ACTE PREMIER

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Un boudoir ÉlÉgant chez la princesse de Bouillon. Une toilette À gauche, une table À droite, et une console, du mÊme cÔtÉ, au fond du thÉÂtre.

SCÈNE PREMIÈRE

L’AbbÉ, appuyÉ sur la toilette, la Princesse, assise en face de la toilette, sur un canapÉ.

LA PRINCESSE, achevant de se coiffer

Quoi, l’abbÉ! pas une historiette... pas le moindre petit scandale?...

L’ABBÉ

HÉlas! non!

LA PRINCESSE

Votre État est perdu! Vous devez, d’obligation, savoir toutes les nouvelles... C’est pour cela que les dames vous reÇoivent le matin À leur toilette... Donnez-moi la boÎte À mouches... Voyons, cherchez bien!... je vois, À votre air mystÉrieux, que vous en savez plus que vous ne dites...

L’ABBÉ

Des nouvelles insignifiantes... certainement! Vous apprendrai-je que mademoiselle Lecouvreur et mademoiselle Duclos doivent ce soir jouer ensemble dans Bajazet, et qu’il y aura une foule immense...

LA PRINCESSE

AprÈs?... Un instant, l’abbÉ!... Placeriez-vous cette mouche À la joue... ou À l’angle de l’oeil gauche?

L’ABBÉ, passant derriÈre le canapÉ

Si madame la princesse ne m’en veut pas de ma franchise... j’aurai le courage de lui dire... que je me prononce ouvertement contre le systÈme des mouches.

LA PRINCESSE

C’est toute une rÉvolution que vous tentez lÀ!... et avec votre air timide et bÉat... je ne vous aurais jamais cru un lÉvite si audacieux.

L’ABBÉ

Timide... timide... avec vous seule!

LA PRINCESSE

Ah bah!... Eh bien! vous disiez donc?... Votre autre nouvelle...

L’ABBÉ

Que la reprÉsentation de ce soir est d’autant plus piquante que mademoiselle Lecouvreur et la Duclos sont en rivalitÉ dÉclarÉe. Adrienne Lecouvreur a pour elle le public tout entier, tandis que la Duclos est ouvertement protÉgÉe par certains grands seigneurs et mÊme par certaines grandes dames... entre autres par la princesse de Bouillon!

LA PRINCESSE, se mettant du rouge

Par moi?

L’ABBÉ

Ce dont chacun s’Étonne, et l’on commence mÊme, dans le monde, À en rire.

LA PRINCESSE, avec hauteur

Et pourquoi, s’il vous plait?

L’ABBÉ, avec embarras

Pour des motifs que je ne puis ni ne dois vous dire... parce que ma dÉlicatesse et mes scrupules...

LA PRINCESSE

Des scrupules... À vous, l’abbÉ! Et vous disiez qu’il n’y avait rien de nouveau?... (Se levant.) Achevez donc!... Aussi bien ma toilette est terminÉe... et je n’ai plus que dix minutes À vous donner.

L’ABBÉ

Eh bien! madame... puisqu’il faut vous le dire, vous, petite-fille de Sobieski et proche parente de notre reine, vous avez pour rivale mademoiselle Duclos, de la ComÉdie-FranÇaise.

LA PRINCESSE

En vÉritÉ!

L’ABBÉ

C’est la nouvelle du jour... Tout le monde la connaÎt, exceptÉ vous, et comme cela peut vous donner un ridicule... je me suis dÉcidÉ, malgrÉ l’amitiÉ que me porte M. le prince de Bouillon, votre mari, À vous avouer...

LA PRINCESSE

Que le prince lui a donnÉ une voiture et des diamants!...

L’ABBÉ

C’est vrai!

LA PRINCESSE

Et une petite maison...

L’ABBÉ

C’est vrai!

LA PRINCESSE

Hors les boulevards de Paris, À la Grange-BateliÈre.

L’ABBÉ, ÉtonnÉ

Quoi, princesse, vous savez?...

LA PRINCESSE

Bien avant vous! bien avant tout le monde... Écoutez-moi, mon gentil abbÉ, le tout pour votre instruction... M. de Bouillon, mon mari, quoique prince et grand seigneur, est un savant: il adore les arts et surtout les sciences. Il s’y Était adonnÉ sous le dernier rÈgne.

L’ABBÉ

Par goÛt?...

LA PRINCESSE

Non! pour faire sa cour au RÉgent, dont il s’efforÇait de devenir la copie exacte et fidÈle: il s’est appliquÉ, comme lui, À la chimie; il a, comme lui, un laboratoire dans ses appartements; que sais-je? il souffle et il cuit toute la journÉe; il est en correspondance rÉglÉe avec Voltaire, dont il se dit l’ÉlÈve. Ce n’est plus le bourgeois gentilhomme, c’est le gentilhomme bourgeois qui prend un maÎtre de philosophie... toujours pour ressembler au RÉgent... Et vous comprenez que, voulant pousser l’imitation aussi loin que possible, il n’avait garde d’oublier la galanterie de son hÉros... Ce qui ne me contrariait pas excessivement... Une femme a toujours plus de temps À elle... quand son mari est occupÉ... Et pour que le mien, mÊme infidÈle, restÂt dans ma dÉpendance, j’ai pardonnÉ À la Duclos, qui ne fait rien que par mes ordres et me tient au fait de tout... Ma protection est À ce prix, et vous voyez que je tiens parole!

