I LOUIS XIV [14]

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Ce fut un prince À qui on ne peut refuser beaucoup de bon, mÊme de grand, en qui on ne peut mÉconnoÎtre plus de petit et de mauvais, duquel il n’est pas possible de discerner ce qui Étoit de lui ou empruntÉ, et dans l’un et dans l’autre rien de plus rare que des Écrivains qui en aient ÉtÉ bien informÉs, rien de plus difficile À rencontrer que des gens qui l’aient connu par eux-mÊmes et par expÉrience et capables d’en Écrire, en mÊme temps assez maÎtres d’eux-mÊmes pour en parler sans haine ou sans flatterie, de n’en rien dire que dictÉ par la vÉritÉ nue en bien et en mal. Pour la premiÈre partie on peut ici compter sur elle; pour l’autre on tÂchera d’y atteindre en suspendant de bonne foi toute passion.

Il ne faut point parler ici de ses premiÈres annÉes. Roi presque en naissant, ÉtouffÉ par la politique d’une mÈre qui vouloit gouverner, plus encore par le vif intÉrÊt d’un pernicieux ministre, qui hasarda mille fois l’État pour son unique grandeur, et asservi sous ce joug tant que vÉcut ce premier ministre, c’est autant de retranchÉ sur le rÈgne de ce monarque. Toutefois il pointoit sous ce joug. Il sentit l’amour, il comprenoit l’oisivetÉ comme l’ennemie de la gloire; il avoit essayÉ de foibles parties de main vers l’un et vers l’autre; il eut assez de sentiment pour se croire dÉlivrÉ À la mort de Mazarin, s’il n’eut pas assez de force pour se dÉlivrer plus tÔt. C’est mÊme un des beaux endroits de sa vie, et dont le fruit a ÉtÉ du moins de prendre cette maxime, que rien n’a pu Ébranler depuis, d’abhorrer tout premier ministre, et non moins tout ecclÉsiastique dans son conseil. Il en prit dÈs lors une autre, mais qu’il ne put soutenir avec la mÊme fermetÉ, parce qu’il ne s’aperÇut presque pas dans l’effet qu’elle lui Échappa sans cesse: ce fut de gouverner par lui-mÊme, qui fut la chose dont il se piqua le plus, dont on le loua et le flatta davantage, et qu’il exÉcuta le moins.

NÉ avec un esprit au-dessous du mÉdiocre[15], mais un esprit capable de se former, de se limer, de se raffiner, d’emprunter d’autrui sans imitation et sans gÊne, il profita infiniment d’avoir toute sa vie vÉcu avec les personnes du monde qui toutes en avoient le plus, et des plus diffÉrentes sortes, en hommes et en femmes de tout Âge, de tout genre et de tous personnages.

S’il faut parler ainsi d’un roi de vingt-trois ans, sa premiÈre entrÉe dans le monde fut heureuse en esprits distinguÉs de toute espÈce. Ses ministres au dedans et au dehors Étoient alors les plus forts de l’Europe, ses gÉnÉraux les plus grands, leurs seconds les meilleurs, et qui sont devenus des capitaines en leur École, et leurs noms aux uns et aux autres ont passÉ comme tels À la postÉritÉ d’un consentement unanime. Les mouvements dont l’État avoit ÉtÉ si furieusement agitÉ au dedans et au dehors, depuis la mort de LouisXIII, avoient formÉ quantitÉ d’hommes qui composoient une cour d’habiles et d’illustres personnages et de courtisans raffinÉs.

La maison de la comtesse de Soissons[16], qui, comme surintendante de la maison de la Reine, logeoit À Paris aux Tuileries, oÙ Étoit la cour, qui y rÉgnoit par un reste de la splendeur du feu cardinal Mazarin, son oncle, et plus encore par son esprit et son adresse, en Étoit devenue le centre, mais fort choisi. C’Étoit oÙ se rendoit tous les jours ce qu’il y avoit de plus distinguÉ en hommes et en femmes, qui rendoit cette maison le centre de la galanterie de la cour, et des intrigues et des menÉes de l’ambition, parmi lesquelles la parentÉ influoit beaucoup, autant comptÉe, prisÉe et respectÉe lors, qu’elle est maintenant oubliÉe. Ce fut dans cet important et brillant tourbillon oÙ le Roi se jeta d’abord, et oÙ il prit cet air de politesse et de galanterie qu’il a toujours su conserver toute sa vie, qu’il a si bien su allier avec la dÉcence et la majestÉ. On peut dire qu’il Étoit fait pour elle, et qu’au milieu de tous les autres hommes, sa taille, son port, les grÂces, la beautÉ, et la grande mine qui succÉda À la beautÉ, jusqu’au son de sa voix et À l’adresse et la grÂce naturelle et majestueuse de toute sa personne, le faisoient distinguer jusqu’À sa mort comme le roi des abeilles, et que, s’il ne fÛt nÉ que particulier, il auroit eu Également le talent des fÊtes, des plaisirs, de la galanterie, et de faire les plus grands dÉsordres d’amour. Heureux s’il n’eÛt eu que des maÎtresses semblables À Mme de la ValliÈre, arrachÉe À elle-mÊme par ses propres yeux, honteuse de l’Être, encore plus des fruits de son amour, reconnus et ÉlevÉs malgrÉ elle, modeste, dÉsintÉressÉe, douce, bonne au dernier point, combattant sans cesse contre elle-mÊme, victorieuse enfin de son dÉsordre par les plus cruels effets de l’amour et de la jalousie, qui furent tout À la fois son tourment et sa ressource, qu’elle sut embrasser assez au milieu de ses douleurs pour s’arracher enfin, et se consacrer À la plus dure et la plus sainte pÉnitence! Il faut donc avouer que le Roi fut plus À plaindre que blÂmable de se livrer À l’amour, et qu’il mÉrite louange d’avoir su s’en arracher par intervalles en faveur de la gloire.

Les intrigues et les aventures que, tout roi qu’il Étoit, il essuya dans ce tourbillon de la comtesse de Soissons, lui firent des impressions qui devinrent funestes, pour avoir ÉtÉ plus fortes que lui. L’esprit, la noblesse de sentiments, se sentir, se respecter, avoir le coeur haut, Être instruit, tout cela lui devint suspect, et bientÔt haÏssable. Plus il avanÇa en Âge, plus il se confirma dans cette aversion. Il la poussa jusque dans ses gÉnÉraux et dans ses ministres, laquelle dans eux ne fut contre-balancÉe que par le besoin, comme on le verra dans la suite. Il vouloit rÉgner par lui-mÊme. Sa jalousie lÀ-dessus alla sans cesse jusqu’À la foiblesse. Il rÉgna en effet dans le petit; dans le grand il ne put y atteindre, et jusque dans le petit il fut souvent gouvernÉ. Son premier saisissement des rÊnes de l’empire fut marquÉ au coin d’une extrÊme duretÉ et d’une extrÊme duperie. Fouquet[17] fut le malheureux sur qui Éclata la premiÈre; Colbert fut le ministre de l’autre, en saisissant seul toute l’autoritÉ des finances, et lui faisant accroire qu’elle passoit toute entre ses mains, par les signatures dont il l’accabla À la place de celles que faisoit le surintendant, dont Colbert supprima la charge, À laquelle il ne pouvoit aspirer.

