ACTE QUATRIEME

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Un salon de rÉception trÈs-ÉlÉgant chez la princesse de Bouillon; porte au fond, deux portes latÉrales

SCÈNE PREMIÈRE

MICHONNET, s’inclinant vers la porte À gauche, par laquelle il entre

Merci, mon prince, merci! Rentrez donc, je vous prie! c’est trop d’honneur! (Redescendant le thÉÂtre.) Un prince de Bouillon! un descendant de Godefroy de Bouillon, me reconduire jusqu’À la porte de son cabinet... moi, rÉgisseur! Que serait-ce donc si j’Étais... Ah ÇÀ! voici ma commission faite, et avec quelque succÈs, j’ose le dire!... Je puis m’en aller... (Regardant la pendule du salon.) Trois heures!... la rÉpÉtition sera finie, sans moi! C’est la premiÈre fois que j’y aurai manquÉ... Je me dÉrange!... C’est du dÉsordre! mais Adrienne me l’avait demandÉ comme un service! Elle y tenait tant! elle Était d’une telle impatience, qu’avant que je fusse parti elle aurait voulu que, dÉjÀ, je fusse de retour.

UN VALET, entrant par la porte du fond, avec Adrienne,\ et lui montrant Michonnet

Oui, mademoiselle, il est encore ici.

MICHONNET

Que disais-je? c’est elle!

SCÈNE II

Michonnet, Adrienne

ADRIENNE

Que devenez-vous donc?... Qui peut vous retenir?... Depuis plus de deux heures je vous attends, et je craignais qu’il ne fÛt survenu quelque accident, quelque obstacle...

MICHONNET

Aucun! tout s’est passÉ comme tu le dÉsirais. A ton nom seul toutes les portes se sont ouvertes! car il faut rendre justice À ces grands seigneurs, ils aiment les artistes, ils nous aiment! «Mon prince, lui ai-je dit, vous avez souvent daignÉ rÉpÉter À mademoiselle Lecouvreur que vous lui donneriez, quand elle le voudrait, soixante mille livres des diamants qu’elle tient de la libÉralitÉ de la reine...—C’est vrai, je ne m’en dÉdis pas.—Eh bien! elle m’envoie vers vous, en secret, comptant sur votre bienveillance, pour lui rendre ce service, et sur votre discrÉtion pour n’en parler À personne...» Tu vois... c’Était assez bien tournÉ.

ADRIENNE, avec impatience

TrÈs-bien... et aprÈs?

MICHONNET

AprÈs?... Il a paru ÉtonnÉ... et m’a demandÉ pourquoi se dÉfaire de ces diamants... dans quelle idÉe?... dans quel but?... question À laquelle il m’a ÉtÉ impossible de rÉpondre, attendu que tu ne m’as pas fait part de tes intentions... Il s’est mis alors À Écrire un bon sur la caisse des fermiers gÉnÉraux... en prononÇant cette phrase, qui Était convenable: «Dites À mademoiselle Lecouvreur que je ne regarde cet Écrin que comme un dÉpÔt.» Puis il a ajoutÉ, avec un sourire qui m’a paru moins bien: «DÉpÔt qu’elle pourra, quand elle le voudra, venir me redemander elle-mÊme!...»

ADRIENNE, avec impatience

Enfin, ces soixante mille livres...

MICHONNET

Je les ai lÀ.

ADRIENNE

Ah! je respire... Mais si vous saviez tout ce que ces deux heures d’attente m’ont fait souffrir! vous n’auriez pas ÉtÉ aussi longtemps... car la journÉe avance, et il me reste encore d’autres dÉmarches À faire...

MICHONNET

Oui, dix mille livres de plus, qu’il te faut... Tu me l’avais dit, et les voici!

ADRIENNE

O ciel!

MICHONNET

J’ai commencÉ par aller te les chercher... VoilÀ ce qui m’a retenu... Je t’en demande pardon...

ADRIENNE

Vous... me les chercher!... et oÙ donc?

MICHONNET

Chez le notaire de la succession de mon oncle, l’Épicier de la rue FÉrou.

ADRIENNE

Cet hÉritage! votre seul bien... tout ce que vous possÉdez!... Je ne puis accepter un tel sacrifice.

MICHONNET

Et pourquoi donc?

ADRIENNE

Je puis exposer ma fortune, mais non celle d’un ami.

MICHONNET

L’exposer?... en quoi?... Explique-moi d’abord...

ADRIENNE

Je ne le puis!... Je ne puis rien vous dire!

MICHONNET

Rien?... Je ne t’en demande pas davantage!... Prends... je le veux... Tout cela t’appartient!

ADRIENNE

Nous discuterons cela plus tard, gardez-les... Il faudrait, À l’instant mÊme, porter cette somme rue Saint-HonorÉ, À l’hÔtel de l’ambassadeur.

MICHONNET

L’ambassadeur moscovite?

ADRIENNE

Oui! À lui-mÊme!... La lui remettre en payement d’une lettre de change de soixante-dix mille livres, souscrite À M. le comte de Kalkreutz...

MICHONNET, ÉtonnÉ

Comment?

ADRIENNE, avec impatience

Le comte de Kalkreutz... un SuÉdois...

MICHONNET, avec douceur

Je ne comprends pas...

ADRIENNE

Vous n’avez pas besoin de comprendre... Silence! c’est l’abbÉ!