L’ABBÉ

C’est admirable!... Mais qu’y gagnez-vous, princesse?

LA PRINCESSE

Ce que j’y gagne?... C’est que mon mari, craignant d’Être dÉcouvert, tremble devant la petite-fille de Sobieski, dÈs qu’elle a un soupÇon... et j’en ai quand je veux... Ce que j’y gagne? c’est qu’autrefois il Était trÈs-avare, et que maintenant il ne me refuse rien! Commencez-vous À comprendre?

L’ABBÉ

Oui!... oui... c’est une infidÉlitÉ d’une haute portÉe et d’un grand rapport!

LA PRINCESSE

Le monde peut donc me plaindre et gÉmir de ma position, je m’y rÉsigne, et si vous n’avez, cher abbÉ, rien autre chose À m’apprendre...

L’ABBÉ, timidement

Si, madame! une nouvelle...

LA PRINCESSE, souriant

Encore une!

L’ABBÉ, de mÊme

Qui me regarde personnellement... et celle-lÀ je crois Être sÛr que vous ne vous en doutez pas... C’est que... c’est que...

LA PRINCESSE, gaiement

C’est que vous m’aimez!

L’ABBÉ

Vous le saviez!... Est-il possible!... Et vous ne m’en disiez rien!

LA PRINCESSE

Je n’Étais pas obligÉe de vous l’annoncer...

L’ABBÉ, avec chaleur

Eh bien! oui... C’est pour vous que je me suis fait l’intime ami de votre mari! Pour vous, je suis de toutes ses parties! Pour vous, je vais À l’OpÉra et chez la Duclos! Pour vous, je vais À l’AcadÉmie des sciences! Pour vous enfin, j’Écoute M. de Bouillon dans ses dissertations sur la chimie, qui ne manquent jamais de m’endormir!

LA PRINCESSE

Pauvre abbÉ!

L’ABBÉ

C’est mon meilleur moment!... je ne l’entends plus et je rÊve À vous!... Mais, convenez-en vous-mÊme, un tel dÉvouement mÉrite quelque indemnitÉ, quelque rÉcompense...

LA PRINCESSE, souriant

Oui, l’on vous a souvent donnÉ, À vous autres abbÉs de boudoir, pour moins que cela! Mais, dussiez-vous crier À l’ingratitude, je ne peux rien pour vous en ce moment.

L’ABBÉ, vivement

Ah! je ne vous demande pas une passion Égale À la mienne! c’est impossible!... Car ce que j’Éprouve pour vous, c’est une adoration, c’est un culte!

LA PRINCESSE

Je comprends, l’abbÉ, et vous demandez pour les frais du... Impossible, vous dis-je... mais, silence! on vient... C’est mon mari et madame la duchesse d’Aumont... N’avez-vous pas aussi quÊtÉ de ce cÔtÉ-lÀ?...

L’ABBÉ

La place Était prise...

LA PRINCESSE

C’est jouer de malheur... (A part.) Ce pauvre abbÉ arrive toujours trop tard.

SCÈNE II

AthÉnaÏs, la Princesse, le Prince, L’abbÉ. La princesse va au-devant d’AthÉnaÏs À qui le prince donnait la main.

LA PRINCESSE, À AthÉnaÏs

C’est vous, ma toute belle, quelle bonne fortune! qu’est-ce qui vous amÈne de si bon matin?

LE PRINCE

Un service que madame la duchesse veut vous demander.

LA PRINCESSE

Un plaisir de plus. Et comment avez-vous rencontrÉ mon mari, que moi je n’ai pas aperÇu depuis avant-hier...

ATHÉNAÏS

Chez le cardinal de Fleury, mon oncle!

LE PRINCE

Oui, vraiment!... le grand ministre qui nous gouverne, et que j’ai connu quand il Était ÉvÊque de FrÉjus, est membre, comme moi, de l’AcadÉmie des sciences... c’est aussi un savant; et comme tel, je lui avais dÉdiÉ mon nouveau traitÉ de chimie... ce livre qui a ÉtonnÉ M. de Voltaire lui-mÊme!... Jamais, m’a-t-il dit, il n’avait lu d’ouvrage Écrit comme celui-lÀ! ce sont ses propres paroles et je le crois de bonne foi!

LA PRINCESSE

Moi aussi!... mais le cardinal premier ministre...

LE PRINCE

Nous y voici. (A un valet qui entre portant un petit coffret.) Bien! posez lÀ ce coffret. (Le valet pose le coffret sur la table À droite et sort.) Le cardinal qui, comme homme d’État et comme chimiste, connaÎt mes talents, m’avait priÉ de passer À son hÔtel pour me confier une mission honorable... et terrible...

TOUS

Qu’est-ce donc?

LE PRINCE

L’analyse scientifique et judiciaire... des matiÈres renfermÉes dans ce coffret... poudre dite de succession, inventÉe, sous le grand roi, À l’usage des familles trop nombreuses, et dont la niÈce du chevalier d’Effiat est accusÉe, comme son oncle, d’avoir voulu se servir...

LA PRINCESSE, faisant un pas vers le coffret

En vÉritÉ!

ATHÉNAÏS, de mÊme et gaiement

Ah! voyons!