La prÉsÉance solennellement cÉdÉe par l’Espagne, et la satisfaction entiÈre qu’elle fit de l’insulte faite À cette occasion par le baron de Vatteville au comte depuis marÉchal d’Estrades, ambassadeurs des deux couronnes À Londres[18], et l’Éclatante raison tirÉe de l’insulte faite au duc de Crequy, ambassadeur de France, par le gouverneur de Rome, par les parents du Pape et par les Corses de sa garde, furent les prÉmices de ce rÈgne par soi-mÊme[19].

BientÔt aprÈs, la mort du roi d’Espagne fit saisir À ce jeune prince avide de gloire une occasion de guerre, dont les renonciations si rÉcentes, et si soigneusement stipulÉes dans le contrat de mariage de la Reine, ne purent le dÉtourner. Il marcha en Flandres; ses conquÊtes y furent rapides; le passage du Rhin fut signalÉ; la triple alliance de l’Angleterre, la SuÈde et la Hollande ne fit que l’animer. Il alla prendre en plein hiver toute la Franche-ComtÉ, qui lui servit, À la paix d’Aix-la-Chapelle, À conserver des conquÊtes de Flandres en rendant la Franche-ComtÉ[20].

Tout Étoit florissant dans l’État, tout y Étoit riche. Colbert avoit mis les finances, la marine, le commerce, les manufactures, les lettres mÊme, au plus haut point; et ce siÈcle, semblable À celui d’Auguste, produisoit À l’envi des hommes illustres en tout genre, jusqu’À ceux mÊmes qui ne sont bons que pour les plaisirs.

Le Tellier et Louvois son fils, qui avoient le dÉpartement de la guerre, frÉmissoient des succÈs et du crÉdit de Colbert, et n’eurent pas de peine À mettre en tÊte au Roi une guerre nouvelle, dont les succÈs causÈrent une telle frayeur À l’Europe que la France ne l’en a pu remettre, et que, aprÈs y avoir pensÉ succomber longtemps depuis, elle en sentira longtemps le poids et les malheurs. Telle fut la vÉritable cause de cette fameuse guerre de Hollande À laquelle le Roi se laissa pousser, et que son amour pour Mme de Montespan rendit si funeste À son État et À sa gloire. Tout conquis, tout pris, et Amsterdam prÊte À lui envoyer ses clefs, le Roi cÈde À son impatience, quitte l’armÉe, vole À Versailles, et dÉtruit en un instant tout le succÈs de ses armes. Il rÉpara cette flÉtrissure par une seconde conquÊte de la Franche-ComtÉ, en personne, qui pour cette fois est demeurÉe À la France.

En 1676, le Roi retourna en Flandres, prit CondÉ; et Monsieur Bouchain. Les armÉes du Roi et du prince d’Orange s’approchÈrent si prÈs et si subitement qu’elles se trouvÈrent en prÉsence, et sans sÉparation, auprÈs de la cense d’Heurtebise[21]. Il fut donc question de dÉcider si on donneroit bataille, et de prendre son parti sur-le-champ. Monsieur n’avoit pas encore joint de Bouchain, mais le Roi Étoit sans cela supÉrieur À l’armÉe ennemie. Les marÉchaux de Schomberg[22], HumiÈres[23], la Feuillade[24], Lorges, etc., s’assemblÈrent À cheval autour du Roi, avec quelques-uns des plus distinguÉs d’entre les officiers gÉnÉraux et des principaux courtisans, pour tenir une espÈce de conseil de guerre. Toute l’armÉe crioit au combat, et tous ces Messieurs voyoient bien ce qu’il y avoit À faire; mais la personne du Roi les embarrassoit, et bien plus Louvois, qui connoissoit son maÎtre, et qui cabaloit depuis deux heures que l’on commenÇoit d’apercevoir oÙ les choses en pourroient venir. Louvois, pour intimider la compagnie, parla le premier, en rapporteur, pour dissuader la bataille. Le marÉchal d’HumiÈres, son ami intime et avec grande dÉpendance, et le marÉchal de Schomberg, qui le mÉnageoit fort, furent de son avis. Le marÉchal de la Feuillade, hors de mesure avec Louvois, mais favori qui ne connoissoit pas moins bien de quel avis il falloit Être, aprÈs quelques propos douteux, conclut comme eux. M. de Lorges[25], inflexible pour la vÉritÉ, touchÉ de la gloire du Roi, sensible au bien de l’État, mal avec Louvois comme le neveu favori de M. de Turenne tuÉ l’annÉe prÉcÉdente, et qui venoit d’Être fait marÉchal de France malgrÉ ce ministre, et capitaine des gardes du corps, opina de toutes ses forces pour la bataille, et il en dÉduisit tellement les raisons, que Louvois mÊme et les marÉchaux demeurÈrent sans repartie. Le peu de ceux de moindre grade qui parlÈrent aprÈs osÈrent encore moins dÉplaire À Louvois; mais ne pouvant affoiblir les raisons de M. le marÉchal de Lorges, ils ne firent que balbutier. Le Roi, qui Écoutoit tout, prit encore les avis, ou plutÔt simplement les voix, sans faire rÉpÉter ce qui avoit ÉtÉ dit par chacun, puis, avec un petit mot de regret de se voir retenu par de si bonnes raisons, et du sacrifice qu’il faisoit de ses desirs À ce qui Étoit de l’avantage de l’État, tourna bride, et il ne fut plus question de bataille.