SCÈNE III

Michonnet, l’AbbÉ, Adrienne

L’ABBÉ, entrant par le fond

Que vois-je? mademoiselle Lecouvreur chez M. le prince de Bouillon!... Est-ce que cela nous annoncerait un contre-ordre?... Est-ce qu’on ne vous verrait pas ce soir?...

ADRIENNE

Si, vraiment! plus que jamais je dois tenir ma parole À M. le prince, et je viendrai.

L’ABBÉ

Je respire! car je connais des dames qui se font une grande fÊte de vous voir et de vous entendre; par malheur il pourra bien vous manquer un de vos enthousiastes, de vos fanatiques...

MICHONNET

Qui donc?

L’ABBÉ

Ce pauvre comte de Saxe!

ADRIENNE, À part

Qu’entends-je?

L’ABBÉ

Il lui arrive l’aventure la plus piquante et la plus originale... Mon État est d’apprendre les nouvelles et de les rÉpandre, et je tiens celle-ci de bonne source... Imaginez-vous qu’il ne s’agissait de rien moins, pour lui, que de partir cette semaine pour conquÉrir la Courlande, et de lÀ, devenir grand-duc... roi, que sais-je? (Riant.) Et vous ne devineriez jamais qui lui enlÈve sa couronne? qui l’arrÊte au milieu de sa conquÊte?

MICHONNET

Non!

L’ABBÉ, riant toujours

Une lettre de change de soixante-dix mille livres...

MICHONNET, ÉtonnÉ

Comment dites-vous?

L’ABBÉ

Que l’ambassadeur de Russie a rachetÉe par-dessous main afin de vaincre par huissier et de faire prisonnier, sans combats, le gÉnÉral qu’il redoutait.

MICHONNET, ÉtonnÉ

Ce n’est pas possible!

L’ABBÉ, riant toujours

Je vous l’atteste! Et le plus curieux... c’est que cette lettre de change Était d’abord entre les mains d’un comte de Kalkreutz...

MICHONNET, vivement

Un SuÉdois!

L’ABBÉ

Vous le connaissez?

MICHONNET, avec colÈre et regardant Adrienne

Oui... certes...

L’ABBÉ

Et il paraÎt que c’est une maÎtresse du comte de Saxe, une grande dame!...

ADRIENNE, vivement

Une grande dame!...

L’ABBÉ

Que par malheur je ne connais pas encore, mais que j’espÈre bien dÉcouvrir... qui, dans un transport de jalousie, a dÉnoncÉ ce fait À l’ambassadeur tartare; de sorte qu’en ce moment le hÉros saxon, sans sceptre et sans armÉe, gÉmit sous les verrous, attendant que la politique ou l’amour vienne le dÉlivrer... VoilÀ l’aventure primitive, je vous la donne... je vous la livre... permis À vous de l’embellir et de l’orner!... Je vais la confier aux mÉditations de M. de Bouillon... un savant qui aime À traiter ces sujets-lÀ.

(Il sort par la porte À gauche; Michonnet remonte aprÈs lui le thÉÂtre, le suit des yeux quelques instants, puis redescend À droite.)

SCÈNE IV

Adrienne, Michonnet

MICHONNET, À Adrienne qui, silencieuse, baisse les yeux

Ce que je viens d’entendre est donc vrai... le comte de Saxe est celui que tu aimes?

ADRIENNE, À voix basse

Oui.

MICHONNET

Et que tu veux dÉlivrer?

ADRIENNE, de mÊme

Oui.

MICHONNET

Au prix de ta fortune?

ADRIENNE, avec passion

Au prix de tout mon sang!

MICHONNET

Mais tu n’as donc pas entendu qu’il ne t’aimait pas, qu’il en aimait une autre?

ADRIENNE

Je le sais!

MICHONNET

Et tu oses me l’avouer... et tu n’en rougis pas!

ADRIENNE

Ah! vous ne pouvez pas comprendre, vous, qu’on aime sans le vouloir et malgrÉ soi...

MICHONNET, vivement

Si!

ADRIENNE

Cherchant À le cacher À tous et À soi-mÊme... en rougissant de honte, de cette honte qui est encore de l’amour!

MICHONNET, avec passion

Si! si! je le comprends!... pardon, Adrienne, c’est moi qui suis un insensÉ de t’avoir parlÉ ainsi. Mais qu’espÈres-tu?

ADRIENNE

Rien!... (Avec amour.) que le sauver!... Et puis, ne nous a-t-on pas parlÉ tout À l’heure d’une rivale, d’une grande dame?

MICHONNET

Celle au bracelet sans doute, celle qu’il te prÉfÈre et pour laquelle il t’a trahie.

ADRIENNE, portant la main À son coeur

C’est vrai! mais ne me le dites pas, c’est comme si vous me frappiez lÀ d’un fer froid et aigu, et ce n’est pas votre intention.

MICHONNET, vivement et avec bontÉ

Oh! non, non! tu ne peux le croire.

ADRIENNE

Cette rivale, je veux la connaÎtre. (Avec Énergie.) Je la connaÎtrai! pour lui dire: C’est par vous qu’il fut prisonnier, c’est par moi qu’il a recouvrÉ la libertÉ, mÊme celle de vous voir, de vous aimer, de me trahir encore... Jugez vous-mÊme, madame, qui de nous aimait le mieux!

MICHONNET

Et lui?

ADRIENNE, avec mÉpris

Lui!... il m’a trompÉe, j’y renonce À jamais!