LE PRINCE, la retenant

Gardez-vous-en bien! Si ce que l’on dit est vrai, rien qu’une pincÉe de cette poudre dans une paire de gants, ou dans une fleur, suffit pour produire d’abord un Étourdissement vague, puis une exaltation au cerveau... et enfin un dÉlire Étrange... qui conduit À la mort... c’est, du reste, ce qui sera dÉmontrÉ, car j’analyserai, j’expÉrimenterai et je ferai mon rapport.

LA PRINCESSE

TrÈs-bien! mais cette analyse scientifique m’apprendra-t-elle, monsieur, ce que vous Êtes devenu hier toute la journÉe?...

LE PRINCE, bas À l’abbÉ

Une scÈne de jalousie affreuse...

L’ABBÉ, de mÊme

Qui se prÉpare...

LE PRINCE, de mÊme

Sois tranquille!... (Haut, À la princesse.) Ce que je faisais, madame?... Je surveillais moi-mÊme une surprise... que je vous rÉservais pour aujourd’hui.

(Il lui prÉsente un Écrin.)

LA PRINCESSE, vivement

Qu’est-ce donc?...

LE PRINCE, À l’abbÉ, À voix basse

VoilÀ comme on s’y prend! cela les Étourdit, les Éblouit!... les empÊche de voir...

LA PRINCESSE, qui vient d’ouvrir l’Écrin

Des diamants superbes...

LE PRINCE, tenant toujours l’abbÉ

Et quant À l’analyse de cette poudre diabolique... voici mon raisonnement... vois-tu bien, l’abbÉ...

L’ABBÉ, À part avec un soupir

Encore une dissertation chimique!...

(Il Écoute le prince qui lui parle bas et avec chaleur.)

LA PRINCESSE

Regardez donc, ma charmante, comme ce bracelet est distinguÉ!

ATHÉNAÏS

Et montÉ d’une faÇon si remarquable... c’est exquis!

LA PRINCESSE

Venez donc, l’abbÉ, venez admirer comme nous.

L’ABBÉ

Moi!... admirer!... je ne peux pas, j’Écoute.

LE PRINCE

Oui, je lui explique... et il ne comprend pas... mais je vais lui montrer...

(Il fait quelques pas du cotÉ du coffret.)

L’ABBÉ, le retenant

Non pas... non pas... une poudre pareille, qu’il suffit de respirer... pour qu’À l’instant... j’aime mieux ne pas comprendre... Allez toujours!

(Le prince continue À parler bas À l’abbÉ. Tous les deux sont prÈs de la table À droite; pendant ce temps, AthÉnaÏs et la princesse ont ÉtÉ s’asseoir sur le canapÉ À gauche, prÈs de la toilette.)

LA PRINCESSE, assise

Et nous, trÈs-chÈre, pendant que ces messieurs parlent science, parlons du motif de votre visite et du service que vous attendez de moi.

ATHÉNAÏS, assise

Je vous confierai, princesse, qu’il y a un talent... que j’admire, que j’adore... celui de mademoiselle Adrienne Lecouvreur.

LA PRINCESSE

Eh bien?

ATHÉNAÏS

Eh bien, est-il vrai (comme M. le prince s’en est vantÉ tout À l’heure chez mon oncle le cardinal) que mademoiselle Lecouvreur vienne demain soir chez vous et y rÉcite des vers?

LE PRINCE, s’avanÇant vers les deux dames

Nous l’avons invitÉe.

(L’abbÉ a suivi le prince; AthÉnaÏs et la princesse sont assises sur le canapÉ À gauche, l’abbÉ derriÈre le canapÉ, le prince debout prÈs de sa femme.)

LA PRINCESSE

Oui, quoique je ne partage pas votre enthousiasme, ma mignonne, et que mademoiselle Duclos, chacun le sait, me semble bien supÉrieure À sa rivale; mais c’est une fureur! un engouement! tous les salons du grand monde se disputent mademoiselle Lecouvreur...

L’ABBÉ

Elle est À la mode!

LA PRINCESSE

Cela tient lieu de tout... Et comme madame de Noailles, que je ne peux souffrir, avait comptÉ demain sur elle pour sa grande soirÉe, je me suis empressÉe, depuis huit jours, de l’inviter, et j’ai lÀ sa rÉponse.

ATHÉNAÏS, vivement

Une lettre d’elle!... Ah! donnez! que je voie son Écriture.

LE PRINCE

Vous disiez vrai; c’est une passion rÉelle!

ATHÉNAÏS

Je ne manque pas une de ses reprÉsentations... mais je ne l’ai jamais vue de prÈs... On assure qu’elle apporte dans le choix de ses ajustements un goÛt particulier qui lui sied À merveille... puis des maniÈres si nobles, si distinguÉes.