Le lendemain, et c’est de M. le marÉchal de Lorges que je le tiens, qui Étoit la vÉritÉ mÊme, et À qui je l’ai ouÏ raconter plus d’une fois et jamais sans dÉpit, le lendemain, dis-je, il eut occasion d’envoyer un trompette aux ennemis qui se retiroient. Ils le gardÈrent un jour ou deux en leur armÉe. Le prince d’Orange le voulut voir, et le questionna fort sur ce qui avoit empÊchÉ le Roi de l’attaquer, se trouvant le plus fort, les deux armÉes en vue si fort l’une de l’autre, et en rase campagne, sans quoi que ce soit entre-deux. AprÈs l’avoir fait causer devant tout le monde, il lui dit avec un sourire malin, pour montrer qu’il Étoit tÔt averti, et pour faire dÉpit au Roi, qu’il ne manquÂt pas de dire au marÉchal de Lorges qu’il avoit grand’raison d’avoir voulu, et si opiniÂtrÉment soutenu la bataille; que jamais lui ne l’avoit manquÉ si belle, ni ÉtÉ si aise que de s’Être vu hors de portÉe de la recevoir; qu’il Étoit battu sans ressource et sans le pouvoir Éviter s’il avoit ÉtÉ attaquÉ, dont il se mit en peu de mots À dÉduire les raisons. Le trompette, tout glorieux d’avoir eu avec le prince d’Orange un si long et si curieux entretien, le dÉbita non-seulement À M. le marÉchal de Lorges, mais au Roi, qui À la chaude le voulut voir, et de lÀ aux marÉchaux, aux gÉnÉraux et À qui le voulut entendre, et augmenta ainsi le dÉpit de l’armÉe et en fit un grand À Louvois. Cette faute, et ce genre de faute, ne fit que trop d’impression sur les troupes, et partout excita de cruelles railleries parmi le monde et dans les cours ÉtrangÈres. Le Roi ne demeura guÈre À l’armÉe depuis, quoique on ne fÛt qu’au mois de mai. Il s’en revint trouver sa maÎtresse.

L’annÉe suivante, il retourna en Flandres, il prit Cambray, et Monsieur fit cependant le siÈge de Saint-Omer. Il fut au-devant du prince d’Orange qui venoit secourir la place, lui donna bataille prÈs de Cassel[26] et remporta une victoire complÈte, prit tout de suite Saint-Omer, puis alla rejoindre le Roi. Ce contraste fut si sensible au monarque que jamais depuis il ne donna d’armÉe À commander À Monsieur. Tout l’extÉrieur fut parfaitement gardÉ; mais dÈs ce moment la rÉsolution fut prise, et toujours depuis bien tenue.

L’annÉe d’aprÈs le Roi fit en personne le siÈge de Gand[27], dont le projet et l’exÉcution fut le chef-d’oeuvre de Louvois. La paix de NimÈgue[28] mit fin cette annÉe À la guerre avec la Hollande, l’Espagne, etc.; et au commencement de l’annÉe suivante, avec l’Empereur et l’Empire. L’AmÉrique, l’Afrique, l’Archipel, la Sicile ressentirent vivement la puissance de la France; et en 1684 Luxembourg fut le prix des retardements des Espagnols À satisfaire À toutes les conditions de la paix. GÊnes bombardÉe se vit forcÉe À venir demander la paix par son doge en personne accompagnÉ de quatre sÉnateurs, au commencement de l’annÉe suivante. Depuis, jusqu’en 1688, le temps se passa dans le cabinet, moins en fÊtes qu’en dÉvotion et en contrainte. Ici finit l’apogÉe de ce rÈgne, et ce comble de gloire et de prospÉritÉ. Les grands capitaines, les grands ministres au dedans et au dehors n’Étoient plus; mais il en restoit les ÉlÈves. Nous en allons voir le second Âge, qui ne rÉpondra guÈre au premier, mais qui en tout fut encore plus diffÉrent du dernier.

La guerre de 1688 eut une Étrange origine, dont l’anecdote, Également certaine et curieuse, est si propre À caractÉriser le Roi et Louvois son ministre qu’elle doit tenir place ici[29]. Louvois, À la mort de Colbert, avoit eu sa surintendance des bÂtiments. Le petit Trianon de porcelaine, fait autrefois pour Mme de Montespan, ennuyoit le Roi, qui vouloit partout des palais. Il s’amusoit fort À ses bÂtiments. Il avoit aussi le compas dans l’oeil pour la justesse, les proportions, la symÉtrie, mais le goÛt n’y rÉpondoit pas, comme on le verra ailleurs. Ce chÂteau ne faisoit presque que sortir de terre, lorsque le Roi s’aperÇut d’un dÉfaut À une croisÉe qui s’achevoit de former, dans la longueur du rez-de-chaussÉe. Louvois, qui naturellement Étoit brutal, et de plus gÂtÉ jusqu’À souffrir difficilement d’Être repris par son maÎtre, disputa fort et ferme, et maintint que la croisÉe Étoit bien. Le Roi tourna le dos, et s’alla promener ailleurs dans le bÂtiment.

Le lendemain il trouve le Nostre[30], bon architecte, mais fameux par le goÛt des jardins, qu’il a commencÉ À introduire en France, et dont il a portÉ la perfection au plus haut point. Le Roi lui demanda s’il avoit ÉtÉ À Trianon. Il rÉpondit que non. Le Roi lui expliqua ce qui l’avoit choquÉ, et lui dit d’y aller. Le lendemain mÊme question, mÊme rÉponse; le jour d’aprÈs autant. Le Roi vit bien qu’il n’osoit s’exposer À trouver qu’il eÛt tort, ou À blÂmer Louvois. Il se fÂcha, et lui ordonna de se trouver le lendemain À Trianon lorsqu’il y iroit, et oÙ il feroit trouver Louvois aussi. Il n’y eut plus moyen de reculer.

Le Roi les trouva le lendemain tous deux À Trianon. Il y fut d’abord question de la fenÊtre. Louvois disputa; le NÔtre ne disoit mot. Enfin le Roi lui ordonna d’aligner, de mesurer, et de dire aprÈs ce qu’il auroit trouvÉ. Tandis qu’il y travailloit, Louvois, en furie de cette vÉrification, grondoit tout haut, et soutenoit avec aigreur que cette fenÊtre Étoit en tout pareille aux autres. Le Roi se taisoit et attendoit, mais il souffroit. Quand tout fut bien examinÉ, il demanda au NÔtre ce qui en Étoit; et le NÔtre À balbutier. Le Roi se mit en colÈre, et lui commanda de parler net. Alors le NÔtre avoua que le Roi avoit raison, et dit ce qu’il avoit trouvÉ de dÉfaut. Il n’eut pas plus tÔt achevÉ que le Roi, se tournant À Louvois, lui dit qu’on ne pouvoit tenir À ses opiniÂtretÉs, que sans la sienne À lui, on auroit bÂti de travers, et qu’il auroit fallu tout abattre aussitÔt que le bÂtiment auroit ÉtÉ achevÉ: en un mot, il lui lava fortement la tÊte.

