Il n’Étoit question que de CompiÈgne[134], oÙ soixante mille hommes venoient former un camp. Il en fut en ce genre comme du mariage de Mgr le duc de Bourgogne au sien; le Roi tÉmoigna qu’il comptoit que les troupes seroient belles et que chacun s’y piqueroit d’Émulation; c’en fut assez pour exciter une telle Émulation, qu’on eut, aprÈs tout, lieu de s’en repentir. Non-seulement il n’y eut rien de si parfaitement beau que toutes les troupes, et toutes À tel point qu’on ne sut À quels corps en donner le prix; mais leurs commandants ajoutÈrent À la beautÉ majestueuse et guerriÈre des hommes, des armes, des chevaux, les parures et la magnificence de la cour, et les officiers s’ÉpuisÈrent encore par des uniformes qui auroient pu orner des fÊtes. Les colonels, et jusqu’À beaucoup de simples capitaines, eurent des tables abondantes et dÉlicates; six lieutenants gÉnÉraux et quatorze marÉchaux de camp employÉs s’y distinguÈrent par une grande dÉpense; mais le marÉchal de Boufflers Étonna par sa dÉpense et par l’ordre surprenant d’une abondance et d’une recherche de goÛt, de magnificence et de politesse qui, dans l’ordinaire de la durÉe de tout le camp et À toutes les heures de la nuit et du jour, put apprendre au Roi mÊme ce que c’Étoit que donner une fÊte vraiment magnifique et superbe, et À Monsieur le Prince, dont l’art et le goÛt y surpassoit tout le monde, ce que c’Étoit que l’ÉlÉgance, le nouveau et l’exquis. Jamais spectacle si Éclatant, si Éblouissant, il le faut dire, Ce voyage fut le premier oÙ les dames traitÈrent d’ancienne dÉlicatesse ce qu’on n’eÛt osÉ leur proposer: il y en eut tant qui s’empressÈrent À Être du voyage, que le Roi lÂcha la main et permit À celles qui voudroient de venir À CompiÈgne; mais ce n’Étoit pas oÙ elles tendoient: elles vouloient toutes Être nommÉes, et la nÉcessitÉ, non la libertÉ, du voyage, et c’est ce qui leur fit sauter le bÂton[136] de s’entasser dans les carrosses des princesses. Jusqu’alors, tous les voyages que le Roi avoit faits, il avoit nommÉ des dames pour suivre la Reine ou Madame la Dauphine dans les carrosses de ces premiÈres princesses; ce qu’on appela les princesses, qui Étoient les bÂtardes du Roi, avoient leurs amies et leur compagnie pour elles, qu’elles faisoient agrÉer au Roi, et qui alloient dans leurs carrosses À chacune, mais qui le trouvoient bon et qui marchoient sur ce pied-lÀ. En ce voyage-ci, tout fut bon pourvu qu’on allÂt. Il n’y en eut aucune dans le carrosse du Roi que la duchesse du Lude[137] avec les princesses. Monsieur et Madame demeurÈrent À Saint-Cloud et À Paris. La cour en hommes fut extrÊmement nombreuse, et tellement que pour la premiÈre fois À CompiÈgne, les ducs furent couplÉs. J’Échus avec le duc de Rohan[138] dans une belle et grande maison du sieur Chambaudon, oÙ nous fÛmes, nous et nos gens, fort À notre aise. J’allai avec M. de la TrÉmoÏlle[139] et le duc d’Albret[140], qui me reprochÈrent Les ambassadeurs furent conviÉs d’aller À CompiÈgne. Le vieux Ferreiro, qui l’Étoit de Savoie, leur mit dans la tÊte de prÉtendre le pour: il assura qu’il l’avoit eu autrefois À sa premiÈre ambassade en France; celui de Portugal allÉgua que Monsieur, le menant À Montargis, le lui avoit fait donner par ses marÉchaux des logis, ce qui, disoit-il, ne s’Étoit fait que sur l’exemple de ceux du Roi, et le nonce maintint que le nonce Cavallerini l’avoit eu avant d’Être cardinal. Pomponne, Torcy, les introducteurs des ambassadeurs, Cavoye[141], protestÈrent tous que cela ne pouvoit Être, que jamais ambassadeur ne l’avoit prÉtendu, et il n’y en avoit pas un mot sur les registres; mais on a vu quelle foi les registres peuvent porter. Le fait Étoit que les ambassadeurs sentirent l’envie que le Roi avoit de leur Étaler la magnificence de ce camp, et qu’ils crurent en pouvoir profiter pour obtenir une chose nouvelle. Le Roi tint ferme; les allÉes et venues se poussÈrent jusque dans les commencements du voyage, et ils finirent par n’y point aller. Le Roi en fut si piquÉ, que lui, si modÉrÉ et si silencieux, je lui entendis dire À son souper, À CompiÈgne, que s’il faisoit bien il les rÉduiroit À ne venir À la cour que par audiences comme il se pratiquoit partout ailleurs. Le pour est une distinction dont j’ignore l’origine, mais qui en effet n’est qu’une sottise; elle consiste À Écrire en craie sur les logis: “Pour