LE PRINCE

M. de Bourbon disait d’elle l’autre jour qu’il avait cru voir une reine au milieu de comÉdiens.

LA PRINCESSE

Compliment auquel elle a rÉpondu par une plaisanterie fort peu convenable... C’est À cela que je faisais allusion dans mon invitation... et voici sa rÉponse: (Lisant la lettre.) «Madame la princesse, si j’ai eu l’imprudence de dire devant M. d’Argental que l’avantage des princesses de thÉÂtre sur les vÉritables, c’est que nous ne jouions la comÉdie que le soir, tandis qu’elles la jouaient toute la journÉe, il a eu grand tort de vous rÉpÉter ce prÉtendu bon mot... et moi un plus grand encore de l’avoir dit, mÊme en riant; vous me le prouvez, madame, par la franchise et la gracieusetÉ de votre lettre. Elle est si digne, si charmante, elle sent tellement sa vÉritable princesse, que je l’ai gardÉe devant moi sur mon bureau, pour placer la vÉritÉ À cÔtÉ de la fable. J’avais jurÉ de ne plus aller rÉciter de vers dans le monde; ma santÉ est faible, et cela ajoute beaucoup À mes fatigues du thÉÂtre. Mais le moyen, À une pauvre fille comme moi, de vous refuser? vous me croiriez fiÈre!... Et si je le suis, madame, c’est de vous prouver À quel point j’ai l’honneur d’Être votre humble et obÉissante servante.

«Adrienne.»

ATHÉNAÏS

Mais voilÀ une lettre du meilleur goÛt... et personne de nous, je pense, n’en Écrirait de mieux tournÉes... (Prenant la lettre.) puis-je la garder? Je ne m’Étonne plus de la passion de ce pauvre petit d’Argental... le fils!

L’ABBÉ

Il en perd la tÊte!

LA PRINCESSE

C’est un mal de famille... car le pÈre, que vous connaissez, avec sa perruque de l’autre rÈgne et sa figure de l’autre monde, s’Étant rendu chez Adrienne pour lui ordonner de restituer l’esprit de son fils, y a perdu lui-mÊme le peu qui lui restait...

ATHÉNAÏS

C’est admirable!

L’ABBÉ

Et l’histoire du coadjuteur!

LE PRINCE

Il y a une histoire de coadjuteur?

L’ABBÉ

Qui, trouvant dans une mansarde, au chevet d’une pauvre malade, une jeune dame charmante, lui donna le bras pour descendre les six Étages... et, comme il pleuvait À verse... la forÇa, malgrÉ elle, À monter dans sa voiture Épiscopale, et traversa ainsi tout Paris, conduisant qui?... mademoiselle Lecouvreur!

ATHÉNAÏS

C’Était elle!

L’ABBÉ

De lÀ, le bruit qu’il avait voulu l’enlever... Le saint homme Était furieux et a jurÉ de lancer sur elle les foudres de l’Église À la premiÈre occasion! aussi, qu’elle ne s’avise pas de mourir!

ATHÉNAÏS

Elle n’en a pas envie, je l’espÈre. (Se levant ainsi que la princesse.) Ainsi, À demain soir! je m’invite... pour la voir, pour l’entendre.

LA PRINCESSE

Vous viendrez? Nous allons, comme vous, adorer mademoiselle Lecouvreur.

ATHÉNAÏS

Adieu, chÈre princesse, je m’en vais. (Tout le monde la reconduit. Elle fait quelques pas pour sortir, s’arrÊte et revient.) A propos, savez-vous la nouvelle?

LA PRINCESSE

Eh! mon Dieu, non! je n’ai À moi que l’abbÉ, qui ne sait jamais rien!

ATHÉNAÏS

Ce jeune Étranger au service de France, que l’hiver dernier toutes les dames se disputaient... ce jeune fils du roi de Pologne et de la comtesse de Koenigsmarck...

LA PRINCESSE, avec Émotion

Maurice de Saxe!

ATHÉNAÏS

Est de retour À Paris!

L’ABBÉ

Permettez! le bruit en a couru, mais cela n’est pas!

ATHÉNAÏS

Cela est! je le sais par mon petit-cousin, Florestan de Belle-Isle, qui l’avait accompagnÉ dans son expÉdition de Courlande... ce qui Était mÊme bien inquiÉtant, bien effrayant... (Vivement.) pour M. le duc d’Aumont, mon mari... et pour moi. Mais enfin il est À Paris depuis ce matin... Je l’ai vu, et il revenait, m’a-t-il dit, avec son jeune gÉnÉral...

LA PRINCESSE

Qui, À ce qu’il paraÎt, n’avoue pas son retour.

L’ABBÉ

A cause de ses dettes... il en a tant! Il doit seulement, À ma connaissance, soixante-dix mille livres À un SuÉdois, le comte de Kalkreutz, qui, l’annÉe derniÈre dÉjÀ, aurait pu le faire arrÊter, et qui y a renoncÉ, parce que oÙ il n’y a rien...

LE PRINCE

Le roi perd ses droits!

ATHÉNAÏS

L’abbÉ ne l’aime pas et lui en veut parce que, l’annÉe derniÈre, il lui faisait du tort dans son État de conquÉrant... jalousie de mÉtier!

L’ABBÉ

C’est ce qui vous trompe, duchesse. Je l’aime beaucoup, car, avec lui, c’est chaque jour une aventure nouvelle, un scandale nouveau, qui rajeunit mon rÉpertoire... cela vous plaÎt, mesdames!

ATHÉNAÏS

Fi, l’abbÉ!

L’ABBÉ

Vous aimez l’extraordinaire, et chez lui tout est bizarre. D’abord, on l’appelle Arminius! comment peut-on se nommer Arminius?

LE PRINCE

C’est un nom saxon... tous les savants vous le diront.

L’ABBÉ

Et puis, un autre talisman, il a l’honneur d’Être bÂtard, bÂtard de roi.

