Un boudoir ÉlÉgant chez la princesse de Bouillon. Une toilette À gauche, une table À droite, et une console, du mÊme cÔtÉ, au fond du thÉÂtre. SCÈNE PREMIÈREL’AbbÉ, appuyÉ sur la toilette, la Princesse, assise en face de la toilette, sur un canapÉ. LA PRINCESSE, achevant de se coiffer Quoi, l’abbÉ! pas une historiette... pas le moindre petit scandale?... L’ABBÉ HÉlas! non! LA PRINCESSE Votre État est perdu! Vous devez, d’obligation, savoir toutes les nouvelles... C’est pour cela que les dames vous reÇoivent le matin À leur toilette... Donnez-moi la boÎte À mouches... Voyons, cherchez bien!... je vois, À votre air mystÉrieux, que vous en savez plus que vous ne dites... L’ABBÉ Des nouvelles insignifiantes... certainement! Vous apprendrai-je que mademoiselle Lecouvreur et mademoiselle Duclos doivent ce soir jouer ensemble dans Bajazet, et qu’il y aura une foule immense... LA PRINCESSE AprÈs?... Un instant, l’abbÉ!... Placeriez-vous cette mouche À la joue... ou À l’angle de l’oeil gauche? L’ABBÉ, passant derriÈre le canapÉ Si madame la princesse ne m’en veut pas de ma franchise... j’aurai le courage de lui dire... que je me prononce ouvertement contre le systÈme des mouches. LA PRINCESSE C’est toute une rÉvolution que vous tentez lÀ!... et avec votre air timide et bÉat... je ne vous aurais jamais cru un lÉvite si audacieux. L’ABBÉ Timide... timide... avec vous seule! LA PRINCESSE Ah bah!... Eh bien! vous disiez donc?... Votre autre nouvelle... L’ABBÉ Que la reprÉsentation de ce soir est d’autant plus piquante que mademoiselle Lecouvreur et la Duclos sont en rivalitÉ dÉclarÉe. Adrienne Lecouvreur a pour elle le public tout entier, tandis que la Duclos est ouvertement protÉgÉe par certains grands seigneurs et mÊme par certaines grandes dames... entre autres par la princesse de Bouillon! LA PRINCESSE, se mettant du rouge Par moi? L’ABBÉ Ce dont chacun s’Étonne, et l’on commence mÊme, dans le monde, À en rire. LA PRINCESSE, avec hauteur Et pourquoi, s’il vous plait? L’ABBÉ, avec embarras Pour des motifs que je ne puis ni ne dois vous dire... parce que ma dÉlicatesse et mes scrupules... LA PRINCESSE Des scrupules... À vous, l’abbÉ! Et vous disiez qu’il n’y avait rien de nouveau?... (Se levant.) Achevez donc!... Aussi bien ma toilette est terminÉe... et je n’ai plus que dix minutes À vous donner. L’ABBÉ Eh bien! madame... puisqu’il faut vous le dire, vous, petite-fille de Sobieski et proche parente de notre reine, vous avez pour rivale mademoiselle Duclos, de la ComÉdie-FranÇaise. LA PRINCESSE En vÉritÉ! L’ABBÉ C’est la nouvelle du jour... Tout le monde la connaÎt, exceptÉ vous, et comme cela peut vous donner un ridicule... je me suis dÉcidÉ, malgrÉ l’amitiÉ que me porte M. le prince de Bouillon, votre mari, À vous avouer... LA PRINCESSE Que le prince lui a donnÉ une voiture et des diamants!... L’ABBÉ C’est vrai! LA PRINCESSE Et une petite maison... L’ABBÉ C’est vrai! LA PRINCESSE Hors les boulevards de Paris, À la Grange-BateliÈre. L’ABBÉ, ÉtonnÉ Quoi, princesse, vous savez?... LA PRINCESSE Bien avant vous! bien avant tout le monde... Écoutez-moi, mon gentil abbÉ, le tout pour votre instruction... M. de Bouillon, mon mari, quoique prince et grand seigneur, est un savant: il adore les arts et surtout les sciences. Il s’y Était adonnÉ sous le dernier rÈgne. L’ABBÉ Par goÛt?... LA PRINCESSE Non! pour faire sa cour au RÉgent, dont il s’efforÇait de devenir la copie exacte et fidÈle: il s’est appliquÉ, comme lui, À la chimie; il a, comme lui, un laboratoire dans ses appartements; que sais-je? il souffle et il L’ABBÉ C’est admirable!... Mais qu’y gagnez-vous, princesse? LA PRINCESSE Ce que j’y gagne?... C’est que mon mari, craignant d’Être dÉcouvert, tremble devant la petite-fille