Monsieur un tel,” ou simplement Écrire: “Monsieur un tel.” Les marÉchaux des logis, qui marquent ainsi tous les logements dans les voyages, mettent ce pour aux princes du sang, aux cardinaux et aux princes Étrangers. M. de la TrÉmoÏlle l’a aussi obtenu, et la duchesse de Bracciano, depuis princesse des Ursins[142]. Ce qui me fait appeler cette distinction une sottise, c’est Le jeudi 28 aoÛt, la cour partit pour CompiÈgne; le Roi passa À Saint-Cloud, coucha À Chantilly, y demeura un jour, et arriva le samedi À CompiÈgne. Le quartier gÉnÉral Étoit au village de Condun, oÙ le marÉchal de Boufflers[143] avoit des maisons outre ses tentes. Le Roi y mena Mgr le duc de Bourgogne et Mme la duchesse de Bourgogne, etc., qui y firent une collation magnifique, et qui y virent les ordonnances dont j’ai parlÉ ci-dessus avec tant de surprise, qu’au retour À CompiÈgne, le Roi dit À Livry[144], qui par son ordre avoit prÉparÉ des tables au camp pour Mgr le duc de Bourgogne, qu’il ne falloit point que ce prince en tÎnt; que quoi qu’il pÛt faire, ce ne serait rien en comparaison de ce qu’il venoit de voir, et que quand son petit-fils iroit À l’avenir au camp, il dÎneroit chez le marÉchal de Boufflers. Le Roi s’amusa fort À voir et À faire voir les troupes aux dames, leur arrivÉe, leur campement, leurs distributions, en un mot tous les dÉtails d’un camp, des dÉtachements, des marches, des fourrages, des exercices, de petits combats, des convois. Mme la duchesse de Bourgogne, les princesses, Monseigneur, firent souvent Il arriva sur cette revue une plaisante aventure au comte de TessÉ[148]. Il Étoit colonel gÉnÉral des dragons. M. de Lauzun lui demanda deux jours auparavant, avec cet air de bontÉ, de douceur et de simplicitÉ qu’il prenoit presque toujours, s’il avoit songÉ À ce qu’il lui falloit pour saluer le Roi À la tÊte des dragons; et lÀ-dessus entrÈrent en rÉcit du cheval, de l’habit et de l’Équipage. AprÈs les louanges: "Mais le chapeau, lui dit bonnement Lauzun, je ne vous en entends point parler!—Mais non, rÉpondit l’autre; je compte d’avoir un bonnet.—Un bonnet! reprit Lauzun, mais y pensez-vous? un bonnet! cela est bon pour tous les autres, mais le colonel gÉnÉral avoir Le matin de la revue, j’allai au lever du Roi, et contre sa coutume, j’y vis M. de Lauzun y demeurer, qui, avec ses grandes entrÉes, s’en alloit toujours quand les courtisans entroient. J’y vis aussi TessÉ avec un chapeau gris, une plume noire et une grosse cocarde, qui piaffoit et se pavanoit de son chapeau. Cela, qui me parut extraordinaire, et la couleur du chapeau, que le Roi avoit en aversion et dont personne ne portoit plus depuis bien des annÉes, me frappa et me le fit regarder, car il Étoit presque vis-À-vis de moi, et M. de Lauzun assez prÈs de lui, un peu en arriÈre. Le Roi, aprÈs s’Être chaussÉ, et parlÉ À quelques-uns, avise enfin ce chapeau. Dans la surprise oÙ il en fut, il demanda À TessÉ oÙ il [l’]avoit pris. L’autre, s’applaudissant, rÉpondit qu’il lui Étoit arrivÉ de Paris. "Et pourquoi faire? dit le Roi.—Sire, rÉpondit l’autre, c’est que Votre MajestÉ nous fait l’honneur de nous voir aujourd’hui.—Eh bien! reprit le Roi, de plus en plus surpris; que fait cela pour un chapeau gris?—Sire, dit TessÉ, que cette rÉponse commenÇoit À embarrasser, c’est que le privilÈge du colonel gÉnÉral est d’avoir ce jour-lÀ Presque tous les jours, les enfants de France dÎnoient chez le marÉchal de Boufflers, quelquefois Mme la duchesse de Bourgogne, les princesses et les dames, mais trÈs souvent des collations. La beautÉ et la profusion de la vaisselle pour fournir À tout, et toute marquÉe aux armes du marÉchal, fut immense et incroyable; ce qui ne le fut pas moins, l’exactitude des heures et des moments de tout service partout: rien d’attendu, rien de languissant, pas plus pour les bayeurs du peuple, et jusqu’À des laquais, que pour les premiers seigneurs, À toutes heures et À tous venants. A quatre lieues autour de CompiÈgne, les villages et les fermes Étoient remplis de monde, et FranÇois et Étrangers, À ne pouvoir plus contenir personne; et cependant tout se passa sans dÉsordre. Ce qu’il y avoit de gentilshommes et de valets de chambre chez le marÉchal Étoit un monde, tous plus polis et plus attentifs les uns que les autres À leurs fonctions de retenir tout ce qui paroissoit, et les faire servir depuis cinq