Louvois, outrÉ de la sortie, et de ce que courtisans, ouvriers et valets en avoient ÉtÉ tÉmoins, arrive chez lui furieux. Il y trouva Saint-Pouange, Villacerf, le chevalier de Nogent, les deux Tilladets, quelques autres fÉaux intimes, qui furent bien alarmÉs de le voir en cet État. “C’en est fait, leur dit-il; je suis perdu avec le Roi, À la faÇon dont il vient de me traiter pour une fenÊtre. Je n’ai de ressource qu’une guerre qui le dÉtourne de ses bÂtiments et qui me rende nÉcessaire, et par...! il l’aura.” En effet, peu de mois aprÈs il tint parole, et malgrÉ le Roi et les autres puissances, il la rendit gÉnÉrale. Elle ruina la France au dedans, ne l’Étendit point au dehors, malgrÉ la prospÉritÉ de ses armes, et produisit au contraire des ÉvÉnements honteux.

Celui de tous qui porta le plus À plomb sur le Roi fut sa derniÈre campagne, qui ne dura pas un mois. Il avoit en Flandres deux armÉes formidables, supÉrieures du double au moins À celle de l’ennemi, qui n’en avoit qu’une. Le prince d’Orange Étoit campÉ À l’abbaye de Parc, le Roi n’en Étoit qu’À une lieue, et M. de Luxembourg avec l’autre armÉe À une demi-lieue de celle du Roi, et rien entre les trois armÉes. Le prince d’Orange se trouvoit tellement enfermÉ qu’il s’estimoit sans ressource dans les retranchements qu’il fit relever À la hÂte autour de son camp, et si perdu qu’il le manda À Vaudemont[31], son ami intime, À Bruxelles, par quatre ou cinq fois, et qu’il ne voyoit nulle sorte d’espÉrance de pouvoir Échapper ni sauver son armÉe. Rien ne la sÉparait de celle du Roi que ces mauvais retranchements, et rien de plus aisÉ ni de plus sÛr que de le forcer avec l’une des deux armÉes, et de poursuivre la victoire avec l’autre toute fraÎche, et qui toutes deux Étoient complÈtes, indÉpendamment l’une de l’autre, en Équipages de vivres et d’artillerie À profusion.

On Étoit aux premiers jours de juin, et que ne promettoit pas une telle victoire au commencement d’une campagne! Aussi l’Étonnement fut-il extrÊme et gÉnÉral dans toutes les trois armÉes lorsqu’on y apprit que le Roi se retiroit, et faisoit deux gros dÉtachements de presque toute l’armÉe qu’il commandoit en personne: un pour l’Italie, l’autre pour l’Allemagne sous Monseigneur. M. de Luxembourg, qu’il manda le matin de la veille de son dÉpart pour lui apprendre ces nouvelles dispositions, se jeta À genoux, et tint les siens longtemps embrassÉs pour l’en dÉtourner, et pour lui remontrer la facilitÉ, la certitude et la grandeur du succÈs en attaquant le prince d’Orange. Il ne rÉussit qu’À importuner d’autant plus sensiblement qu’il n’y eut pas un mot À lui opposer. Ce fut une consternation dans les deux armÉes qui ne se peut reprÉsenter. On a vu que j’y Étois. Jusqu’aux courtisans, si aises d’ordinaire de retourner chez eux, ne purent contenir leur douleur. Elle Éclata partout aussi librement que la surprise, et À l’une et À l’autre succÉdÈrent de fÂcheux raisonnements.

Le Roi partit le lendemain pour aller rejoindre Mme de Maintenon et les dames, et retourner avec elles À Versailles[32], pour ne plus revoir la frontiÈre ni d’armÉes que pour le plaisir et en temps de paix.

La victoire de Neerwinden[33], que M. de Luxembourg remporta six semaines aprÈs sur le prince d’Orange, que la nature, prodigieusement aidÉe de l’art en une seule nuit avoit furieusement retranchÉ, renouvela d’autant plus les douleurs et les discours, qu’il s’en falloit tout que le poste de l’abbaye de Parc ressemblÂt À celui de Neerwinden, presque tout que nous eussions les mÊmes forces, et plus que tout que, faute de vivres et d’Équipages suffisants d’artillerie, cette victoire pÛt Être poursuivie.

Pour achever ceci tout À la fois, on sut que le prince d’Orange, averti du dÉpart du Roi, avoit mandÉ À Vaudemont qu’il en avoit l’avis d’une main toujours bien avertie, et qui ne lui en avoit jamais donnÉ de faux, mais que pour celui-lÀ il ne pouvoit y ajouter foi, ni se livrer À l’espÉrance, et par un second courrier, que l’avis Étoit vrai, que le Roi partoit, que c’Étoit À son esprit de vertige et d’aveuglement qu’il devoit uniquement une si inespÉrÉe dÉlivrance. Le rare est que Vaudemont, Établi longtemps depuis en notre cour, l’a souvent contÉ À ses amis, mÊme À ses compagnies, et jusque dans le salon de Marly.

La paix qui suivit cette guerre, et aprÈs laquelle le Roi et l’État aux abois soupiroient depuis longtemps, fut honteuse. Il fallut en passer par oÙ M. de Savoie[34] voulut, pour le dÉtacher de ses alliÉs, et reconnoÎtre enfin le prince d’Orange pour roi d’Angleterre, aprÈs une si longue suite d’efforts, de haine et de mÉpris personnels, et recevoir encore Portland[35], son ambassadeur, comme une espÈce de divinitÉ. Notre prÉcipitation nous coÛta Luxembourg, et l’ignorance militaire de nos plÉnipotentiaires, qui ne fut point ÉclairÉe du cabinet, donna aux ennemis de grands avantages pour former leur frontiÈre. Telle fut la paix de Ryswick conclue en septembre 1697.

Le repos des armes ne fut guÈre que de trois ans, et on sentit cependant toute la douleur des restitutions de pays et de places que nous avions conquis, avec le poids de tout ce que la guerre avoit coÛtÉ. Ici se termine le second Âge de ce rÈgne.

Le troisiÈme s’ouvrit par un comble de gloire et de prospÉritÉ inouÏe. Le temps en fut momentanÉ. Il enivra et prÉpara d’Étranges malheurs, dont l’issue a ÉtÉ une espÈce de miracle. D’autres sortes de malheurs accompagnÈrent et conduisirent le Roi au tombeau, heureux s’il n’eÛt survÉcu que de peu de mois l’avÉnement de son petit-fils À la totalitÉ de la monarchie d’Espagne, dont il fut d’abord en possession sans coup fÉrir. Cette derniÈre Époque est encore si proche de ce temps qu’il n’y a pas lieu de s’y Étendre. Mais ce peu qui a ÉtÉ retracÉ du rÈgne du feu Roi Étoit nÉcessaire pour mieux faire entendre ce qu’on va dire de sa personne, en se souvenant toutefois de ce qui s’en trouve Épars dans ces MÉmoires, et ne se dÉgoÛtant pas s’il s’y en trouve de redites, nÉcessaires pour mieux rassembler et former un tout.