LE PRINCE

C’est une chance de succÈs!

L’ABBÉ

C’est À cela qu’il doit sa renommÉe naissante.

ATHÉNAÏS

Non pas, mais À son courage, À son audace! A treize ans, il se battait À Malplaquet sous le prince EugÈne, À quatorze ans, sous Pierre le Grand, À Stralsund... c’est Florestan qui m’a racontÉ tout cela.

L’ABBÉ

Il a oubliÉ, j’en suis sÛr, son plus bel exploit... au siÈge de Lille, il a enlevÉ, il n’avait pas douze ans... il a enlevÉ...

ATHÉNAÏS

Une redoute?

L’ABBÉ

Non, une jeune fille nommÉe Rosette.

ATHÉNAÏS, avec admiration

A douze ans!

L’ABBÉ

Et quand on commence ainsi, vous jugez...

ATHÉNAÏS

Eh bien! vous le jugez trÈs-mal, car dans cette derniÈre expÉdition que l’on dit fabuleuse et oÙ il vient de se faire nommer duc de Courlande, l’hÉritiÈre du trÔne des czars, la fille de l’impÉratrice, avait conÇu pour lui une affection qui ne tendait À rien moins qu’À le faire un jour empereur de Russie.

LA PRINCESSE

Et sans doute, Ébloui d’une conquÊte aussi brillante, Maurice aura tout employÉ...

ATHÉNAÏS

Je l’aurais cru comme vous! Pas du tout. Florestan m’a racontÉ qu’il n’avait rien fait de ce qu’il fallait pour rÉussir... au contraire, il a laissÉ voir franchement À la princesse moscovite qu’il avait au fond du coeur une passion parisienne...

LA PRINCESSE, avec Émotion

En vÉritÉ!

ATHÉNAÏS

Vous voyez donc bien qu’il ne faut pas toujours croire les abbÉs... Adieu, princesse.

UN DOMESTIQUE, annonÇant

Monsieur le comte Maurice de Saxe!

ATHÉNAÏS

Ah! il est dit que je ne m’en irai pas aujourd’hui... je reste!

SCÈNE III

AthÉnaÏs, la Princesse, le Prince, l’AbbÉ, Maurice

L’ABBÉ

Salut au souverain de Courlande!

LE PRINCE

Salut au conquÉrant!

ATHÉNAÏS

Salut au futur empereur!

MAURICE, gaiement

Eh! mon Dieu, oui, mesdames, duc sans duchÉ, gÉnÉral sans armÉe, et empereur sans sujets, voilÀ ma position!

LE PRINCE

Les États de Courlande ne vous ont-ils donc pas choisi pour maÎtre?

MAURICE

Certainement! nommÉ par la diÈte, proclamÉ par le peuple, j’ai en poche mon diplÔme de souverain. Mais la Russie me dÉfendait d’accepter, sous peine du canon moscovite, et mon pÈre, le roi de Pologne, qui craint la guerre avec ses voisins, m’ordonnait de refuser, sous peine de sa colÈre.

LA PRINCESSE

Eh bien! qu’avez-vous fait?

MAURICE

J’ai rÉpondu À l’impÉratrice par un appel aux armes de toute la noblesse courlandaise, et j’ai Écrit À mon pÈre qu’avant d’Être Élu souverain, j’Étais officier du roi de France; que dans les armÉes de Sa MajestÉ trÈs-chrÉtienne je n’avais pas appris À reculer, et que j’irais en avant.

ATHÉNAÏS

A merveille!

L’ABBÉ

Il n’y avait rien À rÉpliquer.

MAURICE

Aussi, faute de bonnes raisons, mon pÈre me mit au ban de l’empire, l’impÉratrice mit ma tÊte À prix, et son gÉnÉral, le prince Menzikoff entra, sans dÉclaration de guerre, À Mittau, pour m’enlever par surprise dans mon palais. Il avait avec lui douze cents Russes... et moi pas un soldat!

L’ABBÉ, riant

Il fallut bien se rendre!

MAURICE

Non pas.

LA PRINCESSE

Vous avez osÉ vous dÉfendre?

MAURICE

A la Charles XII. Ah! m’Écriai-je, comme le roi de SuÈde À Bender, en voyant luire autour de mon palais les torches et les fusils, ah! l’incendie et les balles! Cela me va!... Je rassemble quelques gentilshommes franÇais qui m’avaient accompagnÉ, le brave Florestan de Belle-Isle...

ATHÉNAÏS, vivement

Mon petit-cousin... vous en Êtes content, monsieur le comte?

MAURICE

TrÈs-content, duchesse, il se bat comme un enragÉ. Avec lui, les gens de ma maison, mon secrÉtaire, mon cuisinier, six hommes d’Écurie... et une jeune marchande courlandaise qui se trouvait lÀ.

L’ABBÉ

Toujours des femmes! il a une maniÈre de faire la guerre...

MAURICE

Qui vous irait, n’est-ce pas, l’abbÉ? Nous Étions en tout soixante!

LE PRINCE

Un contre vingt!

MAURICE

Ne craignez rien, la diffÉrence diminuera bientÔt. Les portes bien barricadÉes avec tous les meubles dorÉs du palais... je place mes gens aux fenÊtres avec leurs mousquets et ma jeune marchande avec une chaudiÈre...

