roi et avec les fils de France. Monsieur avoit hÉritÉ en plein de la valeur des rois ses pÈre et grand-pÈre, et l’avoit transmise toute entiÈre À son fils. Quoique il n’eÛt aucun penchant À la mÉdisance, beaucoup moins À ce qu’on appelle Être mÉchant, il Étoit dangereux sur la valeur des autres. Il ne cherchoit jamais À en parler, modeste et silencieux mÊme À cet Égard sur ce qui lui Étoit personnel, et racontoit toujours les choses de cette nature oÙ il avoit eu le plus de part, donnant avec ÉquitÉ toute louange aux autres et ne parlant jamais de soi; mais il se passoit difficilement de pincer ceux qu’il ne trouvoit pas ce qu’il appeloit francs du collier, et on lui sentoit un mÉpris et une rÉpugnance naturelle À l’Égard de ceux qu’il avoit lieu de croire tels. Aussi avoit-il le foible de croire ressembler en tout À Henri IV, de l’affecter dans ses faÇons, dans ses reparties, de se le persuader jusque dans sa taille et la forme de son visage, et de n’Être touchÉ d’aucune autre louange ni flatterie comme de celle-lÀ qui lui alloit au coeur. C’est une complaisance À laquelle je n’ai jamais pu me ployer. Je sentois trop qu’il ne recherchoit pas moins cette ressemblance dans les vices de ce grand prince que dans ses vertus, et que les uns ne faisoient pas moins son admiration que les autres. Comme Henri IV, il Étoit naturellement bon, humain, compatissant, et cet homme si cruellement accusÉ du crime le plus noir et le plus inhumain, je n’en ai point connu de plus naturellement opposÉ au crime de la destruction des autres, ni plus singuliÈrement ÉloignÉ de faire peine mÊme À personne, jusque-lÀ qu’il se peut dire que sa douceur, son humanitÉ, sa facilitÉ avoient tournÉ en dÉfaut, et je ne craindrai pas de dire qu’il tourna en vice la suprÊme vertu du pardon des ennemis, dont la prodigalitÉ sans cause ni choix tenoit trop prÈs de l’insensible, et lui a causÉ bien des inconvÉnients fÂcheux et des maux dont la suite fournira des exemples et des preuves.

Je me souviens qu’un an peut-Être avant la mort du Roi, Étant montÉ de bonne heure aprÈs dÎnÉ chez Mme la duchesse d’OrlÉans À Marly, je la trouvai au lit pour quelque migraine, et M. le duc d’OrlÉans seul dans la chambre, assis dans le fauteuil du chevet du lit. A peine fus-je assis que Mme la duchesse d’OrlÉans se mit À me raconter un fait du prince et du cardinal de Rohan[251], arrivÉ depuis peu de jours, et prouvÉ avec la plus claire Évidence. Il rouloit sur des mesures contre M. le duc d’OrlÉans pour le prÉsent et l’avenir, et sur le fondement de ces exÉcrables imputations si À la mode par le crÉdit et le cours que Mme de Maintenon et M. du Maine s’appliquoient sans cesse À leur donner. Je me rÉcriai d’autant plus que M. le duc d’OrlÉans avoit toujours distinguÉ et recherchÉ, je ne sais pourquoi, ces deux frÈres, et qu’il croyoit pouvoir compter sur eux: “Et que dites-vous de M. le duc d’OrlÉans, ajouta-t-elle ensuite, qui, depuis qu’il le sait, qu’il n’en doute pas, et qu’il n’en peut douter, leur fait tout aussi bien qu’À l’ordinaire?” A l’instant je regardai M. le duc d’OrlÉans qui n’avoit dit que quelques mots pour confirmer le rÉcit de la chose À mesure qu’il se faisoit, et qui Étoit couchÉ nÉgligemment dans sa chaise, et je lui dis avec feu: “Pour cela, Monsieur, il faut dire la vÉritÉ, c’est que depuis Louis le DÉbonnaire il n’y en eut jamais un si dÉbonnaire que vous.” A ces mots, il se releva dans sa chaise, rouge de colÈre jusqu’au blanc des yeux, balbutiant de dÉpit contre moi qui lui disois, prÉtendoit-il, des choses fÂcheuses, et contre Mme la duchesse d’OrlÉans qui les lui avoit procurÉes, et qui rioit. “Courage, Monsieur, ajoutai-je, traitez bien vos ennemis, et fÂchez-vous contre vos serviteurs. Je suis ravi de vous voir en colÈre, c’est signe que j’ai mis le doigt sur l’apostume; quand on la presse, le malade crie. Je voudrois en faire sortir tout le pus, et aprÈs cela vous seriez tout un autre homme et tout autrement comptÉ.” Il grommela encore un peu et puis s’apaisa. C’est lÀ une des deux occasions seules oÙ il se soit jamais mis en vraie colÈre contre moi. Je rapporterai l’autre en son temps.