de Sobieski, dÈs qu’elle a un soupÇon... et j’en ai quand je veux... Ce que j’y gagne? c’est qu’autrefois il Était trÈs-avare, et que maintenant il ne me refuse rien! Commencez-vous À comprendre? L’ABBÉ Oui!... oui... c’est une infidÉlitÉ d’une haute portÉe et d’un grand rapport! LA PRINCESSE Le monde peut donc me plaindre et gÉmir de ma position, je m’y rÉsigne, et si vous n’avez, cher abbÉ, rien autre chose À m’apprendre... L’ABBÉ, timidement Si, madame! une nouvelle... LA PRINCESSE, souriant Encore une! L’ABBÉ, de mÊme Qui me regarde personnellement... et celle-lÀ je crois Être sÛr que vous ne vous en doutez pas... C’est que... c’est que... LA PRINCESSE, gaiement C’est que vous m’aimez! L’ABBÉ Vous le saviez!... Est-il possible!... Et vous ne m’en disiez rien! LA PRINCESSE Je n’Étais pas obligÉe de vous l’annoncer... L’ABBÉ, avec chaleur Eh bien! oui... C’est pour vous que je me suis fait l’intime ami de votre mari! Pour vous, je suis de toutes ses parties! Pour vous, je vais À l’OpÉra et chez la Duclos! Pour vous, je vais À l’AcadÉmie des sciences! Pour vous enfin, j’Écoute M. de Bouillon dans ses LA PRINCESSE Pauvre abbÉ! L’ABBÉ C’est mon meilleur moment!... je ne l’entends plus et je rÊve À vous!... Mais, convenez-en vous-mÊme, un tel dÉvouement mÉrite quelque indemnitÉ, quelque rÉcompense... LA PRINCESSE, souriant Oui, l’on vous a souvent donnÉ, À vous autres abbÉs de boudoir, pour moins que cela! Mais, dussiez-vous crier À l’ingratitude, je ne peux rien pour vous en ce moment. L’ABBÉ, vivement Ah! je ne vous demande pas une passion Égale À la mienne! c’est impossible!... Car ce que j’Éprouve pour vous, c’est une adoration, c’est un culte! LA PRINCESSE Je comprends, l’abbÉ, et vous demandez pour les frais du... Impossible, vous dis-je... mais, silence! on vient... C’est mon mari et madame la duchesse d’Aumont... N’avez-vous pas aussi quÊtÉ de ce cÔtÉ-lÀ?... L’ABBÉ La place Était prise... LA PRINCESSE C’est jouer de malheur... (A part.) Ce pauvre abbÉ arrive toujours trop tard. SCÈNE IIAthÉnaÏs, la Princesse, le Prince, L’abbÉ. La princesse va au-devant d’AthÉnaÏs À qui le prince donnait la main. LA PRINCESSE, À AthÉnaÏs C’est vous, ma toute belle, quelle bonne fortune! qu’est-ce qui vous amÈne de si bon matin? LE PRINCE Un service que madame la duchesse veut vous demander. LA PRINCESSE Un plaisir de plus. Et comment avez-vous rencontrÉ mon mari, que moi je n’ai pas aperÇu depuis avant-hier... ATHÉNAÏS Chez le cardinal de Fleury, mon oncle! LE PRINCE Oui, vraiment!... le grand ministre qui nous gouverne, et que j’ai connu quand il Était ÉvÊque de FrÉjus, est membre, comme moi, de l’AcadÉmie des sciences... c’est aussi un savant; et comme tel, je lui avais dÉdiÉ mon nouveau traitÉ de chimie... ce livre qui a ÉtonnÉ M. de Voltaire lui-mÊme!... Jamais, m’a-t-il dit, il n’avait lu d’ouvrage Écrit comme celui-lÀ! ce sont ses propres paroles et je le crois de bonne foi! LA PRINCESSE Moi aussi!... mais le cardinal premier ministre... LE PRINCE Nous y voici. (A un valet qui entre portant un petit coffret.) Bien! posez lÀ ce coffret. (Le valet pose le coffret sur la table À droite et sort.) Le cardinal qui, comme homme d’État et comme chimiste, connaÎt mes talents, m’avait priÉ de passer À son hÔtel pour me confier une mission honorable... et terrible... TOUS Qu’est-ce donc? LE PRINCE L’analyse scientifique et judiciaire... des matiÈres renfermÉes dans ce coffret... poudre dite de succession, inventÉe, sous le grand roi, À l’usage des familles trop nombreuses, et dont la niÈce du chevalier d’Effiat est accusÉe, comme son oncle, d’avoir voulu se servir... LA PRINCESSE, faisant un pas vers le coffret En vÉritÉ! ATHÉNAÏS, de mÊme et gaiement Ah! voyons! LE PRINCE, la