MICHONNET, avec joie

Bien cela!... Mais alors, rÉponds-moi, pourquoi tout sacrifier À un ingrat?

ADRIENNE

Pourquoi? vous me le demandez! La vengeance m’est-elle donc interdite et ne m’est-il pas permis de la choisir? N’avez-vous pas entendu tout À l’heure qu’il s’agissait pour lui en ce moment de combattre, de vaincre, de gagner un duchÉ... peut-Être une couronne... Et songez donc, ami, songez... s’il me la devait!... s’il la tenait de ma main! Roi, par la tendresse de celle qu’il a abandonnÉe et trahie!... Roi, par le dÉvouement de la pauvre comÉdienne!... Ah! il aura beau faire, il ne pourra m’oublier! A dÉfaut de son amour, sa gloire mÊme et sa puissance lui parleront de moi! comprenez-vous À prÉsent ma vengeance?

ComblÉ de mes bienfaits, je veux l’en accabler!

O mon vieux Corneille! viens À mon aide! viens soutenir mon courage, viens remplir mon coeur de ces Élans gÉnÉreux, de ces sublimes sentiments que tu as tant de fois placÉs dans ma bouche. Prouve-leur À tous, que nous, les interprÈtes de ton gÉnie, nous pouvons gagner au contact de tes nobles pensÉes... autre chose que de les bien traduire! Ce que tu as dit, je le ferai! (A Michonnet.) Allez! courez le dÉlivrer! Je vous attendrai chez moi.

(Elle sort par le fond.)

SCÈNE V

MICHONNET, seul, allant reprendre son chapeau qu’il avait posÉ pendant la premiÈre scÈne sur l’un des fauteuils À gauche

Ah! elle n’a que trop raison de compter sur moi, qui suis encore plus insensÉ qu’elle... Car aprÈs tout, elle donne sa fortune pour un amant, c’est tout simple!... mais moi, la mienne pour un rival!... (Soupirant.) Enfin, elle le veut, cela lui fait plaisir... alors, À moi aussi!... Mais, ce qu’elle ne trouverait pas dans le grand Corneille lui-mÊme, ce qui est le sublime de l’absurde, c’est que je souffre de sa peine... À elle! c’est que je suis tentÉ de lui en vouloir... À lui... de ce qu’il ne l’aime pas, et je serais furieux s’il l’aimait! (Apercevant la princesse qui sort de l’appartement À droite.) Dieu! une belle dame!... la maÎtresse de la maison, sans doute. (La saluant sans que la princesse le voie.) Elle ne me voit pas, et je puis sortir, je crois, sans que cela la dÉrange... Allons remplir mon message, et porter notre argent À la Russie.

(Il sort par le fond.)

SCÈNE VI

La Princesse, seule, puis l’AbbÉ, sortant de la porte À gauche

LA PRINCESSE, À part et rÊvant

Que Maurice coure la rejoindre, je l’en dÉfie! Et quant À briser mes chaÎnes, il doit voir À prÉsent que cela n’est pas si facile... La seule chose qui m’inquiÈte, c’est ce bracelet, donnÉ hier par mon mari et perdu dans ma fuite... À quel moment?... sans doute en montant dans ce carrosse de louage qu’il m’a fallu prendre! AprÈs tout! personne ne sait que ce bracelet m’appartient... quelques diamants de moins, cela regarde M. de Bouillon. L’essentiel, l’important pour moi, c’est de connaÎtre cette femme qui exerce sur lui un tel empire... «Celle À qui il confie tout...» Et quand je pense que j’ai tenu ce secret, mieux encore! cette rivale entre mes mains... et que tout m’est ÉchappÉ, grÂce À mon mari, dont le flambeau est venu tout embrouiller... La science n’en fait jamais d’autres... avec ses lumiÈres!... Aussi je lui en veux, et vienne l’occasion!... (Apercevant l’abbÉ et d’un air gracieux.) Eh! c’est vous, l’abbÉ.

L’ABBÉ, sortant de la porte À gauche

Vous, madame! dÉjÀ superbe, Éblouissante...

LA PRINCESSE

J’ai voulu de bonne heure me tenir prÊte À recevoir tout mon monde... et en attendant, je rÊvais.

L’ABBÉ

Non pas À moi... j’en suis sÛr.

LA PRINCESSE

Peut-Être!... À des projets de vengeance... projets dans lesquels je ne vous ai pas dÉfendu de m’aider... au contraire!

L’ABBÉ, vivement

Eh bien! madame!... vous me voyez furieux, je ne sais rien encore!

LA PRINCESSE, souriant

En vÉritÉ!... vous me rassurez!... je comptais si bien sur vos talents et votre habilitÉ... que je commenÇais À m’effrayer de la rÉcompense promise... mais, grÂce au ciel!... et À vous...

L’ABBÉ, vivement

Ah! ne me parlez pas ainsi... car vous me dÉsespÉrez! un instant j’ai cru connaÎtre la personne, tout me prouvait que c’Était la Duclos...

LA PRINCESSE

La Duclos!

L’ABBÉ

Votre mari lui-mÊme paraissait convaincu... il me l’avait dit et dÉmontrÉ...

LA PRINCESSE

Raison de plus pour ne pas le croire!... Eh bien! moi, je suis plus heureuse ou plus habile que vous, j’ai vu cette beautÉ mystÉrieuse!... par un hasard singulier, je me suis trouvÉe, il y a quelques jours... la semaine derniÈre, avec elle... À la campagne... dans une allÉe sombre... trÈs-sombre...