Deux ou trois ans aprÈs la mort du Roi, je causois À un coin de la longue et grande piÈce de l’appartement des Tuileries, comme le conseil de rÉgence alloit commencer dans cette mÊme piÈce oÙ il se tenoit toujours, tandis que M. le duc d’OrlÉans Étoit tout À l’autre bout, parlant À quelqu’un dans une fenÊtre. Je m’entendis appeler comme de main en main; on me dit que M. le duc d’OrlÉans me vouloit parler. Cela arrivoit souvent en se mettant au Conseil. J’allai donc À cette fenÊtre oÙ il Étoit demeurÉ. Je trouvai un maintien sÉrieux, un air concentrÉ, un visage fÂchÉ qui me surprit beaucoup. “Monsieur, me dit-il d’abordÉe, j’ai fort À me plaindre de vous que j’ai toute ma vie comptÉ pour le meilleur de mes amis.—Moi, Monsieur! plus ÉtonnÉ encore, qu’y a-t-il donc, lui dis-je, s’il vous plaÎt?—Ce qu’il y a, rÉpondit-il avec une mine encore plus colÈre, chose que vous ne sauriez nier, des vers que vous avez faits contre moi.—Moi, des vers! rÉpliquai-je; hÉ! qui diable vous conte de ces sottises-lÀ? et depuis prÈs de quarante ans que vous me connoissez, est-ce que vous ne savez pas que de ma vie je n’ai pu faire, non pas deux vers, mais un seul?—Hon, par...! reprit-il, vous ne pouvez nier ceux-lÀ, et tout de suite me chante un pont-neuf À sa louange dont le refrain Étoit: Notre rÉgent est dÉbonnaire, la la, il est dÉbonnaire, avec un grand Éclat de rire.—Comment! lui dis-je, vous vous en souvenez encore? et en riant aussi, pour la vengeance que vous en prenez, souvenez-vous-en du moins À bon escient.” Il demeura À rire longtemps, À ne s’en pouvoir empÊcher avant de se mettre au Conseil. Je n’ai pas craint d’Écrire cette bagatelle, parce qu’il me semble qu’elle peint.

Il aimoit fort la libertÉ, et autant pour les autres que pour lui-mÊme. Il me vantoit un jour l’Angleterre sur ce point, oÙ il n’y a point d’exils ni de lettres de cachet, et oÙ le Roi ne peut dÉfendre que l’entrÉe de son palais ni tenir personne en prison, et sur cela me conta en se dÉlectant, car tous nos princes vivoient lors, qu’outre la duchesse de Portsmouth, Charles II avoit bien eu de petites maÎtresses; que le grand prieur[252], jeune et aimable en ce temps-lÀ, qui s’Étoit fait chasser pour quelque sottise, Étoit allÉ passer son exil en Angleterre, oÙ il avoit ÉtÉ fort bien reÇu du roi. Pour le remerciement, il lui dÉbaucha une de ces petites maÎtresses dont le roi Étoit si passionnÉ alors qu’il lui fit demander grÂces, lui offrit de l’argent, et s’engagea de le raccommoder en France. Le grand prieur tint bon. Charles lui fit dÉfendre le palais. Il s’en moqua, et alloit tous les jours À la comÉdie avec sa conquÊte, et s’y plaÇoit vis-À-vis du roi. Enfin le roi d’Angleterre, ne sachant plus que faire pour s’en dÉlivrer, pria tellement le Roi de le rappeler en France qu’il le fut. Mais le grand prieur tint bon, dit qu’il se trouvoit bien en Angleterre, et continua son manÈge. Charles outrÉ en vint jusqu’À faire confidence au Roi de l’État oÙ le mettoit le grand prieur, et obtint un commandement si absolu et si prompt qu’il le fit repasser incontinent en France. M. le duc d’OrlÉans admirait cela, et je ne sais s’il n’aurait pas voulu Être le grand prieur. Je lui rÉpondis que j’admirais moi-mÊme que le petit-fils d’un roi de France se pÛt complaire dans un si insolent procÉdÉ, que moi sujet, et qui, comme lui, n’avois aucun trait au trÔne, je trouvois plus que scandaleux et extrÊmement punissable. Il n’en relÂcha rien, et faisoit toujours cette histoire avec voluptÉ. Aussi d’ambition de rÉgner ni de gouverner, n’en avoit-il aucune. S’il fit une pointe tout À fait insensÉe pour l’Espagne, c’est qu’on la lui avoit mise dans la tÊte. Il ne songea mÊme, comme on le verra, tout de bon À gouverner que lorsque force fut d’Être perdu et dÉshonorÉ, ou d’exercer les droits de sa naissance, et, quant À rÉgner je ne craindrai pas de rÉpondre que jamais il ne le desira, et que, le cas forcÉ arrivÉ, il s’en seroit trouvÉ Également importunÉ et embarrassÉ. Que vouloit-il donc? me demandera-t-on; commander les armÉes tant que la guerre auroit durÉ, et se divertir le reste du temps sans contrainte ni À lui ni À autrui.