retenant Gardez-vous-en bien! Si ce que l’on dit est vrai, rien qu’une pincÉe de cette poudre dans une paire de gants, ou dans une fleur, suffit pour produire d’abord un Étourdissement vague, puis une exaltation au cerveau... et enfin un dÉlire Étrange... qui conduit À la mort... c’est, du reste, ce qui sera dÉmontrÉ, car j’analyserai, j’expÉrimenterai et je ferai mon rapport. LA PRINCESSE TrÈs-bien! mais cette analyse scientifique m’apprendra-t-elle, monsieur, ce que vous Êtes devenu hier toute la journÉe?... LE PRINCE, bas À l’abbÉ Une scÈne de jalousie affreuse... L’ABBÉ, de mÊme Qui se prÉpare... LE PRINCE, de mÊme Sois tranquille!... (Haut, À la princesse.) Ce que je faisais, madame?... Je surveillais moi-mÊme une surprise... que je vous rÉservais pour aujourd’hui. (Il lui prÉsente un Écrin.) LA PRINCESSE, vivement Qu’est-ce donc?... LE PRINCE, À l’abbÉ, À voix basse VoilÀ comme on s’y prend! cela les Étourdit, les Éblouit!... les empÊche de voir... LA PRINCESSE, qui vient d’ouvrir l’Écrin Des diamants superbes... LE PRINCE, tenant toujours l’abbÉ Et quant À l’analyse de cette poudre diabolique... voici mon raisonnement... vois-tu bien, l’abbÉ... L’ABBÉ, À part avec un soupir Encore une dissertation chimique!... (Il Écoute le prince qui lui parle bas et avec chaleur.) LA PRINCESSE Regardez donc, ma charmante, comme ce bracelet est distinguÉ! ATHÉNAÏS Et montÉ d’une faÇon si remarquable... c’est exquis! LA PRINCESSE Venez donc, l’abbÉ, venez admirer comme nous. L’ABBÉ Moi!... admirer!... je ne peux pas, j’Écoute. LE PRINCE Oui, je lui explique... et il ne comprend pas... mais je vais lui montrer... (Il fait quelques pas du cotÉ du coffret.) L’ABBÉ, le retenant Non pas... non pas... une poudre pareille, qu’il suffit de respirer... pour qu’À l’instant... j’aime mieux ne pas comprendre... Allez toujours! (Le prince continue À parler bas À l’abbÉ. Tous les deux sont prÈs de la table À droite; pendant ce temps, AthÉnaÏs et la princesse ont ÉtÉ s’asseoir sur le canapÉ À gauche, prÈs de la toilette.) LA PRINCESSE, assise Et nous, trÈs-chÈre, pendant que ces messieurs parlent science, parlons du motif de votre visite et du service que vous attendez de moi. ATHÉNAÏS, assise Je vous confierai, princesse, qu’il y a un talent... que j’admire, que j’adore... celui de mademoiselle Adrienne Lecouvreur. LA PRINCESSE Eh bien? ATHÉNAÏS Eh bien, est-il vrai (comme M. le prince s’en est vantÉ tout À l’heure chez mon oncle le cardinal) que mademoiselle Lecouvreur vienne demain soir chez vous et y rÉcite des vers? LE PRINCE, s’avanÇant vers les deux dames Nous l’avons invitÉe. (L’abbÉ a suivi le prince; AthÉnaÏs et la princesse sont assises sur le canapÉ À gauche, l’abbÉ derriÈre le canapÉ, le prince debout prÈs de sa femme.) LA PRINCESSE Oui, quoique je ne partage pas votre enthousiasme, ma mignonne, et que mademoiselle Duclos, chacun le sait, me semble bien supÉrieure À sa rivale; mais c’est une fureur! un engouement! tous les salons du grand monde se disputent mademoiselle Lecouvreur... L’ABBÉ Elle est À la mode! LA PRINCESSE Cela tient lieu de tout... Et comme madame de Noailles, que je ne peux souffrir, avait comptÉ demain sur elle pour sa grande soirÉe, je me suis empressÉe, depuis huit jours, de l’inviter, et j’ai lÀ sa rÉponse. ATHÉNAÏS, vivement Une lettre d’elle!... Ah! donnez! que je voie son Écriture. LE PRINCE Vous disiez vrai; c’est une passion rÉelle! ATHÉNAÏS Je ne manque pas une de ses reprÉsentations... mais je ne l’ai jamais vue de prÈs... On assure qu’elle apporte dans le choix de ses ajustements un goÛt particulier qui lui sied À merveille... puis des maniÈres si nobles, si distinguÉes. LE PRINCE M. de Bourbon disait d’elle l’autre jour qu’il avait cru