Il faut encore le dire. L’esprit du Roi Étoit au-dessous du mÉdiocre, mais trÈs capable de se former. Il aima la gloire, il voulut l’ordre et la rÈgle. Il Étoit nÉ sage, modÉrÉ, secret, maÎtre de ses mouvements et de sa langue; le croira-t-on? il Étoit nÉ bon et juste, et Dieu lui en avoit donnÉ assez pour Être un bon roi, et peut-Être mÊme un assez grand roi. Tout le mal lui vint d’ailleurs. Sa premiÈre Éducation fut tellement abandonnÉe, que personne n’osoit approcher de son appartement. On lui a souvent ouÏ parler de ces temps avec amertume, jusque-lÀ qu’il racontoit qu’on le trouva un soir tombÉ dans le bassin du jardin du Palais-Royal À Paris, oÙ la cour demeuroit alors.

Dans la suite, sa dÉpendance fut extrÊme. A peine lui apprit-on À lire et À Écrire, et il demeura tellement ignorant que les choses le plus connues d’histoire, d’ÉvÉnements, de fortunes, de conduites, de naissance, de lois, il n’en sut jamais un mot[36]. Il tomba, par ce dÉfaut et quelquefois en public, dans les absurditÉs les plus grossiÈres.

M. de la Feuillade plaignant exprÈs devant lui le marquis de Renel, qui fut tuÉ depuis lieutenant gÉnÉral et mestre de camp gÉnÉral de la cavalerie, de n’avoir pas ÉtÉ chevalier de l’ordre en 1661, le Roi passa, puis dit avec mÉcontentement qu’il falloit aussi se rendre justice. Renel Étoit Clermont Gallerande ou d’Amboise, et le Roi, qui depuis n’a ÉtÉ rien moins que dÉlicat lÀ-dessus, le croyoit un homme de fortune. De cette mÊme maison Étoit Montglat, maÎtre de sa garde-robe, qu’il traitoit bien et qu’il fit chevalier de l’ordre en 1661, qui a laissÉ de trÈs bons MÉmoires[37]. Montglat avoit ÉpousÉ la fille du fils du chancelier de Cheverny. Leur fils unique porta toute sa vie le nom de Cheverny[38], dont il avoit la terre[39]. Il passa sa vie À la cour, et j’en ai parlÉ quelquefois, ou dans les emplois Étrangers. Ce nom de Cheverny trompa le Roi; il le crut peu de chose; il n’avoit point de charge, et ne put Être chevalier de l’ordre. Le hasard dÉtrompa le Roi À la fin de sa vie. Saint-HÉrem[40] [qui] avoit passÉ la sienne grand louvetier, puis gouverneur et capitaine de Fontainebleau, ne put Être chevalier de l’ordre. Le Roi, qui le savoit beau-frÈre de Courtin, conseiller d’État, qu’il connoissoit, le crut par lÀ fort peu de chose. Il Étoit Montmorin, et le Roi ne le sut que fort tard par M. de la Rochefoucauld[41]. Encore lui fallut-il expliquer quelles Étoient ces maisons, que leur nom ne lui apprenoit pas.

Il sembleroit À cela que le Roi auroit aimÉ la grande noblesse, et ne lui en vouloit pas Égaler d’autres; rien moins. L’Éloignement qu’il avoit pris de celle des sentiments, et sa foiblesse pour ses ministres, qui haÏssoient et rabaissoient, pour s’Élever, tout ce qu’ils n’Étoient pas et ne pouvoient pas Être, lui avoit donnÉ le mÊme Éloignement pour la naissance distinguÉe. Il la craignoit autant que l’esprit; et si ces deux qualitÉs se trouvoient unies dans un mÊme sujet, et qu’elles lui fussent connues, c’en Étoit fait.

Ses ministres, ses gÉnÉraux, ses maÎtresses, ses courtisans s’aperÇurent, bientÔt aprÈs qu’il fut le maÎtre, de son foible plutÔt que de son goÛt pour la gloire. Ils le louÈrent À l’envi et le gÂtÈrent. Les louanges, disons mieux, la flatterie lui plaisoit À tel point, que les plus grossiÈres Étoient bien reÇues, les plus basses encore mieux savourÉes. Ce n’Étoit que par lÀ qu’on s’approchoit de lui, et ceux qu’il aima n’en furent redevables qu’À heureusement rencontrer, et À ne se jamais lasser en ce genre. C’est ce qui donna tant d’autoritÉ À ses ministres, par les occasions continuelles qu’ils avoient de l’encenser, surtout de lui attribuer toutes choses, et de les avoir apprises de lui. La souplesse, la bassesse, l’air admirant, dÉpendant, rampant, plus que tout l’air de nÉant sinon par lui, Étoient les uniques voies de lui plaire. Pour peu qu’on s’en ÉcartÂt on n’y revenoit plus, et c’est ce qui acheva la ruine de Louvois.

Ce poison ne fit que s’Étendre. Il parvint jusqu’À un comble incroyable dans un prince qui n’Étoit pas dÉpourvu d’esprit et qui avoit de l’expÉrience. Lui-mÊme, sans avoir ni voix ni musique[42], chantoit dans ses particuliers les endroits les plus À sa louange des prologues des opÉras. On l’y voyoit baignÉ, et jusqu’À ses soupers publics au grand couvert, oÙ il y avoit quelquefois des violons, il chantonnoit entre ses dents les mÊmes louanges quand on jouoit les airs qui Étoient faits dessus.

De lÀ ce desir de gloire qui l’arrachoit par intervalles À l’amour; de lÀ cette facilitÉ À Louvois de l’engager en de grandes guerres, tantÔt pour culbuter Colbert, tantÔt pour se maintenir ou s’accroÎtre, et de lui persuader en mÊme temps qu’il Étoit plus grand capitaine qu’aucun de ses gÉnÉraux, et pour les projets et pour les exÉcutions, en quoi les gÉnÉraux l’aidoient eux-mÊmes pour plaire au Roi. Je dis les CondÉ, les Turenne, et À plus forte raison tous ceux qui leur ont succÉdÉ. Il s’approprioit tout avec une facilitÉ et une complaisance admirable en lui-mÊme, et se croyoit tel qu’ils le dÉpeignoient en lui parlant. De lÀ ce goÛt de revues, qu’il poussa si loin que ses ennemis l’appeloient le roi des revues, ce goÛt de siÈges pour y montrer sa bravoure À bon marchÉ[43], s’y faire retenir À force, Étaler sa capacitÉ, sa prÉvoyance, sa vigilance, ses fatigues, auxquelles son corps robuste et admirablement conformÉ, Étoit merveilleusement propre, sans souffrir de la faim, de la soif, du froid, du chaud, de la pluie, ni d’aucun mauvais temps. Il Étoit sensible aussi À entendre admirer, le long des camps, son grand air et sa grande mine, son adresse À cheval et tous ses travaux. C’Étoit de ses campagnes et de ses troupes qu’il entretenoit le plus ses maÎtresses, quelquefois ses courtisans. Il parloit bien, en bons termes, avec justesse; il faisoit un conte mieux qu’homme du monde, et aussi bien un rÉcit. Ses discours les plus communs n’Étoient jamais dÉpourvus d’une naturelle et sensible majestÉ.