C’Étoit en effet À quoi il Étoit extrÊmement propre. Une valeur naturelle, tranquille, qui lui laissoit tout voir, tout prÉvoir, et porter les remÈdes, une grande Étendue d’esprit pour les Échecs d’une campagne, pour les projets, pour se munir de tout ce qui convenoit À l’exÉcution, pour s’en aider À point nommÉ, pour s’Établir d’avance des ressources et savoir en profiter bout À bout, et user aussi avec une sage diligence et vigueur de tous les avantages que lui pouvoit prÉsenter le sort des armes. On peut dire qu’il Étoit capitaine, ingÉnieur, intendant d’armÉe, qu’il connoissoit la force des troupes, le nom et la capacitÉ des officiers, et les plus distinguÉs de chaque corps, s’en faire adorer, les tenir nÉanmoins en discipline, exÉcuter, en manquant de tout, les choses les plus difficiles. C’est ce qui a ÉtÉ admirÉ en Espagne, et pleurÉ en Italie, quand il y prÉvit tout, et que Marsin lui arrÊta les bras sur tout. Ses combinaisons Étoient justes et solides tant sur les matiÈres de guerre que sur celles d’État; il est Étonnant jusqu’À quel dÉtail il en embrassoit toutes les parties sans confusion, les avantages et les dÉsavantages des partis qui se prÉsentoient À prendre, la nettetÉ avec laquelle il les comprenoit et savoit les exposer, enfin la variÉtÉ infinie et la justesse de toutes ses connoissances sans en montrer jamais, ni en avoir en effet meilleure opinion de soi.

L’abbÉ du Bois[253] Étoit un petit homme maigre, effilÉ, chafouin, À perruque blonde, À mine de fouine, À physionomie d’esprit, qui Étoit en plein ce qu’un mauvais franÇois appelle un sacre mais que ne se peut guÈre exprimer autrement. Tous les vices combattoient en lui À qui en demeureroit le maÎtre. Ils y faisoient un bruit et un combat continuel entre eux. L’avarice, la dÉbauche, l’ambition Étoient ses dieux; la perfidie, la flatterie, les servages, ses moyens; l’impiÉtÉ parfaite, son repos; et l’opinion que la probitÉ et l’honnÊtetÉ sont des chimÈres dont on se pare, et qui n’ont de rÉalitÉ dans personne, son principe, en consÉquence duquel tous moyens lui Étoient bons. Il excelloit en basses intrigues, il en vivoit, il ne pouvoit s’en passer, mais toujours avec un but oÙ toutes ses dÉmarches tendoient, avec une patience qui n’avoit de terme que le succÈs, ou la dÉmonstration rÉitÉrÉe de n’y pouvoir arriver, À moins que, cheminant ainsi dans la profondeur et les tÉnÈbres, il ne vÎt jour À mieux en ouvrant un autre boyau. Il passoit ainsi sa vie dans les sapes. Le mensonge le plus hardi lui Étoit tournÉ en nature avec un air simple, droit, sincÈre, souvent honteux. Il auroit parlÉ avec grÂce et facilitÉ, si, dans le dessein de pÉnÉtrer les autres en parlant, et la crainte de s’avancer plus qu’il ne vouloit, ne l’avoit accoutumÉ À un bÉgayement factice qui le dÉparoit, et qui, redoublÉ quand il fut arrivÉ À se mÊler de choses importantes, devint insupportable, et quelquefois inintelligible. Sans ses contours et le peu de naturel qui perÇoit malgrÉ ses soins, sa conversation auroit ÉtÉ aimable. Il avoit de l’esprit, assez de lettres, d’histoire et de lecture, beaucoup de monde, force envie de plaire et de s’insinuer, mais tout cela gÂtÉ par une fumÉe de faussetÉ qui sortoit malgrÉ lui de tous ses pores, et jusque de sa gaietÉ, qui attristoit par lÀ. MÉchant d’ailleurs avec rÉflexion, et par nature et par raisonnement, traÎtre et ingrat, maÎtre expert aux compositions des plus grandes noirceurs, effrontÉ À faire peur Étant pris sur le fait, desirant tout, enviant tout, et voulant toutes les dÉpouilles. On connut aprÈs, dÈs qu’il osa ne se plus contraindre, À quel point il Étoit intÉressÉ, dÉbauchÉ, inconsÉquent, ignorant en toute affaire, passionnÉ toujours, emportÉ blasphÉmateur et fou, et jusqu’À quel point il mÉprisa publiquement son maÎtre et l’État, le monde sans exception et les affaires, pour les sacrifier À soi tous et toutes, À son crÉdit, À sa puissance, À son autoritÉ absolue, À sa grandeur, À son avarice, À ses frayeurs, À ses vengeances. Tel fut le sage À qui Monsieur confia les moeurs de son fils unique À former, par le conseil de deux hommes qui ne les avoient pas meilleures, et qui en avoient bien fait leurs preuves.