voir une reine au milieu de comÉdiens. LA PRINCESSE Compliment auquel elle a rÉpondu par une plaisanterie fort peu convenable... C’est À cela que je faisais allusion dans mon invitation... et voici sa rÉponse: (Lisant la lettre.) «Madame la princesse, si j’ai eu «Adrienne.» ATHÉNAÏS Mais voilÀ une lettre du meilleur goÛt... et personne de nous, je pense, n’en Écrirait de mieux tournÉes... (Prenant la lettre.) puis-je la garder? Je ne m’Étonne plus de la passion de ce pauvre petit d’Argental... le fils! L’ABBÉ Il en perd la tÊte! LA PRINCESSE C’est un mal de famille... car le pÈre, que vous connaissez, avec sa perruque de l’autre rÈgne et sa ATHÉNAÏS C’est admirable! L’ABBÉ Et l’histoire du coadjuteur! LE PRINCE Il y a une histoire de coadjuteur? L’ABBÉ Qui, trouvant dans une mansarde, au chevet d’une pauvre malade, une jeune dame charmante, lui donna le bras pour descendre les six Étages... et, comme il pleuvait À verse... la forÇa, malgrÉ elle, À monter dans sa voiture Épiscopale, et traversa ainsi tout Paris, conduisant qui?... mademoiselle Lecouvreur! ATHÉNAÏS C’Était elle! L’ABBÉ De lÀ, le bruit qu’il avait voulu l’enlever... Le saint homme Était furieux et a jurÉ de lancer sur elle les foudres de l’Église À la premiÈre occasion! aussi, qu’elle ne s’avise pas de mourir! ATHÉNAÏS Elle n’en a pas envie, je l’espÈre. (Se levant ainsi que la princesse.) Ainsi, À demain soir! je m’invite... pour la voir, pour l’entendre. LA PRINCESSE Vous viendrez? Nous allons, comme vous, adorer mademoiselle Lecouvreur. ATHÉNAÏS Adieu, chÈre princesse, je m’en vais. (Tout le monde la reconduit. Elle fait quelques pas pour sortir, s’arrÊte et revient.) A propos, savez-vous la nouvelle? LA PRINCESSE Eh! mon Dieu, non! je n’ai À moi que l’abbÉ, qui ne sait jamais rien! ATHÉNAÏS Ce jeune Étranger au service de France, que l’hiver dernier toutes les dames se disputaient... ce jeune fils du roi de Pologne et de la comtesse de Koenigsmarck... LA PRINCESSE, avec Émotion Maurice de Saxe! ATHÉNAÏS Est de retour À Paris! L’ABBÉ Permettez! le bruit en a couru, mais cela n’est pas! ATHÉNAÏS Cela est! je le sais par mon petit-cousin, Florestan de Belle-Isle, qui l’avait accompagnÉ dans son expÉdition de Courlande... ce qui Était mÊme bien inquiÉtant, bien effrayant... (Vivement.) pour M. le duc d’Aumont, mon mari... et pour moi. Mais enfin il LA PRINCESSE Qui, À ce qu’il paraÎt, n’avoue pas son retour. L’ABBÉ A cause de ses dettes... il en a tant! Il doit seulement, À ma connaissance, soixante-dix mille livres À un SuÉdois, le comte de Kalkreutz, qui, l’annÉe derniÈre dÉjÀ, aurait pu le faire arrÊter, et qui y a renoncÉ, parce que oÙ il n’y a rien... LE PRINCE Le roi perd ses droits! ATHÉNAÏS L’abbÉ ne l’aime pas et lui en veut parce que, l’annÉe derniÈre, il lui faisait du tort dans son État de conquÉrant... jalousie de mÉtier! L’ABBÉ C’est ce qui vous trompe, duchesse. Je l’aime beaucoup, car, avec lui, c’est chaque jour une aventure nouvelle, un scandale nouveau, qui rajeunit mon rÉpertoire... cela vous plaÎt, mesdames! ATHÉNAÏS Fi, l’abbÉ! L’ABBÉ Vous aimez l’extraordinaire, et chez lui tout est bizarre. D’abord, on l’appelle Arminius! comment peut-on se nommer Arminius? LE PRINCE C’est un nom saxon... tous les savants vous le diront. L’ABBÉ Et puis, un autre talisman, il a l’honneur d’Être bÂtard, bÂtard de roi. LE PRINCE C’est une chance de succÈs! L’ABBÉ C’est À cela qu’il doit sa renommÉe naissante. ATHÉNAÏS Non pas, mais À son courage, À son audace! A treize ans, il se battait À Malplaquet sous le prince EugÈne, À quatorze ans, sous Pierre le Grand, À Stralsund... c’est Florestan qui m’a racontÉ tout cela. L’ABBÉ Il a oubliÉ, j’en suis sÛr, son plus bel exploit... au siÈge de Lille, il