Son esprit, naturellement portÉ au petit, se plut en toutes sortes de dÉtails. Il entra sans cesse dans les derniers sur les troupes: habillements, armements, Évolutions, exercices, discipline, en un mot, toutes sortes de bas dÉtails. Il ne s’en occupoit pas moins sur ses bÂtiments, sa maison civile, ses extraordinaires de bouche; il croyoit toujours apprendre quelque chose À ceux qui en ces genres-lÀ en savoient le plus, qui de leur part recevoient en novices des leÇons qu’ils savoient par coeur il y avoit longtemps. Ces pertes de temps, qui paroissoient au Roi avec tout le mÉrite d’une application continuelle, Étoient le triomphe de ses ministres, qui avec un peu d’art et d’expÉrience À le tourner, faisoient venir comme de lui ce qu’ils vouloient eux-mÊmes et qui conduisoient le grand selon leurs vues et trop souvent selon leur intÉrÊt, tandis qu’ils s’applaudissoient de le voir se noyer dans ces dÉtails[44].

La vanitÉ et l’orgueil, qui vont toujours croissant, qu’on nourrissoit et qu’on augmentoit en lui sans cesse, sans mÊme qu’il s’en aperÇut, et jusque dans les chaires par les prÉdicateurs en sa prÉsence, devinrent la base de l’exaltation de ses ministres par-dessus toute autre grandeur. Il se persuadoit par leur adresse que la leur n’Étoit que la sienne, qui, au comble en lui, ne se pouvoit plus mesurer, tandis qu’en eux elle l’augmentoit d’une maniÈre sensible, puisqu’ils n’Étoient rien par eux-mÊmes, et utile en rendant plus respectables les organes de ses commandements qui les faisoient mieux obÉir. De lÀ les secrÉtaires d’État et les ministres successivement À quitter le manteau, puis le rabat, aprÈs l’habit noir, ensuite l’uni, le simple, le modeste, enfin À s’habiller comme les gens de qualitÉ; de lÀ À en prendre les maniÈres, puis les avantages, et par Échelons admis À manger avec le Roi, et leurs femmes, d’abord sous des prÉtextes personnels, comme Mme Colbert longtemps avant Mme de Louvois, enfin, des annÉes aprÈs elle, toutes À titre de droit des places de leurs maris, manger et entrer dans les carrosses, et n’Être en rien diffÉrentes des femmes de la premiÈre qualitÉ.

De ce degrÉ, Louvois, sous divers prÉtextes, Ôta les honneurs civils et militaires dans les places et dans les provinces À ceux À qui on ne les avoit jamais disputÉs, et À cesser d’Écrire Monseigneur aux mÊmes, comme il avoit toujours ÉtÉ pratiquÉ. Le hasard m’en a conservÉ trois de M. Colbert, lors contrÔleur gÉnÉral, ministre d’État et secrÉtaire d’État, À mon pÈre À Blaye, dont la suscription et le dedans le traitent de Monseigneur, et que Mgr le duc de Bourgogne, À qui je les montrai, vit avec grand plaisir. M. de Turenne, dans l’Éclat oÙ il Étoit alors, sauva le rang de prince de l’Écriture, c’est-À-dire sa maison, qui l’avoit eu par le cardinal Mazarin, et consÉquemment les maisons de Lorraine et de Savoie; car les Rohans ne l’ont jamais pu obtenir, et c’est peut-Être la seule chose oÙ ait ÉchouÉ la beautÉ de Mme de Soubise. Ils ont ÉtÉ plus heureux depuis. M. de Turenne sauva aussi les marÉchaux de France pour les honneurs militaires; ainsi pour sa personne il conserva les deux. Incontinent aprÈs, Louvois s’attribua ce qu’il venoit d’Ôter À bien plus grands que lui, et le communiqua aux autres secrÉtaires d’État. Il usurpa les honneurs militaires, que ni les troupes, ni qui que ce soit, n’osa refuser À sa puissance d’Élever et de perdre qui bon lui sembloit; et il prÉtendit que tout ce qui n’Étoit point duc ni officier de la couronne, ou ce qui n’avoit point le rang de prince Étranger ni de tabouret de grÂce[45], lui ÉcrivÎt Monseigneur, et lui leur rÉpondre dans la souscription: trÈs humble et trÈs affectionnÉ serviteur, tandis que le dernier maÎtre des requÊtes, ou conseiller au Parlement, lui Écrivoit Monsieur, sans qu’il ait jamais prÉtendu changer cet usage.

Ce fut d’abord un grand bruit: les gens de la premiÈre qualitÉ, les chevaliers de l’ordre, les gouverneurs et les lieutenants gÉnÉraux des provinces, et, À leur suite, les gens de moindre qualitÉ, et les lieutenants gÉnÉraux des armÉes se trouvÈrent infiniment offensÉs d’une nouveautÉ si surprenante et si Étrange. Les ministres avoient su persuader au Roi l’abaissement de tout ce qui Étoit ÉlevÉ, et que leur refuser ce traitement, c’Étoit mÉpriser son autoritÉ et son service, dont ils Étoient les organes, parce que d’ailleurs, et par eux-mÊmes, ils n’Étoient rien. Le Roi, sÉduit par ce reflet prÉtendu de grandeur sur lui-mÊme, s’expliqua si durement À cet Égard, qu’il ne fut plus question que de ployer sous ce nouveau style, ou de quitter le service, et tomber en mÊme temps, ceux qui quittoient, et ceux qui ne servoient pas mÊme, dans la disgrÂce marquÉe du Roi, et sous la persÉcution des ministres, dont les occasions se rencontroient À tous moments.

Plusieurs gens distinguÉs qui ne servoient point, et plusieurs gens de guerre du premier mÉrite et des premiers grades, aimÈrent mieux renoncer À tout et perdre leur fortune, et la perdirent en effet, et la plupart pis encore; et dans la suite assez prompte, peu À peu personne ne fit plus aucune difficultÉ lÀ-dessus.

De lÀ l’autoritÉ personnelle et particuliÈre des ministres montÉe au comble, jusqu’en ce qui ne regardoit ni les ordres ni le service du Roi, sous l’ombre que c’Étoit la sienne; de lÀ ce degrÉ de puissance qu’ils usurpÈrent; de lÀ leurs richesses immenses, et les alliances qu’ils firent tous À leur choix.