Un si bon maÎtre ne perdit pas son temps auprÈs d’un disciple tout neuf encore, et en qui les excellents principes de Saint-Laurent[254] n’avoient pas eu le temps de prendre de fortes racines, quelque estime et quelque affection qu’il ait conservÉe toute sa vie pour cet excellent homme. Je l’avouerai ici avec amertume, parce que tout doit Être sacrifiÉ À la vÉritÉ: M. le duc d’OrlÉans apporta au monde une facilitÉ, appelons les choses par leur nom, une foiblesse qui gÂta sans cesse tous ses talents, et qui fut À son prÉcepteur d’un merveilleux usage toute sa vie. Hors de toute espÉrance du cÔtÉ du Roi depuis la folie d’avoir osÉ lui demander sa nomination au cardinalat, il ne songea plus qu’À possÉder son jeune maÎtre par la conformitÉ À soi. Il le flatta du cÔtÉ des moeurs pour le jeter dans la dÉbauche, et lui en faire un principe pour se bien mettre dans le monde, jusqu’À mÉpriser tous devoirs et toutes biensÉances, ce qui le feroit bien plus mÉnager par le Roi qu’une conduite mesurÉe; il le flatta du cÔtÉ de l’esprit, dont il le persuada [qu’]il en avoit trop et trop bon pour Être la dupe de la religion, qui n’Étoit, À son avis, qu’une invention de politique, et de tous les temps, pour faire peur aux esprits ordinaires et retenir les peuples dans la soumission. Il l’infatua encore de son principe favori que la probitÉ dans les hommes et la vertu dans les femmes ne sont que des chimÈres sans rÉalitÉ dans personne, sinon dans quelques sots en plus grand nombre qui se sont laissÉ imposer ces entraves comme celle de la religion, qui en sont des dÉpendances, et qui pour la politique sont du mÊme usage, et fort peu d’autres qui ayant de l’esprit et de la capacitÉ se sont laissÉ raccourcir l’un et l’autre par les prÉjugÉs de l’Éducation. VoilÀ le fonds de la doctrine de ce bon ecclÉsiastique, d’oÙ suivoit la licence de la faussetÉ, du mensonge, des artifices, de l’infidÉlitÉ, de la perfidie, de toute espÈce de moyens, en un mot, tout crime et toute scÉlÉratesse tournÉs en habiletÉ, en capacitÉ, en grandeur, libertÉ et profondeur d’esprit, de lumiÈre et de conduite, pourvu qu’[on] sÛt se cacher et marcher À couvert des soupÇons et des prÉjugÉs communs.

Malheureusement tout concourut en M. le duc d’OrlÉans À lui ouvrir le coeur et l’esprit À cet exÉcrable poison; une neuve et premiÈre jeunesse, beaucoup de force et de santÉ, les Élans de la premiÈre sortie du joug et du dÉpit de son mariage et de son oisivetÉ, l’ennui qui suit la derniÈre, cet amour, si fatal en ce premier Âge, de ce bel air qu’on admire aveuglÉment dans les autres, et qu’on veut imiter et surpasser, l’entraÎnement des passions, des exemples et des jeunes gens qui y trouvoient leur vanitÉ et leur commoditÉ, quelques-uns leurs vues À le faire vivre comme eux et avec eux. Ainsi il s’accoutuma À la dÉbauche, plus encore au bruit de la dÉbauche jusqu’À n’avoir pu s’en passer, et qu’il ne s’y divertissoit qu’À force de bruit, de tumulte et d’excÈs. C’est ce qui le jeta À en faire souvent de si Étranges et de si scandaleuses, et comme il vouloit l’emporter sur tous les dÉbauchÉs, À mÊler dans ses parties les discours les plus impies et À trouver un raffinement prÉcieux À faire les dÉbauches les plus outrÉes aux jours les plus saints, comme il lui arriva pendant sa rÉgence plusieurs fois le vendredi saint de choix et les jours les plus respectables. Plus on Étoit suivi, ancien, outrÉ en impiÉtÉ et en dÉbauche, plus il considÉrait cette sorte de dÉbauchÉs, et je l’ai vu sans cesse dans l’admiration poussÉe jusqu’À la vÉnÉration pour le grand prieur, parce qu’il y avoit quarante ans qu’il ne s’Étoit couchÉ qu’ivre, et qu’il n’avoit cessÉ d’entretenir publiquement des maÎtresses et de tenir des propos continuels d’impiÉtÉ et d’irrÉligion. Avec de tels principes et la conduite en consÉquence, il n’est pas surprenant qu’il ait ÉtÉ faux jusqu’À l’indiscrÉtion de se vanter de l’Être, et de se piquer d’Être le plus raffinÉ trompeur.