L’ABBÉ

En vÉritÉ!

LA PRINCESSE

Et sans pouvoir distinguer ses traits... je lui ai entendu prononcer quelques mots... une phrase que j’ai retenue... celle-ci: «Ne craignez rien. Votre secret m’a ÉtÉ confiÉ par quelqu’un qui me dit tout.» C’est À coup sÛr fort insignifiant; mais le singulier, le voici: c’est que l’accent, le son de la voix, me sont parfaitement connus! plus je me le rappelle, et plus il me semble que maintes fois je l’ai entendu retentir À mon oreille!

L’ABBÉ

Vous croyez?

LA PRINCESSE

A n’en pouvoir douter!... en quels lieux?... c’est ce que je ne puis dire! J’avais d’abord pensÉ À la duchesse de Mirepoix; j’ai couru ce matin lui faire une visite d’amitiÉ! une voix aigre et pointue qui fait mal aux nerfs! Je suis passÉe chez madame de Sancerre, madame de Beauveau, madame de Vaudemont, pour m’informer de leurs nouvelles, empressement dont elles ont ÉtÉ vivement touchÉes, sans compter que jamais je ne les avais ÉcoutÉes avec autant d’attention! Quelles futilitÉs! quel bavardage! quel ennui!... j’ai tout subi! courage hÉroÏque dÉpensÉ en pure perte! ce n’Était pas cela! et pourtant c’est la voix de quelqu’un que je rencontre souvent... habituellement... dans ma sociÉtÉ intime!

L’ABBÉ, vivement

Attendez! avez-vous vu la duchesse d’Aumont?

LA PRINCESSE, de mÊme

Non, vraiment! et pourquoi?

L’ABBÉ

Une inspiration!... une idÉe!

LA PRINCESSE, de mÊme

En effet!... l’intÉrÊt que, malgrÉ elle, elle paraissait prendre hier au comte de Saxe! tous ces dÉtails intimes qu’elle savait sur son compte... et qu’elle Était censÉe tenir de Florestan de Belle-Isle...

L’ABBÉ, riant

Son cousin.

LA PRINCESSE

Est-ce que vous croyez aux cousins?

L’ABBÉ

Du tout!... on ne les prend gÉnÉralement que comme un manteau, contre l’orage.

SCÈNE VII

La Princesse, l’AbbÉ, un Domestique

LE DOMESTIQUE, annonÇant

Madame la duchesse d’Aumont!

LA PRINCESSE, bas À l’abbÉ

C’est le destin qui nous l’envoie! (Allant au-devant d’elle.) C’est vous, ma toute belle!... comme vous Êtes aimable de nous venir de si bonne heure... l’abbÉ et moi nous parlions de vous!... nous allions peut-Être en dire du mal!...

ATHÉNAÏS, souriant

Vrai!

L’ABBÉ, bas À la princesse

Est-ce la mÊme voix?

LA PRINCESSE, bas

On ne peut pas juger sur un mot... faites-la parler... j’Étudierai.

L’ABBÉ, quittant la princesse et passant de l’autre cÔtÉ À droite, prÈs d’AthÉnaÏs

Madame la duchesse tenait tant À entendre mademoiselle Lecouvreur...

ATHÉNAÏS

Oh! oui...

L’ABBÉ

C’est un talent... un talent...

ATHÉNAÏS

Fort!

L’ABBÉ

Tandis que celui de la Duclos...

ATHÉNAÏS

Nul.

LA PRINCESSE, À part

Il paraÎt que nous n’en obtiendrons pas une phrase entiÈre. (Haut.) Je commence À Être de votre avis, duchesse. Pour bien apprÉcier le charme de mademoiselle Lecouvreur et le naturel de sa diction, il faut avoir essayÉ soi-mÊme quelques lignes en scÈne... tenez, nous devons la semaine prochaine dire des proverbes chez M. le duc de Noailles... je joue un rÔle...

ATHÉNAÏS

Vous devez bien jouer la comÉdie, princesse?

LA PRINCESSE

Moi, non... tout m’embarrasse. Je rÉpÉtais lÀ tout À l’heure avec l’abbÉ, quand vous Êtes venue...

ATHÉNAÏS

Vous dÉranger?

L’ABBÉ, vivement

Pas le moins du monde!

ATHÉNAÏS

Continuez... je ne dis plus un mot!

L’ABBÉ, À part

A merveille!

LA PRINCESSE

Gardez-vous-en bien! Je suis sÛre, au contraire, de gagner À vous entendre, ma toute belle, car le difficile, c’est le naturel, c’est de parler simplement, comme on parle. J’ai, dans ma premiÈre scÈne, par exemple, une phrase, la plus simple qu’on puisse rÉciter, et je n’en puis venir À bout.

ATHÉNAÏS

Vous?

LA PRINCESSE

«Ne craignez rien. Votre secret m’a ÉtÉ confiÉ par quelqu’un qui me dit tout!...»

ATHÉNAÏS

C’est bien facile.

LA PRINCESSE

Oui-dÀ! eh bien! je voudrais vous l’entendre prononcer À vous-mÊme!

ATHÉNAÏS

A moi!

LA PRINCESSE

Comment la diriez-vous?

ATHÉNAÏS, riant

Je ne la dirais pas.