heures du matin Le Roi voulut montrer des images de tout ce qui se fait À la guerre; on fit donc le siÈge de CompiÈgne dans les formes, mais fort abrÉgÉes: lignes, tranchÉes, batteries, sapes, etc. Crenan dÉfendoit la place. Un ancien rempart tournoit du cÔtÉ de la campagne autour du chÂteau; il Étoit de plain-pied À l’appartement du Roi, et par consÉquent ÉlevÉ, et dominoit toute la campagne. Il y avoit au pied une vieille muraille et un moulin À vent, un peu au delÀ de l’appartement du Roi, sur le rempart, qui n’avoit ni banquette ni mur d’appui. Le samedi 13 septembre fut destinÉ À l’assaut: le Roi, suivi de toutes les dames, et par le plus beau temps du monde, alla sur ce rempart; force courtisans, et tout ce qu’il y avoit d’Étrangers considÉrables. De lÀ, on dÉcouvroit toute la plaine et la disposition de toutes les troupes. J’Étois dans le demi-cercle, fort prÈs du Roi, À trois pas au plus, et personne devant moi. C’Étoit le plus beau coup d’oeil qu’on pÛt imaginer que toute cette armÉe, et ce nombre prodigieux de curieux de toutes conditions, À cheval et À pied, À distance des troupes pour ne les point embarrasser, et ce jeu des attaquants et des dÉfendants À dÉcouvert, parce que, n’y ayant rien de sÉrieux que la montre et qu’il n’y avoit de prÉcaution À prendre pour les uns et les autres que la justesse des mouvements[150]. Mais un spectacle d’une autre sorte, et que je peindrois dans quarante ans comme aujourd’hui, tant il me frappa, fut celui que, du haut de ce rempart, le Roi donna À toute son armÉe et À cette innombrable foule d’assistants de tous États, tant dans la plaine que dessus le rempart mÊme. Mme de Maintenon y Étoit en face de la plaine et des Vers le moment de la capitulation, Mme de Maintenon apparemment demanda permission de s’en aller; le Roi Le dernier grand acte de cette scÈne fut l’image d’une bataille entre la premiÈre et la seconde ligne entiÈres, l’une contre l’autre. M. Rosen[152], le premier des lieutenants gÉnÉraux du camp, la commanda ce jour-lÀ contre le marÉchal de Boufflers, auprÈs duquel Étoit Mgr le duc de Bourgogne comme le gÉnÉral. Le Roi, Mme la duchesse de Bourgogne, les princes, les dames, toute la cour et un monde de curieux assistÈrent À ce spectacle, le Roi et tous les hommes À cheval, les dames en carrosse. L’exÉcution en fut parfaite en toutes ses parties et dura longtemps. Mais quand ce fut À la seconde ligne À ployer et À faire retraite, Rosen ne s’y pouvoit rÉsoudre, et c’est ce qui allongea fort l’action. M. de Boufflers lui manda plusieurs fois, de la part de Mgr le duc de Bourgogne, qu’il Étoit temps. Rosen entroit en colÈre, et n’obÉissoit point. Le Roi en rit fort, qui avoit tout rÉglÉ, et qui voyoit aller et venir les aides de camp et la longueur de tout ce manÈge, Enfin, aprÈs des attaques de retranchements, et toutes sortes d’images de ce qui se fait À la guerre, et des revues infinies, le Roi partit de CompiÈgne le lundi 22 septembre, et s’en alla avec sa mÊme carrossÉe À Chantilly, y demeura le mardi, et arriva le mercredi À Versailles, avec autant de joie de toutes les dames qu’elles avoient eu d’empressement À Être du voyage: elles ne mangÈrent point avec le Roi À CompiÈgne, et y virent Mme la duchesse de Bourgogne aussi peu qu’À Versailles; il falloit aller au camp tous les jours, et la fatigue leur parut plus grande que le plaisir, et encore plus que la distinction qu’elles s’en Étoient proposÉe. Le Roi, extrÊmement content de la beautÉ des troupes, qui toutes avoient habillÉ, et avec tous les ornements que leurs chefs avoient pu imaginer, fit donner en partant six cents francs de gratification À chaque capitaine de cavalerie et de dragons, et trois cents francs À chaque capitaine d’infanterie; il en fit donner autant aux majors de tous les rÉgiments, et distribua quelques grÂces dans sa maison. Il fit au marÉchal de Boufflers un prÉsent de cent mille francs. Tout cela ensemble coÛta beaucoup; mais, pour chacun, ce fut une goutte d’eau. Il n’y eut point de rÉgiment qui n’en fÛt ruinÉ pour bien des annÉes, corps et officiers, et, pour le marÉchal de Boufflers, je laisse À penser ce que ce fut que cent mille francs À la magnificence, incroyable À qui l’a vue, dont il Épouvanta toute l’Europe par les relations des Étrangers qui en furent tÉmoins, et qui, tous les jours, n’en pouvoient croire leurs yeux. |