Lui et Mme la duchesse de Berry disputoient quelquefois qui des deux en savoit lÀ-dessus davantage, et quelquefois À sa toilette devant Mme de Saint-Simon, et ce qui y Étoit avant le public, et M. le duc de Berry mÊme, qui Étoit fort vrai et qui en avoit horreur, et sans que M[me] de Saint-Simon, qui n’en souffrait pas moins et pour la chose et pour l’effet, pÛt la tourner en plaisanterie, ni leur faire sentir la porte pour sortir d’une telle indiscrÉtion. M. le duc d’OrlÉans en avoit une infinie dans tout ce qui regardoit la vie ordinaire et sur ce qui le regardoit lui-mÊme. Ce n’Étoit pas injustement qu’il Étoit accusÉ de n’avoir point de secret. La vÉritÉ est qu’ÉlevÉ dans les tracasseries du Palais-Royal, dans les rapports, dans les redits dont Monsieur vivoit et dont sa cour Étoit remplie, M. le duc d’OrlÉans en avoit pris le dÉtestable goÛt et l’habitude, jusqu’À s’en Être fait une sorte de maxime de brouiller tout le monde ensemble, et d’en profiter pour n’avoir rien À craindre des liaisons, soit pour apprendre par les aveux, les dÉlations et les piques, et par la facilitÉ encore de faire parler les uns contre les autres. Ce fut une de ses principales occupations pendant tout le temps qu’il fut À la tÊte des affaires, et dont il se sut le plus de grÉ, mais qui, tÔt dÉcouverte, le rendit odieux et le jeta en mille fÂcheux inconvÉnients. Comme il n’Étoit pas mÉchant, qu’il Étoit mÊme fort ÉloignÉ de l’Être, il demeura dans l’impiÉtÉ et la dÉbauche oÙ du Bois l’avoit premiÈrement jetÉ, et que tout confirma toujours en lui par l’habitude, dans la faussetÉ, dans la tracasserie des uns aux autres, dont qui que ce soit ne fut exempt, et dans la plus singuliÈre dÉfiance qui n’excluoit pas en mÊme temps et pour les mÊmes personnes de la plus grande confiance; mais il en demeura lÀ sans avoir rien pris du surplus des crimes familiers À son prÉcepteur.

Revenu plus assidÛment À la cour, À la mort de Monsieur, l’ennui l’y gagna et le jeta dans les curiositÉs de chimie dont j’ai parlÉ ailleurs, et dont on sut faire contre lui un si cruel usage. On a peine À comprendre À quel point ce prince Étoit incapable de se rassembler du monde, je dis avant que l’art infernal de Mme de Maintenon et du duc du Maine l’en eÛt totalement sÉparÉ; combien peu il Étoit en lui de tenir une cour; combien avec un air dÉsinvolte il se trouvoit embarrassÉ et importunÉ du grand monde, et combien dans son particulier, et depuis dans sa solitude au milieu de la cour quand tout le monde l’eut dÉsertÉ, il se trouva destituÉ de toute espÈce de ressource avec tant de talents, qui en devoient Être une inÉpuisable d’amusements pour lui. Il Étoit nÉ ennuyÉ, et il Étoit si accoutumÉ À vivre hors de lui-mÊme, qu’il lui Étoit insupportable d’y rentrer, sans Être capable de chercher mÊme À s’occuper. Il ne pouvoit vivre que dans le mouvement et le torrent des affaires, comme À la tÊte d’une armÉe, ou dans les soins d’y avoir tout ce dont il auroit besoin pour les exÉcutions de la campagne, ou dans le bruit et la vivacitÉ de la dÉbauche. Il y languissoit dÈs qu’elle Étoit sans bruit et sans une sorte d’excÈs et de tumulte, tellement que son temps lui Étoit pÉnible À passer. Il se jeta dans la peinture aprÈs que le grand goÛt de la chimie fut passÉ ou amorti par tout ce qui s’en Étoit si cruellement publiÉ. Il peignoit presque toute l’aprÈs-dÎnÉe À Versailles et À Marly. Il se connoissoit fort en tableaux; il les aimoit; il en ramassoit et il en fit une collection qui en nombre et en perfection ne le cÉdoit pas aux tableaux de la couronne. Il s’amusa aprÈs À faire des compositions de pierres et de cachets À la merci du charbon, qui me chassoit souvent d’avec lui, et des compositions de parfums les plus forts, qu’il aima toute sa vie, et dont je le dÉtournois, parce que le Roi les craignoit fort, et qu’il sentoit presque toujours. Enfin jamais homme nÉ avec tant de talents de toutes les sortes, tant d’ouverture et de facilitÉ pour s’en servir, et jamais vie de particulier si dÉsoeuvrÉe ni si livrÉe au nÉant et À l’ennui. Aussi Madame ne le peignit-elle pas moins heureusement qu’avoit fait le Roi par l’apophthegme qu’il rÉpondit sur lui À MarÉchal, et que j’ai rapportÉ.

Madame Étoit pleine de contes et de petits romans de fÉes: elle disoit qu’elles avoient toutes ÉtÉ conviÉes À ses couches, que toutes y Étoient venues, et que chacune avoit douÉ son fils d’un talent, de sorte qu’il les avoit tous; mais que par malheur on avoit oubliÉ une vieille fÉe disparue depuis si longtemps qu’on ne se souvenoit plus d’elle, qui, piquÉe de l’oubli, vint appuyÉe sur son petit bÂton, et n’arriva qu’aprÈs que toutes les fÉes eurent fait chacune leur don À l’enfant; que, dÉpitÉe de plus en plus, elle se vengea en le douant de rendre absolument inutiles tous les talents qu’il avoit reÇus de toutes les autres fÉes, d’aucun desquels, en les conservant tous, il n’avoit jamais pu se servir. Il faut avouer qu’À prendre la chose en gros le portrait est parlant[255].