(Elle les quitte et passe À la gauche du thÉÂtre.)

LA PRINCESSE, bas À l’abbÉ

Elle Élude la question!

L’ABBÉ, de mÊme

C’est elle!

LA PRINCESSE, allant au-devant de la marquise, de la baronne et des dames qui entrent par la porte du fond

Bonjour, mes trÈs-chÈres!

SCÈNE VIII

Pendant que les dames entrent par le fond, plusieurs seigneurs sortent de l’appartement À droite, avec Le Prince; la Marquise, la Princesse, la Baronne, l’AbbÉ, AthÉnaÏs. Les autres dames qui sont entrÉes par la porte du fond vont s’asseoir sur des fauteuils placÉs À gauche; les seigneurs qui sont entrÉs avec le prince se tiennent debout devant elles.

LE PRINCE, À droite

Oui, messieurs, la nouvelle est authentique... (Saluant les dames.) et je puis vous attester qu’À l’heure oÙ je vous parle il est libre, complÈtement libre...

ATHÉNAÏS, placÉe À l’extrÊme gauche

Et qui donc?

LE PRINCE

Le comte de Saxe!

LA PRINCESSE, À part

Maurice! Ô ciel!

LA MARQUISE

Ah! vous savez aussi la nouvelle! c’est trÈs-dÉsagrÉable... je croyais Être seule!

LA BARONNE

En effet, le bruit courait ce matin que le futur souverain de Courlande Était retenu prisonnier pour une somme trÈs-considÉrable... ce n’est donc pas vrai?

LA MARQUISE

Eh! mon Dieu! si.

ATHÉNAÏS

Alors comment est-il libre?

LA BARONNE, gaiement

Un roman... un enlÈvement, et comme il lui en arrive toujours, une aventure...

LA MARQUISE

La plus simple du monde... et la plus bourgeoise... on a payÉ ses dettes!

LA BARONNE

Oui-dÀ, marquise! et vous ne trouvez pas cela une aventure extraordinaire?

LA PRINCESSE

Si, vraiment, mais ces dettes, qui les a payÉes?

LA MARQUISE

Demandez À M. le prince, car, pour moi, l’histoire s’arrÊte lÀ... on ne m’a rien dit de plus.

LE PRINCE, gravement

Et moi, mesdames...

TOUT LE MONDE

Eh bien?

LE PRINCE, de mÊme

Je n’ai pu en savoir davantage... ce qui prouve bien...

L’ABBÉ

Que cela n’est pas! je le saurais... Or, je ne le sais pas, donc cela n’est pas!

LA MARQUISE

Cela est, je le tiens d’une amie intime du comte de Saxe.

LE PRINCE

Moi, je le tiens de Florestan lui-mÊme, qui a vu Maurice, À telles enseignes qu’il a ÉtÉ de sa part dÉfier le comte de Kalkreutz.

(Au nom de Florestan, AthÉnaÏs fait un mouvement que la princesse remarque.)

L’ABBÉ

Celui qui a livrÉ sa crÉance À l’ambassadeur moscovite?

LE PRINCE

PrÉcisÉment.

ATHÉNAÏS

Action dÉloyale, indigne d’un gentilhomme!

LE PRINCE

Et dont le comte de Saxe lui a demandÉ raison... ils ont dÛ se battre.

LA PRINCESSE

Et sait-on l’issue du combat?

LE PRINCE

Pas encore! mais ce pauvre Maurice qui devait nous venir ce soir...

ATHÉNAÏS

Ne craignez rien... il viendra!

LA PRINCESSE, l’observant avec jalousie

Vous croyez, madame?

SCÈNE IX

Les MÊmes; un Domestique

LE DOMESTIQUE, annonÇant

Mademoiselle Lecouvreur et monsieur Michonnet, de la ComÉdie-FranÇaise!

L’ABBÉ

Ah! enfin!

(Tout le monde va au-devant d’Adrienne.)

LA MARQUISE, qui est restÉe avec la baronne sur le devant du thÉÂtre, À droite

Il paraÎt que nous aurons ce soir la tragÉdie.

LA BARONNE

Et la comÉdie.

LA MARQUISE

Le prince l’aime beaucoup.

LA BARONNE

Et la princesse donc!

LE PRINCE, redescendant en donnant la main À Adrienne

Combien je vous remercie, mademoiselle, de l’honneur que vous voulez bien nous faire, À madame de Bouillon et À moi!

ATHÉNAÏS, À la princesse

Daignez, princesse, me nommer À mademoiselle. Il y a si longtemps que je l’admire de loin, que je suis bien aise de le lui dire de prÈs!

LA PRINCESSE, prÉsentant la duchesse

Madame la duchesse d’Aumont, mademoiselle...

(La princesse fait passer Adrienne prÈs d’AthÉnaÏs, de la marquise et de la baronne, qui l’entourent; le prince et l’abbÉ se rapprochent d’elles. Michonnet est presque seul À l’extrÊme droite, pendant que la princesse descend À gauche au bord de la scÈne et devant les dames qui sont assises.)

ADRIENNE

En vÉritÉ, mesdames, je suis confuse de tant d’honneur!

MICHONNET, À part

Ce n’est que justice! je vous demande si elle ne figure pas aussi bien qu’elles toutes dans un salon!

ADRIENNE

Vous avez voulu, vous et les nobles dames qui daignent m’accueillir...

LA PRINCESSE, frappÉe du son de voix et Écoutant

O ciel!