L’ABBÉ

Vous l’aviez enrÉgimentÉe aussi?

MAURICE

Sans doute. Un feu de mousqueterie dont tous les coups portaient dans la masse des assiÉgeants qui, aprÈs une perte de cent vingt hommes, se dÉcidÈrent enfin À l’assaut... c’est lÀ que je les attendais; sous le pavillon de droite, le seul oÙ l’escalade fÛt possible, j’avais placÉ moi-mÊme deux barils de poudre, et au moment oÙ trois cents Cosaques qui l’avaient envahi hurlaient hourra et victoire... je fis sauter en l’air les vainqueurs avec une moitiÉ du palais.

ATHÉNAÏS

Et vous?

MAURICE

Debout sur la brÈche au milieu des dÉcombres... appelant aux armes les citoyens de Mittau que l’explosion avait rÉveillÉs... Les cloches sonnaient de toutes parts, et Menzikoff effrayÉ se retira en dÉsordre sur son corps principal... Ah! si j’avais pu les poursuivre, si j’avais eu deux rÉgiment franÇais... un seulement! C’est lÀ ce qui me manque et ce que je viens chercher.

LA PRINCESSE

Tel est le but de votre voyage?

MAURICE

Oui, madame! Que le cardinal de Fleury m’accorde, À moi, officier du roi de France, quelques escadrons de houssards... le nombre ne me fait rien, la qualitÉ me suffit, et par Arminius, mon patron! j’espÈre, l’annÉe prochaine, mesdames, vous recevoir et vous traiter dans la royale demeure des ducs de Courlande.

LA PRINCESSE

En attendant, vous nous permettrez de vous faire les honneurs de notre hÔtel.

LE PRINCE

Je l’invite pour demain À notre soirÉe.

(Maurice s’incline.)

ATHÉNAÏS

Vous me donnerez la main; je serai fiÈre d’avoir pour cavalier le vainqueur de Menzikoff. (Souriant.) Et puis l’on vous rÉserve ici un plaisir de roi.

MAURICE

Je serai avec vous, duchesse.

ATHÉNAÏS

Vous entendrez mademoiselle Lecouvreur. (Mouvement de Maurice.) La connaissez-vous, monsieur le comte?

MAURICE, avec rÉserve

Oui, un peu... lors de mon dernier voyage.

ATHÉNAÏS

C’est admirable. Elle a amenÉ toute une rÉvolution dans la tragÉdie... elle y est simple et naturelle, elle parle.

LA PRINCESSE

Le beau mÉrite!

ATHÉNAÏS, À Maurice

Je vous prÉviens que madame de Bouillon ne partage pas mon enthousiasme, elle est passionnÉe pour mademoiselle Duclos, dont la dÉclamation emphatique n’est qu’un chant continuel.

LA PRINCESSE

C’est la vraie tragÉdie.

L’ABBÉ

Certainement! les poËtes disent tous: Je chante... Je chante...

LE PRINCE

Arma virumque cano...

LA PRINCESSE

Qu’est-ce que c’est que cela?

L’ABBÉ

C’est de l’Horace ou du Virgile.

ATHÉNAÏS

Ah! l’abbÉ, vous devenez pÉdant!

LA PRINCESSE

Donc plus la tragÉdie est chantÉe... mieux cela vaut.

L’ABBÉ

C’est sans rÉplique.

ATHÉNAÏS

Eh bien, moi, je m’en rapporte À monsieur le comte!

LA PRINCESSE

Je ne demande pas mieux, qu’il prononce!

MAURICE

Moi, mesdames? je serais un juge bien peu compÉtent. Un soldat qui ne sait que se battre... un Étranger qui connaÎt À peine votre langue.

ATHÉNAÏS

Laissez donc! on prÉtend que vous vous formez... que vous faites des progrÈs Étonnants, que vous Étudiez nos bons auteurs. (A la princesse.) Oui, vraiment, dans la derniÈre campagne, Florestan l’a surpris sous sa tente, rÉcitant seul des vers de Racine ou de Corneille.

LA PRINCESSE, riant

C’est fabuleux.

ATHÉNAÏS, poussant un cri

Ah! mon Dieu! deux heures, et mon mari, M. le duc d’Aumont, qui m’attend pour aller À Versailles.

LE PRINCE

Depuis quelle heure?

ATHÉNAÏS

Depuis midi.

LA PRINCESSE

Ce n’est pas trop.

ATHÉNAÏS

Venez-vous avec nous, l’abbÉ? Nous avons une place À vous offrir.

LE PRINCE, retenant l’abbÉ par la main

Non!... je le garde!... j’ai À lui lire ce matin la moitiÉ du dernier volume de mon traitÉ...

L’ABBÉ, bas À la princesse d’un air misÉrable

Vous l’entendez?...

LE PRINCE

Impossible de remettre... l’imprimeur attend... et je l’emmÈne dans mon cabinet!

ATHÉNAÏS

Pauvre abbÉ!... Adieu, messieurs! (A la princesse.) Adieu, ma toute belle, À demain!

(AthÉnaÏs sort par le fond, l’abbÉ et le prince sortent par la porte À droite.)