Un des malheurs de ce prince Étoit d’Être incapable de suite dans rien, jusqu’À ne pouvoir comprendre qu’on en pÛt avoir. Un autre, dont j’ai dÉjÀ parlÉ, fut une espÈce d’insensibilitÉ qui le rendoit sans fiel dans les plus mortelles offenses et les plus dangereuses; et comme le nerf et le principe de la haine et de l’amitiÉ, de la reconnoissance et de la vengeance est le mÊme, et qu’il manquoit de ce ressort, les suites en Étoient infinies et pernicieuses. Il Étoit timide À l’excÈs, il le sentoit et il en avoit tant de honte qu’il affectoit tout le contraire, jusqu’À s’en piquer. Mais la vÉritÉ Étoit, comme on le sentit enfin dans son autoritÉ par une expÉrience plus dÉveloppÉe, qu’on n’obtenoit rien de lui, ni grÂce ni justice, qu’en l’arrachant par crainte, dont il Étoit infiniment susceptible, ou par une extrÊme importunitÉ. Il tÂchoit de s’en dÉlivrer par des paroles, puis par des promesses, dont sa facilitÉ le rendoit prodigue, mais que qui avoit de meilleures serres lui faisoit tenir. De lÀ tant de manquements de paroles qu’on ne comptoit plus les plus positives pour rien, et tant de paroles encore donnÉes À tant de gens pour la mÊme chose qui ne pouvoit s’accorder qu’À un seul, ce qui Étoit une source fÉconde de discrÉdit et de mÉcontents. Rien ne le trompa et ne lui nuisit davantage que cette opinion qu’il s’Étoit faite de savoir tromper tout le monde. On ne le croyoit plus, lors mÊme qu’il parloit de la meilleure foi, et sa facilitÉ diminua fort en lui le prix de toutes choses. Enfin la compagnie obscure, et pour la plupart scÉlÉrate, dont il avoit fait sa sociÉtÉ ordinaire de dÉbauche, et que lui-mÊme ne feignoit pas de nommer publiquement ses rouÉs, chassa la bonne, jusque dans sa puissance, et lui fit un tort infini.

Sa dÉfiance sans exception Étoit encore une chose infiniment dÉgoÛtante avec lui, surtout lorsqu’il fut À la tÊte des affaires, et le monstrueux unisson À ceux de sa familiaritÉ hors de dÉbauche. Ce dÉfaut, qui le mena loin, venoit tout À la fois de sa timiditÉ, qui lui faisoit craindre ses ennemis les plus certains, et les traiter avec plus de distinctions que ses amis, de sa facilitÉ naturelle, d’une fausse imitation d’Henri IV, dont cela mÊme n’est ni le plus beau ni le meilleur endroit, et de cette opinion malheureuse que la probitÉ Étoit une parure fausse, sans rÉalitÉ, d’oÙ lui venoit cette dÉfiance universelle. Il Étoit nÉanmoins trÈs persuadÉ de la mienne, jusque-lÀ qu’il me l’a souvent reprochÉe comme un dÉfaut et un prÉjugÉ d’Éducation qui m’avoit resserrÉ l’esprit et accourci les lumiÈres, et il m’en a dit autant de Mme de Saint-Simon, parce qu’il la croyoit vertueuse. Je lui avois aussi donnÉ des preuves d’attachement trop fortes, trop frÉquentes, trop continuelles dans les temps les plus dangereux, pour qu’il en pÛt douter, et nÉanmoins voici ce qui m’arriva dans la seconde ou troisiÈme annÉe de la rÉgence, et je le rapporte comme un des plus forts coups de pinceau, et si dÈs lors mon dÉsintÉressement lui avoit ÉtÉ mis en Évidence par les plus fortes coupelles, comme on le verra par la suite.

On Étoit en automne. M. le duc d’OrlÉans avoit congÉdiÉ les Conseils pour une quinzaine. J’en profitois pour aller passer ce temps À la FertÉ; je venois de passer une heure seul avec lui, j’en avois pris congÉ et j’Étois revenu chez moi, oÙ, pour Être en repos, j’avois fermÉ ma porte. Au bout d’une heure au plus, on me vint dire que Biron[256] Étoit À la porte, qu’il ne se vouloit point laisser renvoyer, et qu’il disoit qu’il avoit ordre de M. le duc d’OrlÉans, qui l’envoyoit, de me parler de sa part. Il faut ajouter que mes deux fils avoient chacun un rÉgiment de cavalerie, et que tous les colonels Étoient lors par ordre À leurs corps. Je fis entrer Biron avec d’autant plus de surprise, que je ne faisois que de quitter M. le duc d’OrlÉans. Je demandai donc avec empressement ce qu’il y avoit de si nouveau. Biron fut embarrassÉ, et À son tour s’informa oÙ Étoit le marquis de Ruffec. Ma surprise fut encore plus grande; je lui demandai ce que cela vouloit dire. Biron, de plus en plus empÊtrÉ, m’avoua que M. le duc d’OrlÉans en Étoit inquiet, et l’envoyoit À moi pour le savoir. Je lui dis qu’il Étoit À son rÉgiment comme tous les autres, et logÉ dans BesanÇon chez M. de Levis[257], qui commandoit en Franche-ComtÉ. “Mais, me dit Biron, je le sais bien; n’auriez-vous point quelque lettre de lui?—Pourquoi faire? rÉpondis-je.—C’est que franchement, puisqu’il vous faut tout dire, M. le duc d’OrlÉans, me rÉpondit-il, voudroit voir de son Écriture.” Il m’ajouta que peu aprÈs que je l’eus quittÉ, il Étoit descendu dans le petit jardin de Mme la duchesse d’OrlÉans, laquelle Étoit À Montmartre; que la compagnie ordinaire, c’est-À-dire les rouÉs et les p...., s’y promenoient avec lui; qu’il Étoit venu un commis de la poste avec des lettres, À qui il avoit parlÉ quelque temps en particulier; qu’aprÈs cela il avoit appelÉ lui Biron, lui avoit montrÉ une lettre datÉe de Madrid du marquis de Ruffec À sa mÈre, et que lÀ-dessus il lui avoit donnÉ sa commission de me venir trouver.