a enlevÉ, il n’avait pas douze ans... il a enlevÉ... ATHÉNAÏS Une redoute? L’ABBÉ Non, une jeune fille nommÉe Rosette. ATHÉNAÏS, avec admiration A douze ans! L’ABBÉ Et quand on commence ainsi, vous jugez... ATHÉNAÏS Eh bien! vous le jugez trÈs-mal, car dans cette derniÈre expÉdition que l’on dit fabuleuse et oÙ il vient de se faire nommer duc de Courlande, l’hÉritiÈre du trÔne des czars, la fille de l’impÉratrice, avait conÇu pour lui une affection qui ne tendait À rien moins qu’À le faire un jour empereur de Russie. LA PRINCESSE Et sans doute, Ébloui d’une conquÊte aussi brillante, Maurice aura tout employÉ... ATHÉNAÏS Je l’aurais cru comme vous! Pas du tout. Florestan m’a racontÉ qu’il n’avait rien fait de ce qu’il fallait pour rÉussir... au contraire, il a laissÉ voir franchement À la princesse moscovite qu’il avait au fond du coeur une passion parisienne... LA PRINCESSE, avec Émotion En vÉritÉ! ATHÉNAÏS Vous voyez donc bien qu’il ne faut pas toujours croire les abbÉs... Adieu, princesse. UN DOMESTIQUE, annonÇant Monsieur le comte Maurice de Saxe! ATHÉNAÏS Ah! il est dit que je ne m’en irai pas aujourd’hui... je reste! SCÈNE IIIAthÉnaÏs, la Princesse, le Prince, l’AbbÉ, Maurice L’ABBÉ Salut au souverain de Courlande! LE PRINCE Salut au conquÉrant! ATHÉNAÏS Salut au futur empereur! MAURICE, gaiement Eh! mon Dieu, oui, mesdames, duc sans duchÉ, gÉnÉral sans armÉe, et empereur sans sujets, voilÀ ma position! LE PRINCE Les États de Courlande ne vous ont-ils donc pas choisi pour maÎtre? MAURICE Certainement! nommÉ par la diÈte, proclamÉ par le peuple, j’ai en poche mon diplÔme de souverain. Mais la Russie me dÉfendait d’accepter, sous peine du canon moscovite, et mon pÈre, le roi de Pologne, qui craint la guerre avec ses voisins, m’ordonnait de refuser, sous peine de sa colÈre. LA PRINCESSE Eh bien! qu’avez-vous fait? MAURICE J’ai rÉpondu À l’impÉratrice par un appel aux armes de toute la noblesse courlandaise, et j’ai Écrit À mon pÈre qu’avant d’Être Élu souverain, j’Étais officier du roi de France; que dans les armÉes de Sa MajestÉ trÈs-chrÉtienne je n’avais pas appris À reculer, et que j’irais en avant. ATHÉNAÏS A merveille! L’ABBÉ Il n’y avait rien À rÉpliquer. MAURICE Aussi, faute de bonnes raisons, mon pÈre me mit au ban de l’empire, l’impÉratrice mit ma tÊte À prix, et son gÉnÉral, le prince Menzikoff entra, sans dÉclaration de guerre, À Mittau, pour m’enlever par surprise dans mon palais. Il avait avec lui douze cents Russes... et moi pas un soldat! L’ABBÉ, riant Il fallut bien se rendre! MAURICE Non pas. LA PRINCESSE Vous avez osÉ vous dÉfendre? MAURICE A la Charles XII. Ah! m’Écriai-je, comme le roi de SuÈde À Bender, en voyant luire autour de mon palais les torches et les fusils, ah! l’incendie et les balles! Cela me va!... Je rassemble quelques gentilshommes franÇais qui m’avaient accompagnÉ, le brave Florestan de Belle-Isle... ATHÉNAÏS, vivement Mon petit-cousin... vous en Êtes content, monsieur le comte? MAURICE TrÈs-content, duchesse, il se bat comme un enragÉ. Avec lui, les gens de ma maison, mon secrÉtaire, mon cuisinier, six hommes d’Écurie... et une jeune marchande courlandaise qui se trouvait lÀ. L’ABBÉ Toujours des femmes! il a une maniÈre de faire la guerre... MAURICE Qui vous irait, n’est-ce pas, l’abbÉ? Nous Étions en tout soixante! LE PRINCE Un contre vingt! MAURICE Ne craignez rien, la diffÉrence diminuera bientÔt. Les portes bien barricadÉes avec tous les meubles dorÉs du palais... je place mes gens aux fenÊtres avec leurs mousquets et ma jeune marchande avec une chaudiÈre... L’ABBÉ Vous l’aviez enrÉgimentÉe aussi? MAURICE Sans doute. Un feu de mousqueterie dont tous les coups portaient dans la masse des assiÉgeants qui, aprÈs une perte