SCÈNE IV

Maurice, la Princesse

LA PRINCESSE, aprÈs avoir attendu que toutes les portes fussent refermÉes, se rapprochant vivement de Maurice

Enfin donc on vous revoit! Depuis deux mois, pas une seule ligne de vous! C’est par la duchesse d’Aumont que j’ai appris votre retour et j’ai cru que je ne recevrais pas votre visite.

MAURICE

Ma premiÈre a ÉtÉ pour vous, princesse... arrivÉ cette nuit...

LA PRINCESSE

Vous n’avez vu de la matinÉe personne encore?

MAURICE

Que le secrÉtaire d’État au dÉpartement de la guerre... (Ayant l’air de chercher.) le cardinal-ministre... et le premier commis qui tous, du reste, m’ont assez mal accueilli et m’ont donnÉ peu d’espoir!

LA PRINCESSE

D’autres vous ont dÉdommagÉ!

MAURICE

Que voulez-vous dire?

LA PRINCESSE, qui depuis le commencement de la scÈne a tenu les yeux fixÉs sur un bouquet que Maurice porte À la boutonniÈre de son habit

Je ne m’imagine pas que ce soit le secrÉtaire d’État ou le cardinal-ministre qui vous ait donnÉ ce bouquet de roses.

MAURICE, avec embarras

C’est vrai! je n’y pensais plus! vous voyez tout!

LA PRINCESSE

De qui vous viennent ces fleurs?

MAURICE, riant

De qui?... eh! mais, d’une petite bouquetiÈre... fort jolie, ma foi... que j’ai rencontrÉe presque aux portes de votre hÔtel et qui m’a suppliÉ si vivement de le lui acheter...

LA PRINCESSE

Que vous avez pensÉ À moi...

MAURICE, vivement

Oui, princesse!

LA PRINCESSE

Quel aimable souvenir!... j’accepte, monsieur le comte, j’accepte...

MAURICE, avec embarras, lui prÉsentant le bouquet

Vous Êtes trop bonne!...

LA PRINCESSE, À voix haute et feignant de l’admirer

Il est charmant!... L’essentiel, en ce moment, quoique peut-Être vous mÉritiez peu qu’on s’occupe de vous... est de songer À vos intÉrÊts... vous dites que le cardinal-ministre... vous a mal accueilli...

MAURICE

Fort mal.

LA PRINCESSE

Je verrai À faire changer ses dispositions... on vous accordera vos deux rÉgiments.

MAURICE

S’il Était vrai!...

LA PRINCESSE

J’irai À Versailles... et pour vous tenir au courant de ce que j’aurai fait, de ce que j’aurai appris...

MAURICE

Je viendrai ici...

LA PRINCESSE

Ici... non, la foule des curieux et des importuns, sans compter mon mari, ne me laisse pas un instant de libertÉ... Mais Écoutez-moi: M. le prince de Bouillon a achetÉ, pour la Duclos, une petite maison charmante, dÉlicieuse, prÈs de la Grange-BateliÈre... À deux pas de l’enceinte de Paris... j’en puis disposer... c’est lÀ seulement que je vous recevrai.

MAURICE

Dans cette maison qui appartient...

LA PRINCESSE

A mon mari... raison de plus! chez lui, c’est chez moi...

MAURICE, gaiement

En vÉritÉ, princesse, il n’y a que vous pour de telles combinaisons!

LA PRINCESSE

Oui, c’est assez ingÉnieux... Quand ce sera possible et nÉcessaire, c’est mademoiselle Duclos elle-mÊme qui vous en prÉviendra en vous Écrivant, jamais moi!

MAURICE, de mÊme

Mais ne craignez-vous pas?...

LA PRINCESSE

Rien!... la Duclos m’est dÉvouÉe... son sort est dans mes mains...

MAURICE

Je comprends... mais moi... (A part.) Accepter quand j’en aime une autre... non, mieux vaut tout lui dire... (Haut.) Je ne sais, princesse, comment vous remercier de votre gÉnÉrositÉ, de votre dÉvouement...

LA PRINCESSE

En acceptant!... Silence! on vient!... qu’est-ce?

(Se retournant avec impatience et apercevant l’abbÉ qui vient d’entrer par la porte À droite.) Rien... c’est l’abbÉ...

MAURICE, salue respectueusement la princesse et sort par le fond.—A part

Plus tard! plus tard!

SCÈNE V

La Princesse, qui est remontÉe avec Maurice jusqu’au fond du thÉÂtre, L’AbbÉ, se jetant dans un fauteuil À droite

L’ABBÉ

Soixante pages de chimie!

(Il tire de sa poche un flacon de sels qu’il respire À plusieurs reprises.)

LA PRINCESSE, redescendant le thÉÂtre en rÊvant et en regardant le bouquet

Une bouquetiÈre qui attache ses fleurs avec cordons soie et or!... Cet embarras... cette froideur... sont de quelqu’un qui n’aime plus!... cela peut arriver À tout le monde... mais si cette passion, qui lui a fait dÉdaigner la fille du czar... Était, non pas pour moi, mais pour une autre!... une rivale! une rivale prÉfÉrÉe!... Je m’emporte!... non... non... sans me mettre en avant, sans me compromettre... je le saurai!

(Elle redescend toujours le thÉÂtre vers le fauteuil oÙ l’abbÉ est assis et s’assied sur une chaise À cÔtÉ de lui.)