Quelque ennemis qu’ils fussent les uns des autres, l’intÉrÊt commun les rallioit chaudement sur ces matiÈres, et cette splendeur usurpÉe sur tout le reste de l’État dura autant que dura le rÈgne de LouisXIV. Il en tiroit vanitÉ, il n’en Étoit pas moins jaloux qu’eux; il ne vouloit de grandeur que par Émanation de la sienne. Toute autre lui Étoit devenue odieuse. Il avoit sur cela des contrariÉtÉs qui ne se comprenoient pas, comme si les dignitÉs, les charges, les emplois avec leurs fonctions, leurs distinctions, leurs prÉrogatives n’Émanoient pas de lui comme les places de ministre et les charges de secrÉtaire d’État[46] qu’il comptoit seules de lui, lesquels pour cela il portoit au faÎte, et abattoit tout le reste sous leurs pieds.

Une autre vanitÉ personnelle l’entraÎna encore dans cette conduite. Il sentoit bien qu’il pouvoit accabler un seigneur sous le poids de sa disgrÂce, mais non pas l’anÉantir, ni les siens, au lieu qu’en prÉcipitant un secrÉtaire d’État de sa place, ou un autre ministre de la mÊme espÈce, il le replongeoit lui et tous les siens dans la profondeur du nÉant d’oÙ cette place l’avoit tirÉ, sans que les richesses qui lui pourroient rester le pussent relever de ce non-Être. C’est lÀ ce qui le faisoit se complaire À faire rÉgner ses ministres sur les plus ÉlevÉs de ses sujets, sur les princes de son sang en autoritÉ comme sur les autres, et sur tout ce qui n’avoit ni rang ni office de la couronne, en grandeur comme en autoritÉ au-dessus d’eux. C’est aussi ce qui Éloigna toujours du ministÈre tout homme qui pouvoit y ajouter du sien ce que le Roi ne pouvoit ni dÉtruire ni lui conserver, ce qui lui auroit rendu un ministre de cette sorte en quelque faÇon redoutable et continuellement À charge, dont l’exemple du duc de Beauvillier[47] fut l’exception unique dans tout le cours de son rÈgne, comme il a ÉtÉ remarquÉ en parlant de ce duc, le seul homme noble qui ait ÉtÉ admis dans son conseil depuis la mort du cardinal Mazarin jusqu’À la sienne, c’est-À-dire pendant cinquante-quatre ans; car, outre ce qu’il y auroit À dire sur le marÉchal de Villeroy, le peu de mois qu’il y a ÉtÉ depuis la mort du duc de Beauvillier jusqu’À celle du Roi ne peut pas Être comptÉ, et son pÈre n’a jamais entrÉ dans le conseil d’État[48].

De lÀ encore la jalousie si prÉcautionnÉe des ministres, qui rendit le Roi si difficile À Écouter tout autre qu’eux, tandis qu’il s’applaudissoit d’un accÈs facile, et qu’il croyoit qu’il y alloit de sa grandeur, de la vÉnÉration et de la crainte dont il se complaisoit d’accabler les plus grands, de se laisser approcher autrement qu’en passant. Ainsi le grand seigneur comme le plus subalterne de tous États, parloit librement au Roi en allant ou revenant de la messe, en passant d’un appartement À un autre, ou allant monter en carrosse; les plus distinguÉs, mÊme quelques autres, À la porte de son cabinet, mais sans oser l’y suivre. C’est À quoi se bornoit la facilitÉ de son accÈs. Ainsi on ne pouvoit s’expliquer qu’en deux mots, d’une maniÈre fort incommode, et toujours entendu de plusieurs qui environnoient le Roi, ou, si on Étoit plus connu de lui, dans sa perruque, ce qui n’Étoit guÈre plus avantageux. La rÉponse sÛre Étoit un "je verrai[49]," utile À la vÉritÉ pour s’en donner le temps, mais souvent bien peu satisfaisante, moyennant quoi tout passoit nÉcessairement par les ministres, sans qu’il pÛt y avoir jamais d’Éclaircissement, ce qui les rendoit les maÎtres de tout, et le Roi le vouloit bien, ou ne s’en apercevoit pas.

D’audiences À en espÉrer dans son cabinet, rien n’Étoit plus rare, mÊme pour les affaires du Roi dont on avoit ÉtÉ chargÉ. Jamais, par exemple, À ceux qu’on envoyoit ou qui revenoient d’emplois Étrangers, jamais À pas un officier gÉnÉral, si on en excepte certains cas trÈs singuliers, et encore, mais trÈs rarement, quelqu’un de ceux qui Étoient chargÉs de ces dÉtails de troupes oÙ le Roi se plaisoit tant; de courtes aux gÉnÉraux d’armÉes qui partoient, et en prÉsence du secrÉtaire d’État de la guerre, de plus courtes À leur retour, quelquefois ni en partant, ni en revenant. Jamais de lettres d’eux qui allassent directement au Roi sans passer auparavant par le ministre, si on en excepte quelques occasions infiniment rares et momentanÉes, et le seul M. de Turenne sur la fin, qui, ouvertement brouillÉ avec Louvois, et brillant de gloire et de la plus haute considÉration, adressoit ses dÉpÊches au cardinal de Bouillon[50], qui les remettoit directement au Roi, qui n’en Étoient pas moins vues aprÈs par le ministre, avec lequel les ordres et les rÉponses Étoient concertÉs.

La vÉritÉ est pourtant que, quelque gÂtÉ que fÛt le Roi sur sa grandeur et sur son autoritÉ, qui avoit ÉtouffÉ toute autre considÉration en lui, il y avoit À gagner dans ses audiences, quand on pouvoit tant faire que de les obtenir, et qu’on savoit s’y conduire avec tout le respect qui Étoit dÛ À la royautÉ et À l’habitude. Outre ce que j’en ai su d’ailleurs, j’en puis parler par expÉrience. On a vu en leur temps ici que j’ai obtenu, et mÊme usurpÉ, et forcÉ le Roi fort en colÈre contre moi, et toujours sorti lui persuadÉ et content de moi, et le marquer aprÈs et À moi et À d’autres. Je puis donc aussi parler de ces audiences qu’on en avoit quelquefois par ma propre expÉrience.