ADRIENNE

Donner À l’humble artiste l’occasion d’Étudier ce ton exquis, ces maniÈres ÉlÉgantes que vous seules possÉdez...

LA PRINCESSE, de mÊme

Qu’entends-je?... cette voix...

ADRIENNE

Aussi je vais bien regarder... pour tÂcher de copier fidÈlement... certaine de rÉussir, pour peu que je sois ressemblante.

LA PRINCESSE

Plus je l’entends, plus il me semble... Non, non, ce n’est pas possible, c’est un rÊve!... ce n’est pas À mon oreille, c’est dans mon imagination seule que retentit et vibre encore ce son de voix qui me poursuit toujours. (AthÉnaÏs et les autres dames se sont emparÉes d’Adrienne, la font asseoir auprÈs d’elles et causent avec elle À voix basse pendant que le prince et les autres seigneurs entourent son fauteuil. La princesse souriant avec ironie.) Quelle idÉe... en effet, que cette rivale qu’il me prÉfÈre soit une femme de thÉÂtre... une comÉdienne... Et pourquoi non?... n’ont-elles point un charme, un prestige qui n’appartient qu’À elles, le talent et la gloire qui enivrent et ajoutent À la beautÉ? (Regardant Adrienne que tous les seigneurs entourent.) Dans ce moment encore ne sont-ils pas lÀ tous À l’admirer, À l’adorer?... Pourquoi n’aurait-il pas fait comme eux? Ah! ce doute est insupportable... et je veux À tout prix confirmer ou dÉtruire mes soupÇons. (Se retournant vers le prince qui vient de quitter le fauteuil d’Adrienne et qui s’approche d’elle.) Eh bien! ne commenÇons-nous pas?

(Adrienne se lÈve en signe d’assentiment et passe À droite prÈs de Michonnet.)

LE PRINCE

Il nous faut attendre le comte de Saxe, puisqu’on assure qu’il viendra.

LA PRINCESSE, regardant du cÔtÉ d’Adrienne

Je crois que vous nous flattez d’un vain espoir, il ne viendra pas. (A part.) Elle a tressailli... elle Écoute...

LE PRINCE

Qui vous le fait croire?... qui vous l’a dit? puisqu’il est libre... libre par les mains de l’amour.

LA PRINCESSE, À part, observant Adrienne

Elle tressaille encore! serait-ce elle qui l’aurait dÉlivrÉ? (Haut.) Je n’ai pas voulu tout À l’heure troubler vos espÉrances, ni attrister ces dames, mais vous savez qu’il s’est battu.

ADRIENNE, À part

Battu!

LA PRINCESSE, À part

Elle se rapproche. (Haut.) Et l’abbÉ, qui sait tout, m’a dit... que le comte Était blessÉ dangereusement.

L’ABBÉ, ÉtonnÉ

Moi!

LA PRINCESSE, bas À l’abbÉ

Taisez-vous! (Poussant un cri et courant prÈs d’Adrienne qui vient de tomber Évanouie dans un fauteuil.) Mademoiselle Lecouvreur se trouve mal!

MICHONNET, se prÉcipitant vers elle

Adrienne!

LA BARONNE et LA MARQUISE, passant derriÈre le fauteuil d’Adrienne

Ah! mon Dieu!

ADRIENNE, revenant À elle

Ce n’est rien... l’Éclat des lumiÈres... la chaleur du salon. (A la princesse qui lui fait respirer un flacon que l’abbÉ vient de lui donner.) Merci, madame, que de bontÉs! (Rencontrant ses yeux.) Quel regard!

UN DOMESTIQUE, annonÇant

Monsieur le comte de Saxe.

(Tout le monde pousse un cri de surprise; les dames quittent le fauteuil d’Adrienne et vont au-devant du comte.)

ADRIENNE, faisant un geste de joie

Ah!

(Elle veut s’Élancer vers lui, Michonnet la retient par la main; la princesse et Adrienne restent un moment les yeux fixÉs l’une sur l’autre.)

MICHONNET, À voix basse

Prends garde!... la joie trahit encore plus que la douleur.

(Les seigneurs et les dames qui Étaient allÉs au-devant de Maurice redescendent avec lui.)

LE PRINCE, À Maurice

Que nous disait donc l’abbÉ, que vous Étiez blessÉ?

L’ABBÉ

Permettez, je rÉclame.

MAURICE

Bah! depuis Charles XII, la SuÈde ne sait plus se battre.

LE PRINCE, riant

Ainsi, ce comte de Kalkreutz...

MAURICE

DÉsarmÉ À la seconde passe. (Le prince, l’abbÉ et AthÉnaÏs remontent le thÉÂtre et vont causer avec les autres dames et seigneurs. Maurice se trouve sur le devant de la scÈne prÈs de la princesse et lui dit À demi-voix sans la regarder:) Vous disiez vrai, princesse, en disant que vous me ramÈneriez.

LA PRINCESSE, avec joie

O ciel!

MAURICE, de mÊme

Je voulais partir sans vous voir, mais aprÈs le service que vous venez de me rendre, service que, du reste, je n’accepte pas... je...

ADRIENNE, À droite et À quelques pas d’eux, les suivant des yeux

Il lui parle bas!... si c’Était cette grande dame... si c’Était elle!...

LA PRINCESSE, continuant À causer avec Maurice

Que voulez-vous dire?