A ce rÉcit je sentis un mÉlange de colÈre et de compassion, et je ne m’en contraignis pas avec Biron. Je n’avois point de lettres de mon fils, parce que je les brÛlois À mesure comme tous papiers inutiles. Je chargeai Biron de dire À M. le duc d’OrlÉans une partie de ce que je sentois; que je n’avois pas la plus lÉgÈre connoissance avec qui que ce fÛt en Espagne, et le lieu oÙ mon fils Étoit; que je le priois instamment de dÉpÊcher sur-le-champ un courrier À BesanÇon, pour le mettre en repos par ce qu’il lui rapporteroit. Biron, haussant les Épaules, me dit que tout cela Étoit bel et bon, mais que si je retrouvois quelque lettre du marquis de Ruffec, il me prioit de la lui envoyer sur-le-champ, et qu’il mettrait ordre qu’elle lui parvÎnt mÊme À table, malgrÉ l’exacte clÔture de leurs soupers. Je ne voulus pas retourner au Palais-Royal pour y faire une scÈne, et je renvoyai Biron. Heureusement Mme de Saint-Simon rentra quelque temps aprÈs; je lui contai l’aventure. Elle trouva une derniÈre lettre du marquis de Ruffec, que nous envoyÂmes À Biron. Elle perÇa jusqu’À table, comme il me l’avoit dit. M. le duc d’OrlÉans se jeta dessus avec empressement. L’admirable est qu’il ne connoissoit point son Écriture. Non-seulement il la regarda, mais il la lut; et comme il la trouva plaisante, il en rÉgala tout haut sa compagnie, dont elle devint l’entretien, et lui tout À coup affranchi de ses soupÇons. A mon retour de la FertÉ, je le trouvai honteux avec moi, et je le rendis encore davantage par ce que je lui dis lÀ-dessus.

Il revint encore d’autres lettres de ce prÉtendu marquis de Ruffec. Il fut arrÊtÉ longtemps aprÈs À Bayonne, À table chez Dadoncourt, qui y commandoit, et qui en prit tout À coup la rÉsolution sur ce qu’il lui vit prendre des olives avec une fourchette. Il avoua au cachot qui il Étoit, et ses papiers dÉcelÈrent le libertinage du jeune homme qui court le pays, et qui, pour Être bien reÇu et avoir de l’argent, prit le nom de marquis de Ruffec, se disoit brouillÉ avec moi, Écrivoit À Mme de Saint-Simon pour se raccommoder par elle et la prier de payer ce qu’on lui prÊtoit, le tout pour qu’on vÎt ses lettres, et que cela, joint À ce qu’il disoit de la famille, le fÎt croire mon fils et lui en procurÂt les avantages. C’Étoit un grand garÇon bien fait, avec de l’esprit, de l’adresse et de l’effronterie, qui Étoit fils d’un huissier de Madame, qui connoissoit toute la cour, et qui, dans le dessein qu’il avoit pris de passer pour mon fils, s’Étoit bien informÉ de la famille pour en parler juste et n’Être point surpris. On le fit enfermer pour quelque temps. Il avoit auparavant couru le monde sous d’autres noms; il crut que celui de mon fils, de l’Âge duquel il se trouvoit À peu prÈs, lui rendroit davantage.

La curiositÉ d’esprit de M. le duc d’OrlÉans, jointe À une fausse idÉe de fermetÉ et de courage, l’avoit occupÉ de bonne heure À chercher À voir le diable, et À pouvoir le faire parler. Il n’oublioit rien, jusqu’aux plus folles lectures, pour se persuader qu’il n’y a point de Dieu, et il croyoit le diable jusqu’À espÉrer de le voir et de l’entretenir. Ce contraste ne se peut comprendre, et cependant il est extrÊmement commun. Il y travailla avec toutes sortes de gens obscurs, et beaucoup avec Mirepoix, mort en 1699, sous-lieutenant des mousquetaires noirs, frÈre aÎnÉ du pÈre de Mirepoix, aujourd’hui lieutenant gÉnÉral et chevalier de l’ordre. Ils passoient les nuits dans les carriÈres de Vanves et de Vaugirard À faire des invocations. M. le duc d’OrlÉans m’a avouÉ qu’il n’avoit jamais pu venir À bout de rien voir ni entendre, et se dÉprit enfin de cette folie. Ce ne fut d’abord que par complaisance pour Mme d’Argenton, mais aprÈs par un rÉveil de curiositÉ, qu’il s’adonna À faire regarder dans un verre d’eau le prÉsent et le futur, dont j’ai rapportÉ sur son rÉcit des choses singuliÈres, et il n’Étoit pas menteur. Faux et menteur, quoique fort voisins, ne sont pas mÊme chose, et quand il lui arrivoit de mentir, ce n’Étoit jamais que, lorsque pressÉ sur quelque promesse ou sur quelque affaire, il y avoit recours malgrÉ lui pour sortir d’un mauvais pas.