de cent vingt hommes, se dÉcidÈrent enfin À l’assaut... c’est lÀ que je les attendais; sous le pavillon de droite, le seul oÙ l’escalade fÛt possible, j’avais placÉ moi-mÊme deux barils de poudre, et au moment oÙ trois cents Cosaques qui l’avaient envahi hurlaient hourra et victoire... je fis sauter en l’air les vainqueurs avec une moitiÉ du palais. ATHÉNAÏS Et vous? MAURICE Debout sur la brÈche au milieu des dÉcombres... appelant aux armes les citoyens de Mittau que l’explosion avait rÉveillÉs... Les cloches sonnaient de toutes parts, et Menzikoff effrayÉ se retira en dÉsordre sur son corps principal... Ah! si j’avais pu les poursuivre, si j’avais eu deux rÉgiment franÇais... un seulement! C’est lÀ ce qui me manque et ce que je viens chercher. LA PRINCESSE Tel est le but de votre voyage? MAURICE Oui, madame! Que le cardinal de Fleury m’accorde, À moi, officier du roi de France, quelques escadrons de LA PRINCESSE En attendant, vous nous permettrez de vous faire les honneurs de notre hÔtel. LE PRINCE Je l’invite pour demain À notre soirÉe. (Maurice s’incline.) ATHÉNAÏS Vous me donnerez la main; je serai fiÈre d’avoir pour cavalier le vainqueur de Menzikoff. (Souriant.) Et puis l’on vous rÉserve ici un plaisir de roi. MAURICE Je serai avec vous, duchesse. ATHÉNAÏS Vous entendrez mademoiselle Lecouvreur. (Mouvement de Maurice.) La connaissez-vous, monsieur le comte? MAURICE, avec rÉserve Oui, un peu... lors de mon dernier voyage. ATHÉNAÏS C’est admirable. Elle a amenÉ toute une rÉvolution dans la tragÉdie... elle y est simple et naturelle, elle parle. LA PRINCESSE Le beau mÉrite! ATHÉNAÏS, À Maurice Je vous prÉviens que madame de Bouillon ne partage pas mon enthousiasme, elle est passionnÉe pour mademoiselle Duclos, dont la dÉclamation emphatique n’est qu’un chant continuel. LA PRINCESSE C’est la vraie tragÉdie. L’ABBÉ Certainement! les poËtes disent tous: Je chante... Je chante... LE PRINCE Arma virumque cano... LA PRINCESSE Qu’est-ce que c’est que cela? L’ABBÉ C’est de l’Horace ou du Virgile. ATHÉNAÏS Ah! l’abbÉ, vous devenez pÉdant! LA PRINCESSE Donc plus la tragÉdie est chantÉe... mieux cela vaut. L’ABBÉ C’est sans rÉplique. ATHÉNAÏS Eh bien, moi, je m’en rapporte À monsieur le comte! LA PRINCESSE Je ne demande pas mieux, qu’il prononce! MAURICE Moi, mesdames? je serais un juge bien peu compÉtent. Un soldat qui ne sait que se battre... un Étranger qui connaÎt À peine votre langue. ATHÉNAÏS Laissez donc! on prÉtend que vous vous formez... que vous faites des progrÈs Étonnants, que vous Étudiez nos bons auteurs. (A la princesse.) Oui, vraiment, dans la derniÈre campagne, Florestan l’a surpris sous sa tente, rÉcitant seul des vers de Racine ou de Corneille. LA PRINCESSE, riant C’est fabuleux. ATHÉNAÏS, poussant un cri Ah! mon Dieu! deux heures, et mon mari, M. le duc d’Aumont, qui m’attend pour aller À Versailles. LE PRINCE Depuis quelle heure? ATHÉNAÏS Depuis midi. LA PRINCESSE Ce n’est pas trop. ATHÉNAÏS Venez-vous avec nous, l’abbÉ? Nous avons une place À vous offrir. LE PRINCE, retenant l’abbÉ par la main Non!... je le garde!... j’ai À lui lire ce matin la moitiÉ du dernier volume de mon traitÉ... L’ABBÉ, bas À la princesse d’un air misÉrable Vous l’entendez?... LE PRINCE Impossible de remettre... l’imprimeur attend... et je l’emmÈne dans mon cabinet! ATHÉNAÏS Pauvre abbÉ!... Adieu, messieurs! (A la princesse.) Adieu, ma toute belle, À demain! (AthÉnaÏs sort par le fond, l’abbÉ et le prince sortent par la porte À droite.) SCÈNE IVMaurice, la Princesse LA PRINCESSE, aprÈs avoir attendu que toutes les portes fussent refermÉes, se rapprochant vivement de Maurice Enfin donc on vous revoit! Depuis deux mois, pas une seule ligne de vous! C’est par la duchesse d’Aumont