MAURICE, toujours bas À la princesse

Il faut absolument que je vous parle.

LA PRINCESSE, de mÊme

Ce soir, quand tout le monde sera parti.

MAURICE, de mÊme

Soit! (La princesse remonte le thÉÂtre À gauche du spectateur; Maurice se retourne et aperÇoit À droite Adrienne, il la salue profondÉment.) Mademoiselle Lecouvreur!

(Il fait quelques pas pour aller prÈs d’elle; le prince, qui avait remontÉ le thÉÂtre, le redescend et prend Maurice par-dessous le bras au moment oÙ il s’approche d’Adrienne.)

LE PRINCE

A propos de la SuÈde, mon cher comte, j’ai À vous demander...

(Il s’Éloigne avec lui en causant et en remontant le thÉÂtre; ils disparaissent tous deux quelques moments dans d’autres salons. Pendant ce temps, la marquise et la baronne se sont rapprochÉes d’Adrienne; Michonnet, qui Était À l’extrÊme droite, a remontÉ le thÉÂtre, est restÉ quelque temps au fond, puis est redescendu À l’extrÊme gauche.)

L’ABBÉ, À la princesse À demi-voix

Je vous demanderai maintenant, princesse, pourquoi, tout À l’heure, vous m’accusiez ainsi de...

LA PRINCESSE, À voix haute

Pourquoi?... parce que vous n’Êtes jamais au fait des choses. (Se retournant en riant vers les deux dames qui sont À sa gauche.) Imaginiez-vous, mesdames...

(L’abbÉ quitte la droite de la princesse, remonte le thÉÂtre, et va se placer entre les deux dames comme pour se justifier prÈs d’elles.)

LA PRINCESSE, continuant sa phrase

Imaginez-vous que le pauvre abbÉ court vainement depuis hier À la dÉcouverte d’un secret! Une belle inconnue qu’adore le comte de Saxe... Mais, j’y songe... (Se retournant vers Adrienne.) Mademoiselle Lecouvreur pourrait peut-Être nous Éclairer sur ce mystÈre...

ADRIENNE

Moi, madame!

LA PRINCESSE

Sans doute!... on assure dans le monde que l’objet de cet amour est une personne de thÉÂtre.

L’ABBÉ

Laissez donc...

ADRIENNE

C’est Étrange! on assurait au thÉÂtre que cette maÎtresse en titre Était une grande dame...

L’ABBÉ, regardant AthÉnaÏs

Je le croirais plutÔt!

LA PRINCESSE

Ma chronique parlait mÊme d’une certaine rencontre nocturne...

ADRIENNE

Et la mienne d’une visite dans une petite maison.

ATHÉNAÏS

Mais c’est trÈs-intÉressant!

LA PRINCESSE

On disait que la comÉdienne y avait ÉtÉ surprise par une rivale jalouse.

ADRIENNE

On affirmait que la grande dame en avait ÉtÉ chassÉe par un mari indiscret.

ATHÉNAÏS

Que vous semblez bien instruites toutes deux!...

L’ABBÉ

Plus que moi, j’en conviens!

ATHÉNAÏS

Mais pour nous mettre À mÊme de prononcer, qui nous donnera des preuves?

LA PRINCESSE

La mienne est un bouquet que la belle a laissÉ aux mains de son vainqueur... bouquet de roses, attachÉ par un ruban soie et or!

ADRIENNE, À part

Mon bouquet!

ATHÉNAÏS, À Adrienne

Et votre preuve, À vous... mademoiselle!...

ADRIENNE

La mienne?... la mienne, c’est que la grande dame a laissÉ tomber en s’enfuyant dans le jardin...

ATHÉNAÏS

Comme Cendrillon, sa pantoufle de verre...

ADRIENNE

Non, mais un bracelet de diamants...

LA PRINCESSE, À part

Mon bracelet!

L’ABBÉ

Un conte des Mille et une nuits!

ADRIENNE

Non, vraiment, une rÉalitÉ!... car ce bracelet on me l’a apportÉ... on me l’a laissÉ... (Le montrant.) Le voici!

L’ABBÉ, prenant le bracelet, et le montrant À la marquise et À la baronne, entre lesquelles il est placÉ

Superbe! voyez donc, mesdames.

LA PRINCESSE, jette un regard sur le bracelet et dit froidement

Admirable!... c’est travaillÉ avec un art!

(Elle avance la main pour le prendre, mais le prince, qui depuis quelques instants est rentrÉ dans le salon avec Maurice, s’est approchÉ du groupe, se place entre la princesse et la marquise. La princesse s’Éloigne et se rapproche d’AthÉnaÏs qui venait aussi pour regarder le bracelet.)

LE PRINCE

Qu’est-ce donc? qu’admirez-vous ainsi?

L’ABBÉ

Ce bracelet!...

LE PRINCE

Celui de ma femme!

TOUS, avec un accent diffÉrent

Sa femme!

LE PRINCE, remontant le thÉÂtre et montrant À tout le monde le bracelet avec un air de satisfaction

Il est de bon goÛt, n’est-ce pas?

ADRIENNE, À part

C’Était elle!...

(Pendant le dÉsordre produit par cet incident, AthÉnaÏs, la princesse, le prince et les autres dames ont remontÉ le thÉÂtre. Adrienne, qui Était À l’extrÊme droite, traverse la scÈne avec agitation, et va se placer À gauche prÈs de Michonnet.)