Quoique nous nous soyons souvent parlÉ sur la religion, oÙ, tant que j’ai pu me flatter de quelque espÉrance de le ramener, je me tournois de tout sens avec lui pour traiter cet important chapitre sans le rebuter, je n’ai jamais pu dÉmÊler le systÈme qu’il pouvoit s’Être forgÉ, et j’ai fini par demeurer persuadÉ qu’il flottoit sans cesse sans s’en Être jamais pu former. Son desir passionnÉ, comme celui de ses pareils en moeurs, Étoit qu’il n’y eÛt point de Dieu; mais il avoit trop de lumiÈre pour Être athÉe, qui sont une espÈce particuliÈre d’insensÉs bien plus rare qu’on ne croit. Cette lumiÈre l’importunoit, il cherchoit À l’Éteindre et n’en put venir À bout. Une Âme mortelle lui eÛt ÉtÉ une ressource; il ne rÉussit pas mieux dans les longs efforts qu’il fit pour se la persuader. Un Dieu existant et une Âme immortelle le jetoient en un fÂcheux dÉtroit, et il ne se pouvoit aveugler sur la vÉritÉ de l’un et de l’autre. Le dÉisme lui parut un refuge, mais ce dÉisme trouva en lui tant de combats, que je ne trouvai pas grand peine À le ramener dans le bon chemin, aprÈs que je l’eus fait rompre avec Mme d’Argenton. On a vu avec quelle bonne foi de sa part par ce qui en a ÉtÉ racontÉ. Elle s’accordoit avec ses lumiÈres dans cet intervalle de suspension de dÉbauche. Mais le malheur de son retour vers elle le rejeta d’oÙ il Étoit parti. Il n’entendit plus que le bruit des passions qui s’accompagna pour l’Étourdir encore des mÊmes propos d’impiÉtÉ, et de la folle affectation de l’impiÉtÉ. Je ne puis donc savoir que ce qu’il n’Étoit pas, sans pouvoir dire ce qu’il Étoit sur la religion. Mais je ne puis ignorer son extrÊme malaise sur ce grand point, et n’Être pas persuadÉ qu’il ne se fÛt jetÉ de lui-mÊme entre les mains de tous les prÊtres et de tous les capucins de la ville, qu’il faisoit trophÉe de tant mÉpriser, s’il Étoit tombÉ dans une maladie pÉrilleuse qui lui en auroit donnÉ le temps. Son grand foible en ce genre Étoit de se piquer d’impiÉtÉ et d’y vouloir surpasser les plus hardis.

Je me souviens qu’une nuit de NoËl À Versailles, oÙ il accompagna le Roi À matines et aux trois messes de minuit, il surprit la cour par sa continuelle application À lire dans le livre qu’il avoit apportÉ, et qui parut un livre de priÈre. La premiÈre femme de chambre de Mme la duchesse d’OrlÉans, ancienne dans la maison, fort attachÉe et fort libre, comme le sont tous les vieux bons domestiques, transportÉe de joie de cette lecture, lui en fit compliment chez Mme la duchesse d’OrlÉans le lendemain, oÙ il y avoit du monde. M. le duc d’OrlÉans se plut quelque temps À la faire danser, puis lui dit: “Vous Êtes bien sotte, Mme Imbert; savez-vous donc ce que je lisois? C’Étoit Rabelais, que j’avois portÉ de peur de m’ennuyer.” On peut juger de l’effet de cette rÉponse. La chose n’Étoit que trop vraie, et c’Étoit pure fanfaronnade. Sans comparaison des lieux ni des choses, la musique de la chapelle Étoit fort au-dessus de celle de l’OpÉra et de toutes les musiques de l’Europe; et comme les matines, laudes et les trois messes basses de la nuit de NoËl duraient longtemps, cette musique s’y surpassoit encore. Il n’y avoit rien de si magnifique que l’ornement de la chapelle et que la maniÈre dont elle Étoit ÉclairÉe. Tout y Étoit plein; les travÉes de la tribune remplies de toutes les dames de la cour en dÉshabillÉ, mais sous les armes. Il n’y avoit donc rien de si surprenant que la beautÉ du spectacle, et les oreilles y Étoient charmÉes. M. le duc d’OrlÉans aimoit extrÊmement la musique; il la savoit jusqu’À composer, et il s’est mÊme amusÉ À faire lui-mÊme une espÈce de petit opÉra, dont la Fare[258] fit les vers, et qui fut chantÉ devant le Roi; cette musique de la chapelle Étoit donc de quoi l’occuper le plus agrÉablement du monde, indÉpendamment de l’accompagnement d’un spectacle si Éclatant, sans avoir recours À Rabelais; mais il falloit faire l’impie et le bon compagnon[259].

                                                                                                                                                                                                                                                                                                           

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