que j’ai appris votre retour et j’ai cru que je ne recevrais pas votre visite. MAURICE Ma premiÈre a ÉtÉ pour vous, princesse... arrivÉ cette nuit... LA PRINCESSE Vous n’avez vu de la matinÉe personne encore? MAURICE Que le secrÉtaire d’État au dÉpartement de la guerre... (Ayant l’air de chercher.) le cardinal-ministre... et le premier commis qui tous, du reste, m’ont assez mal accueilli et m’ont donnÉ peu d’espoir! LA PRINCESSE D’autres vous ont dÉdommagÉ! MAURICE Que voulez-vous dire? LA PRINCESSE, qui depuis le commencement de la scÈne a tenu les yeux fixÉs sur un bouquet que Maurice porte À la boutonniÈre de son habit Je ne m’imagine pas que ce soit le secrÉtaire d’État ou le cardinal-ministre qui vous ait donnÉ ce bouquet de roses. MAURICE, avec embarras C’est vrai! je n’y pensais plus! vous voyez tout! LA PRINCESSE De qui vous viennent ces fleurs? MAURICE, riant De qui?... eh! mais, d’une petite bouquetiÈre... fort jolie, ma foi... que j’ai rencontrÉe presque aux LA PRINCESSE Que vous avez pensÉ À moi... MAURICE, vivement Oui, princesse! LA PRINCESSE Quel aimable souvenir!... j’accepte, monsieur le comte, j’accepte... MAURICE, avec embarras, lui prÉsentant le bouquet Vous Êtes trop bonne!... LA PRINCESSE, À voix haute et feignant de l’admirer Il est charmant!... L’essentiel, en ce moment, quoique peut-Être vous mÉritiez peu qu’on s’occupe de vous... est de songer À vos intÉrÊts... vous dites que le cardinal-ministre... vous a mal accueilli... MAURICE Fort mal. LA PRINCESSE Je verrai À faire changer ses dispositions... on vous accordera vos deux rÉgiments. MAURICE S’il Était vrai!... LA PRINCESSE J’irai À Versailles... et pour vous tenir au courant de ce que j’aurai fait, de ce que j’aurai appris... MAURICE Je viendrai ici... LA PRINCESSE Ici... non, la foule des curieux et des importuns, sans compter mon mari, ne me laisse pas un instant de libertÉ... Mais Écoutez-moi: M. le prince de Bouillon a achetÉ, pour la Duclos, une petite maison charmante, dÉlicieuse, prÈs de la Grange-BateliÈre... À deux pas de l’enceinte de Paris... j’en puis disposer... c’est lÀ seulement que je vous recevrai. MAURICE Dans cette maison qui appartient... LA PRINCESSE A mon mari... raison de plus! chez lui, c’est chez moi... MAURICE, gaiement En vÉritÉ, princesse, il n’y a que vous pour de telles combinaisons! LA PRINCESSE Oui, c’est assez ingÉnieux... Quand ce sera possible et nÉcessaire, c’est mademoiselle Duclos elle-mÊme qui vous en prÉviendra en vous Écrivant, jamais moi! MAURICE, de mÊme Mais ne craignez-vous pas?... LA PRINCESSE Rien!... la Duclos m’est dÉvouÉe... son sort est dans mes mains... MAURICE Je comprends... mais moi... (A part.) Accepter quand j’en aime une autre... non, mieux vaut tout lui dire... (Haut.) Je ne sais, princesse, comment vous remercier de votre gÉnÉrositÉ, de votre dÉvouement... LA PRINCESSE En acceptant!... Silence! on vient!... qu’est-ce? (Se retournant avec impatience et apercevant l’abbÉ qui vient d’entrer par la porte À droite.) Rien... c’est l’abbÉ... MAURICE, salue respectueusement la princesse et sort par le fond.—A part Plus tard! plus tard! SCÈNE VLa Princesse, qui est remontÉe avec Maurice jusqu’au fond du thÉÂtre, L’AbbÉ, se jetant dans un fauteuil À droite L’ABBÉ Soixante pages de chimie! (Il tire de sa poche un flacon de sels qu’il respire À plusieurs reprises.) LA PRINCESSE, redescendant le thÉÂtre en rÊvant et en regardant le bouquet Une bouquetiÈre qui attache ses fleurs avec cordons soie et or!... Cet embarras... cette froideur... sont de quelqu’un qui n’aime plus!... cela peut (Elle redescend toujours le thÉÂtre vers le fauteuil oÙ l’abbÉ est assis et s’assied sur une chaise À cÔtÉ de lui.) L’ABBÉ, respirant un flacon Soixante