L’ABBÉ, respirant un flacon

Soixante pages de chimie! c’est au-dessus de mes forces! je donne ma dÉmission! je renonce À mon emploi d’ami de la maison... (Regardant la princesse.) puisqu’il n’y a dÉcidÉment ni avancement, ni indemnitÉ À obtenir...

LA PRINCESSE, À demi-voix

Et pourquoi donc, l’abbÉ?...

L’ABBÉ

Que voulez-vous dire?...

LA PRINCESSE

Écoutez-moi vite!... Une amie À moi... une amie intime...

L’ABBÉ

La duchesse d’Aumont?

LA PRINCESSE

Peut-Être!... je ne nomme personne... dÉsire, avec ardeur... avec passion... enfin... comme nous dÉsirons, nous autres femmes... dÉsire dÉcouvrir un secret que l’on cache avec soin.

L’ABBÉ

Lequel?

LA PRINCESSE

Quelle est la beautÉ mystÉrieuse... inconnue... qu’adore en ce moment Maurice de Saxe?... car il y en a une! Vous, l’abbÉ, qui savez tout... qui, par État, devez tout savoir...

L’ABBÉ

Certainement!

LA PRINCESSE

J’ai pensÉ que vous pourriez nous rendre ce service.

L’ABBÉ

C’est trÈs-difficile!

LA PRINCESSE

VoilÀ un mot que je n’admets pas!

L’ABBÉ

Pour moi surtout... qui, dans ce moment, n’ai pas de chance et ne suis pas heureux...

LA PRINCESSE

Le bonheur dÉpend souvent du bien jouer... Les heureux sont les habiles...

L’ABBÉ

Et si j’Étais assez habile... pour dÉcouvrir ce secret...

LA PRINCESSE

Je pourrais peut-Être, À mon tour... vous en confier un... auquel vous paraissiez tenir...

L’ABBÉ, avec joie

O ciel! est-il possible!

LA PRINCESSE

Vous voyez donc bien que vous aviez tort de vous plaindre! Aide-toi, le ciel t’aidera!... Ce n’est plus de moi... c’est de vous seul que tout dÉpend... Adieu... adieu!...

(Elle sort par la porte À gauche.)

SCÈNE VI

L’AbbÉ seul, puis le Prince

L’ABBÉ

L’ai-je bien entendu?

Sors vainqueur d’un combat dont ChimÈne est le prix!

Mais comment en sortir?... Le comte de Saxe, qui est la discrÉtion mÊme, ne me confiera rien... Je ne suis pas son ami... impossible de le trahir. A qui donc m’adresser... pour Épier, pour savoir... et pour obtenir la rÉcompense?...

LE PRINCE, entrant

Miracle! l’abbÉ qui rÉflÉchit!

L’ABBÉ

Oui, sans doute... et sur un problÈme... qui n’est pas facile À rÉsoudre!...

LE PRINCE

Un problÈme!... cela nous regarde, nous autres savants!

L’ABBÉ, le regardant en riant

Au fait... c’est vrai... cela le regarde... Ça l’intÉresse... en un sens.

LE PRINCE

Voyons, l’abbÉ... voyons... qu’est-ce qui te tourmente?

L’ABBÉ, amenant le prince au bord du thÉÂtre

Il est impossible que Maurice de Saxe, qui est si galant et si À la mode, n’ait pas au moins un amour dans le coeur?

LE PRINCE, riant

Eh bien! qu’est-ce que cela te fait À toi, l’abbÉ?

L’ABBÉ

Cela me fait... que pour des raisons inutiles À vous expliquer... des raisons personnelles, de la plus haute importance... je tiendrais À savoir quelle est sa passion actuelle... la beautÉ rÉgnante...

LE PRINCE, avec bonhomie

Je te saurai cela!

L’ABBÉ

Vous!

LE PRINCE

Moi! dÈs ce soir...

L’ABBÉ

Allons donc... ce serait trop original!

LE PRINCE

Veux-tu parier deux cents louis?

L’ABBÉ

C’est cher! mais cela vaut Ça... pour la raretÉ du fait. (Au prince qui vient de sonner.) Que faites-vous donc?

LE PRINCE, À un domestique qui paraÎt

Mes chevaux... (A l’abbÉ.) Veux-tu venir ce soir avec moi À la ComÉdie-FranÇaise?... la Lecouvreur et la Duclos jouent dans Bajazet.

L’ABBÉ

Volontiers... Mais qu’est-ce que cela fait À notre affaire?...

LE PRINCE

La Duclos connaÎt le nom que tu veux savoir...

L’ABBÉ

En vÉritÉ!...

LE PRINCE

L’autre soir, au moment oÙ j’entrais dans sa loge comme on parlait de Maurice de Saxe... la Duclos disait en riant: «Je connais une grande dame qu’il adore...» Elle s’est arrÊtÉe en me voyant... Mais tu sens bien que si je le lui demande... elle n’a rien À me refuser... Elle me le dira en confidence... je te le dirai en secret...

L’ABBÉ

Et c’est par vous que je l’apprendrai!... C’est impayable.

LE PRINCE, riant

Impayable? non pas... tu me paieras les deux cents louis du pari... Vivent les abbÉs!

L’ABBÉ

Vivent les savants! Donnons-nous la main!

LE PRINCE

Et À la ComÉdie-FranÇaise!

(Ils sortent ensemble en se donnant la main.)

                                                                                                                                                                                                                                                                                                           

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