Pour soulever un poids si lourd,
Sisyphe, il faudrait ton courage!
Bien qu'on ait du coeur À l'ouvrage,
L'Art est long et le Temps est court.
Loin des sÉpultures cÉlÈbres,
Vers un cimetiÈre isolÉ,
Mon coeur, comme un tambour voilÉ,
Va battant des marches funÈbres.
Maint joyau dort enseveli
Dans les tÉnÈbres et l'oubli,
Bien loin des pioches et des sondes;
Mainte fleur Épanche À regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes.
LA VIE ANTÉRIEURE
J'ai longtemps habitÉ sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
Les houles, en roulant les images des cieux,
MÊlaient d'une faÇon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflÉtÉ par mes yeux.
C'est lÀ que j'ai vÉcu dans les voluptÉs calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprÉgnÉs d'odeurs,
Qui me rafraÎchissaient le front avec des palmes,
Et dont l'unique soin Était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.
LA BEAUTE
Que diras-tu ce soir, pauvre Âme solitaire,
Que diras-tu, mon coeur, coeur autrefois flÉtri,
A la trÈs-belle, À la trÈs-bonne, À la trÈs-chÈre,
Dont le regard divin t'a soudain refleuri ?
—Nous mettrons notre orgueil À chanter ses louanges.
Rien ne vaut la douceur de son autoritÉ;
Sa chair spirituelle a le parfum des Anges,
Et son oeil nous revÊt d'un habit de clartÉ.
Que ce soit dans la nuit et dans la solitude,
Que ce soit dans la rue et dans la multitude,
Son fantÔme dans l'air danse comme un flambeau.
Parfois il parle et dit: "Je suis belle, et j'ordonne
Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau;
Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone!"
LA CLOCHE FÊLÉE
Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,
D'Écouter, prÈs du feu qui palpite et qui fume,
Les souvenirs lointains lentement s'Élever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.
Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui, malgrÉ sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidÈlement sou cri religieux,
Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente!
Moi, mon Âme est fÊlÉe, et lorsqu'en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le rÂle Épais d'un blessÉ qu'on oublie
Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts!
SPLEEN
J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.
Un gros meuble À tiroirs encombrÉ de bilans,
De vers, de billets doux, de procÈs, de romances,
Avec de lourds cheveux roulÉs dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C'est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
—Je suis un cimetiÈre abhorrÉ de la lune,
OÙ, comme des remords, se traÎnent de longs vers
Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanÉes,
OÙ gÎt tout un fouillis de modes surannÉes,
OÙ les pastels plaintifs et les pÂles Boucher,
Seuls, respirent l'odeur d'un flacon dÉbouchÉ.
Rien n'Égale en longueur les boiteuses journÉes,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses annÉes
L'Ennui, fruit de la morne incuriositÉ,
Prend les proportions de l'immortalitÉ.
—DÉsormais tu n'es plus, Ô matiÈre vivante!
Qu'un granit entourÉ d'une vague Épouvante,
Assoupi dans le fond d'un Saharau brumeux!
Un vieux sphinx ignorÉ du monde insoucieux,
OubliÉ sur la carte, et dont l'humeur farouche
Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche!
LE GOÛT DU NÉANT
Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L'Espoir, dont l'Éperon attisait ton ardeur,
Ne veut plus t'enfourcher! Couche-toi sans pudeur,
Vieux cheval dont le pied À chaque obstacle butte.
RÉsigne-toi, mon coeur; dors ton sommeil de brute.
Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur,
L'amour n'a plus de goÛt, non plus que la dispute;
Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flÛte!
Plaisirs, ne tentez plus un coeur sombre et boudeur!
Le Printemps adorable a perdu son odeur!
Et le Temps m'engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur;
Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur,
Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute!
Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute?
LA RANÇON
L'homme a, pour payer sa ranÇon,
Deux champs au tuf profond et riche,
Qu'il faut qu'il remue et dÉfriche
Avec le fer de la raison;
Pour obtenir la moindre rose,
Pour extorquer quelques Épis,
Des pleurs salÉs de son front gris
Sans cesse il faut qu'il les arrose.
L'un est l'Art, et l'autre l'Amour.
—Pour rendre le juge propice,
Lorsque de la stricte justice
ParaÎtra le terrible jour,
Il faudra lui montrer des granges
Pleines de moissons, et des fleurs
Dont les formes et les couleurs
Gagnent le suffrage des Anges.
LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE
Que le soleil est beau quand tout frais il se lÈve,
Comme une explosion nous lanÇant son bonjour!
—Bienheureux celui-lÀ qui peut avec amour
Saluer son coucher plus glorieux qu'un rÊve!
Je me souviens! … J'ai vu tout, fleur, source, sillon
Se pÂmer sous son oeil comme un coeur qui palpite….
Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite,
Pour attraper au moins un oblique rayon!
Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire;
L'irrÉsistible Nuit Établit son empire,
Noire, humide, funeste et pleine de frissons;
Une odeur de tombeau dans les tÉnÈbres nage,
Et mon pied peureux froisse, au bord du marÉcage,
Des crapauds imprÉvus et de froids limaÇons.
HYMNE
A la trÈs-chÈre, À la trÈs-belle
Qui remplit mon coeur de clartÉ,
A l'ange, À l'idole immortelle,
Salut en immortalitÉ!
Elle se rÉpand dans ma vie
Comme un air imprÉgnÉ de sel,
Et dans mon Âme inassouvie
Verse le goÛt de l'Éternel.
Sachet toujours frais qui parfume
L'atmosphÈre d'un cher rÉduit,
Encensoir oubliÉ qui fume
En secret À travers la nuit,
Comment, amour incorruptible,
T'exprimer avec vÉritÉ?
Grain de musc qui gis, invisible,
Au fond de mon ÉternitÉ!
A la trÈs-bonne, À la trÈs-belle
Qui fait ma joie et ma santÉ,
A l'ange, À l'idole immortelle,
Salut en immortalitÉ!
LA MORT DES PAUVRES
C'est la Mort qui console, hÉlas! et qui fait vivre;
C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir
Qui, comme un Élixir, nous monte et nous enivre,
Et nous donne le coeur de marcher jusqu'au soir;
A travers la tempÊte, et la neige, et le givre,
C'est la clartÉ vibrante À notre horizon noir;
C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre,
OÙ l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir;
C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnÉtiques
Le sommeil et le don des rÊves extatiques,
Et qui refait le lit des gens pauvres et nus;
C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique,
C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique,
C'est le portique ouvert sur les d'eux inconnus!
L'HOMME ET LA MER
Homme libre, toujours tu chÉriras la mer.
La mer est ton miroir; tu contemples ton Âme
Dans le dÉroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais À plonger au sein de ton image;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous Êtes tous les deux tÉnÉbreux et discrets:
Homme, nul n'a sondÉ le fond de tes abÎmes,
O mer, nul ne connaÎt tes richesses intimes,
Tant vous Êtes jaloux de garder vos secrets!
Et cependant voilÀ des siÈcles innombrables
Que vous vous combattez sans pitiÉ ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
O lutteurs Éternels, Ô frÈres implacables!