LA PRINCESSE, au milieu du thÉÂtre et mettant À son bras son bracelet que son mari vient de lui rendre

Eh bien! maintenant que M. le comte de Saxe est dÉcidÉment des nÔtres, si mademoiselle Lecouvreur Était assez bonne pour nous dire quelques vers...

ADRIENNE, hors d’elle

Des vers!... moi!... en ce moment! (Les dames qui Étaient assises À gauche se lÈvent et se dirigent vers la droite du salon. A part.) Ah! c’est trop d’impudence...

MICHONNET, À gauche, prÈs d’elle

Calme-toi et Étudie!... il y a dans le monde de plus grands comÉdiens que nous!

(Les dames et seigneurs se sont placÉs À droite devant les deux rangÉes de fauteuils qui garnissent ce cÔtÉ du salon.)

MAURICE, qui a redescendu le thÉÂtre

Quoi, mademoiselle... vous daigneriez...

ADRIENNE, froidement

Oui, monsieur le comte!

LA PRINCESSE, d’un air gracieux

Quel bonheur!... asseyons-nous, mesdames... (A Maurice.) monsieur le comte, auprÈs de moi...

ADRIENNE, À part

Les voir lÀ, sous mes yeux, tous les deux ensemble... comme pour me braver!... mon Dieu, donnez-moi la force de me contraindre...

LE PRINCE

Que nous direz-vous?

ATHÉNAÏS

Le Songe de Pauline.

LA MARQUISE

Hermione.

LA BARONNE

Ou Camille des Horaces.

LA PRINCESSE, avec ironie

Ou plutÔt le monologue d’Ariane abandonnÉe.

ADRIENNE, À part, se contenant À peine

Ah! c’en est trop!

ATHÉNAÏS, qui est assise À la droite de la princesse, s’Écrie

Non, non! PhÈdre, que vous avez si bien jouÉe avant-hier.

ADRIENNE, vivement

PhÈdre soit.

TOUS

Écoutons...

(Tout le monde est rangÉ À droite. Michonnet, assis À gauche, a tirÉ plusieurs brochures de sa poche; il prend celle de PhÈdre, et s’apprÊte À souffler. Adrienne est seule debout au milieu du thÉÂtre.)

ADRIENNE, rÉcitant avec une agitation et une fiÈvre toujours croissantes, les yeux fixÉs sur la princesse, qui se penche plusieurs fois sur l’Épaule de Maurice et lui parle bas avec affectation

... Juste ciel! qu’ai-je fait aujourd’hui?
Mon Époux va paraÎtre, et son fils avec lui.
Je verrai le tÉmoin de ma flamme adultÈre
Observer de quel front j’ose aborder son pÈre!
Le coeur gros de soupirs qu’il n’a point ÉcoutÉs,

(Regardant Maurice.)

L’oeil humide de pleurs par l’ingrat rebutÉs.
Penses-tu que, sensible À l’honneur de ThÉsÉe,
Il lui cache l’ardeur dont je suis embrasÉe?
Laissera-t-il trahir et son pÈre et son roi?
Pourra-t-il contenir l’horreur qu’il a pour moi?

(Regardant Maurice, qui vient de ramasser l’Éventail que la princesse avait laissÉ tomber, et qui le lui remet d’un air galant.)

Il se tairait en vain! je sais mes perfidies,
Œnone, et ne suis point de ces femmes hardies...

(Hors d’elle-mÊme et s’avanÇant vers la princesse.)

Qui, goÛtant dans le crime une honteuse paix,
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais!...

(Elle a continuÉ À s’avancer vers la princesse, qu’elle dÉsigne du doigt, et reste quelque temps dans cette attitude, pendant que les dames et seigneurs, qui ont suivi tous ses mouvements, se lÈvent comme effrayÉs de cette scÈne.)

LA PRINCESSE, avec calme

Bravo! bravo! admirable!

TOUS

Admirable!

MICHONNET, bas À Adrienne

Malheureuse!... qu’as-tu fait?...

ADRIENNE

Je me suis vengÉe!

LA PRINCESSE, hors d’elle-mÊme

Un tel affront!... je le lui ferai payer cher!...

ADRIENNE, au prince, qui la fÉlicite

DÉjÀ souffrante et fatiguÉe, je vous demanderai la permission de me retirer...

LA PRINCESSE, bas À Maurice, qui fait un pas vers Adrienne

Restez!

LE PRINCE, À Adrienne

Quelque envie que nous ayons de vous retenir... nous n’osons insister... (Remontant le thÉÂtre et parlant À des domestiques qui sont au fond.) La voiture de mademoiselle Lecouvreur...

(Pendant le temps oÙ le prince remonte le thÉÂtre, la princesse fait quelques pas À droite, et Maurice se rapproche d’Adrienne qui est À gauche.)

ADRIENNE, À demi-voix

Suivez-moi...

MAURICE, de mÊme

Impossible ce soir! Vous saurez pourquoi!... Mais...

ADRIENNE

Il suffit...

(En ce moment le prince, qui a redescendu le thÉÂtre, offre sa main À Adrienne. Elle remonte avec lui vers la porte du fond. Les hommes groupÉs À gauche de la porte et les femmes debout À droite la saluent. Adrienne jette sur Maurice un dernier regard de reproche et de douleur, et s’Éloigne pendant que la princesse la regarde sortir d’un oeil menaÇant.)

                                                                                                                                                                                                                                                                                                           

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