pages de chimie! c’est au-dessus de mes forces! je donne ma dÉmission! je renonce À mon emploi d’ami de la maison... (Regardant la princesse.) puisqu’il n’y a dÉcidÉment ni avancement, ni indemnitÉ À obtenir... LA PRINCESSE, À demi-voix Et pourquoi donc, l’abbÉ?... L’ABBÉ Que voulez-vous dire?... LA PRINCESSE Écoutez-moi vite!... Une amie À moi... une amie intime... L’ABBÉ La duchesse d’Aumont? LA PRINCESSE Peut-Être!... je ne nomme personne... dÉsire, avec ardeur... avec passion... enfin... comme nous dÉsi L’ABBÉ Lequel? LA PRINCESSE Quelle est la beautÉ mystÉrieuse... inconnue... qu’adore en ce moment Maurice de Saxe?... car il y en a une! Vous, l’abbÉ, qui savez tout... qui, par État, devez tout savoir... L’ABBÉ Certainement! LA PRINCESSE J’ai pensÉ que vous pourriez nous rendre ce service. L’ABBÉ C’est trÈs-difficile! LA PRINCESSE VoilÀ un mot que je n’admets pas! L’ABBÉ Pour moi surtout... qui, dans ce moment, n’ai pas de chance et ne suis pas heureux... LA PRINCESSE Le bonheur dÉpend souvent du bien jouer... Les heureux sont les habiles... L’ABBÉ Et si j’Étais assez habile... pour dÉcouvrir ce secret... LA PRINCESSE Je pourrais peut-Être, À mon tour... vous en confier un... auquel vous paraissiez tenir... L’ABBÉ, avec joie O ciel! est-il possible! LA PRINCESSE Vous voyez donc bien que vous aviez tort de vous plaindre! Aide-toi, le ciel t’aidera!... Ce n’est plus de moi... c’est de vous seul que tout dÉpend... Adieu... adieu!... (Elle sort par la porte À gauche.) SCÈNE VIL’AbbÉ seul, puis le Prince L’ABBÉ L’ai-je bien entendu? Sors vainqueur d’un combat dont ChimÈne est le prix! Mais comment en sortir?... Le comte de Saxe, qui est la discrÉtion mÊme, ne me confiera rien... Je ne suis pas son ami... impossible de le trahir. A qui donc m’adresser... pour Épier, pour savoir... et pour obtenir la rÉcompense?... LE PRINCE, entrant Miracle! l’abbÉ qui rÉflÉchit! L’ABBÉ Oui, sans doute... et sur un problÈme... qui n’est pas facile À rÉsoudre!... LE PRINCE Un problÈme!... cela nous regarde, nous autres savants! L’ABBÉ, le regardant en riant Au fait... c’est vrai... cela le regarde... Ça l’intÉresse... en un sens. LE PRINCE Voyons, l’abbÉ... voyons... qu’est-ce qui te tourmente? L’ABBÉ, amenant le prince au bord du thÉÂtre Il est impossible que Maurice de Saxe, qui est si galant et si À la mode, n’ait pas au moins un amour dans le coeur? LE PRINCE, riant Eh bien! qu’est-ce que cela te fait À toi, l’abbÉ? L’ABBÉ Cela me fait... que pour des raisons inutiles À vous expliquer... des raisons personnelles, de la plus haute importance... je tiendrais À savoir quelle est sa passion actuelle... la beautÉ rÉgnante... LE PRINCE, avec bonhomie Je te saurai cela! L’ABBÉ Vous! LE PRINCE Moi! dÈs ce soir... L’ABBÉ Allons donc... ce serait trop original! LE PRINCE Veux-tu parier deux cents louis? L’ABBÉ C’est cher! mais cela vaut Ça... pour la raretÉ du fait. (Au prince qui vient de sonner.) Que faites-vous donc? LE PRINCE, À un domestique qui paraÎt Mes chevaux... (A l’abbÉ.) Veux-tu venir ce soir avec moi À la ComÉdie-FranÇaise?... la Lecouvreur et la Duclos jouent dans Bajazet. L’ABBÉ Volontiers... Mais qu’est-ce que cela fait À notre affaire?... LE PRINCE La Duclos connaÎt le nom que tu veux savoir... L’ABBÉ En vÉritÉ!... LE PRINCE L’autre soir, au moment oÙ j’entrais dans sa loge comme on parlait de Maurice de Saxe... la Duclos disait en riant: «Je connais une grande dame qu’il L’ABBÉ Et c’est par vous que je l’apprendrai!... C’est impayable. LE PRINCE, riant Impayable? non pas... tu me paieras les deux cents louis du pari... Vivent les abbÉs! L’ABBÉ Vivent les savants! Donnons-nous la main! LE PRINCE Et À la ComÉdie-FranÇaise! (Ils sortent ensemble en se donnant la main.) |