LÀ, quelque prÉvenu qu’il fÛt, quelque mÉcontentement qu’il crÛt avoir lieu de sentir, il Écoutoit avec patience, avec bontÉ, avec envie de s’Éclaircir et de s’instruire; il n’interrompoit que pour y parvenir. On y dÉcouvroit un esprit d’ÉquitÉ et de desir de connoÎtre la vÉritÉ, et cela quoique en colÈre quelquefois, et cela jusqu’À la fin de sa vie. LÀ, tout se pouvoit dire, pourvu, encore une fois, que ce fÛt avec cet air de respect, de soumission, de dÉpendance, sans lequel on se seroit encore plus perdu que devant, mais avec lequel aussi, en disant vrai, on interrompoit le Roi À son tour, on lui nioit crÛment des faits qu’il rapportoit, on Élevoit le ton au-dessus du sien en lui parlant, et tout cela non-seulement sans qu’il le trouvÂt mauvais, mais se louant aprÈs de l’audience qu’il avoit donnÉe et de celui qui l’avoit eue, se dÉfaisant des prÉjugÉs qu’il avoit pris, ou des faussetÉs qu’on lui avoit imposÉes, et le marquant aprÈs par ses traitements. Aussi les ministres avoient-ils grand soin d’inspirer au Roi l’Éloignement d’en donner, À quoi ils rÉussirent comme dans tout le reste.

C’est ce qui rendoit les charges qui approchoient de la personne du Roi si considÉrables, et ceux qui les possÉdoient si considÉrÉs, et des ministres mÊmes, par la facilitÉ qu’ils avoient tous les jours de parler au Roi, seuls, sans l’effaroucher d’une audience qui Étoit toujours sue, et de l’obtenir sÛrement, et sans qu’on s’en aperÇÛt, quand ils en avoient besoin. Surtout les grandes entrÉes, par cette mÊme raison, Étoient le comble des grÂces, encore plus que de la distinction, et c’est ce qui, dans les grandes rÉcompenses des marÉchaux de Boufflers[51] et de Villars[52], les fit mettre de niveau À la pairie et À la survivance de leurs gouvernements À leurs enfants tout jeunes, dans le temps que le Roi n’en donnoit plus À personne.

C’est donc avec grande raison qu’on doit dÉplorer avec larmes l’horreur d’une Éducation uniquement dressÉe pour Étouffer l’esprit et le coeur de ce prince, le poison abominable de la flatterie la plus insigne, qui le dÉifia dans le sein mÊme du christianisme, et la cruelle politique de ses ministres, qui l’enferma, et qui pour leur grandeur, leur puissance et leur fortune l’enivrÈrent de son autoritÉ, de sa grandeur, de sa gloire jusqu’À le corrompre, et À Étouffer en lui, sinon toute la bontÉ, l’ÉquitÉ, le desir de connoÎtre la vÉritÉ, que Dieu lui avoit donnÉ, au moins l’ÉmoussÈrent presque entiÈrement, et empÊchÈrent au moins sans cesse qu’il fit aucun usage de ces vertus, dont son royaume et lui-mÊme furent les victimes.

De ces sources ÉtrangÈres et pestilentielles lui vint cet orgueil, que ce n’est point trop de dire que, sans la crainte du diable que Dieu lui laissa jusque dans ses plus grands dÉsordres, il se seroit fait adorer et auroit trouvÉ des adorateurs; tÉmoin entre autres ces monuments si outrÉs, pour en parler mÊme sobrement, sa statue de la place des Victoires[53], et sa paÏenne dÉdicace, oÙ j’Étois, oÙ il prit un plaisir si exquis; et de cet orgueil en tout le reste qui le perdit, dont on vient de voir tant d’effets funestes, et dont d’autres plus funestes encore se vont retrouver.

La cour fut un autre manÈge de la politique du despotisme. On vient de voir celle qui divisa, qui humilia, qui confondit les plus grands, celle qui Éleva les ministres au-dessus de tous, en autoritÉ et en puissance par-dessus les princes du sang, en grandeur mÊme par-dessus les gens de la premiÈre qualitÉ, aprÈs avoir totalement changÉ leur État. Il faut montrer les progrÈs en tous genres de la mÊme conduite dressÉe sur le mÊme point de vue.

Plusieurs choses contribuÈrent À tirer pour toujours la cour hors de Paris, et À la tenir sans interruption À la campagne[54]. Les troubles de la minoritÉ, dont cette ville fut le grand thÉÂtre, en avoient imprimÉ au Roi de l’aversion, et la persuasion encore que son sÉjour y Étoit dangereux, et que la rÉsidence de la cour ailleurs rendroit À Paris les cabales moins aisÉes par la distance des lieux, quelque peu ÉloignÉs qu’ils fussent, et en mÊme temps plus difficiles À cacher par les absences si aisÉes À remarquer. Il ne pouvoit pardonner À Paris sa sortie fugitive de cette ville la veille des Rois 16[49], ni de l’avoir rendue, malgrÉ lui, tÉmoin de ses larmes, À la premiÈre retraite de Mme de la ValliÈre. L’embarras des maÎtresses, et le danger de pousser de grands scandales au milieu d’une capitale si peuplÉe, et si remplie de tant de diffÉrents esprits, n’eut pas peu de part À l’en Éloigner. Il s’y trouvoit importunÉ de la foule du peuple À chaque fois qu’il sortoit, qu’il rentroit, qu’il paroissoit dans les rues; il ne l’Étoit pas moins d’une autre sorte de foule de gens de la ville, et qui n’Étoit pas pour l’aller chercher assidÛment plus loin. Des inquiÉtudes aussi, qui ne furent pas plus tÔt aperÇues que les plus familiers de ceux qui Étoient commis À sa garde, le vieux Noailles, M. de Lauzun, et quelques subalternes, firent leur cour de leur vigilance, et furent accusÉs de multiplier exprÈs de faux avis, qu’ils se faisoient donner pour avoir occasion de se faire valoir et d’avoir plus souvent des particuliers avec le Roi; le goÛt de la promenade et de la chasse, bien plus commodes À la campagne qu’À Paris, ÉloignÉ des forÊts et stÉrile en lieux de promenades; celui des bÂtiments qui vint aprÈs, et peu À peu toujours croissant, ne lui en permettoit pas l’amusement dans une ville oÙ il n’auroit pu Éviter d’y Être continuellement en spectacle; enfin l’idÉe de se rendre plus vÉnÉrable en se dÉrobant aux yeux de la multitude, et À l’habitude d’en Être vu tous les jours: toutes ces considÉrations fixÈrent le Roi À Saint-Germain bientÔt aprÈs la mort de la Reine sa mÈre[55].

Ce fut lÀ oÙ il commenÇa À attirer le monde par les fÊtes et les galanteries, et À faire sentir qu’il vouloit Être vu souvent.

L’amour de Mme de la ValliÈre, qui fut d’abord un mystÈre, donna lieu À de frÉquentes promenades À Versailles, petit chÂteau de cartes alors, bÂti par LouisXIII ennuyÉ, et sa suite encore plus, d’y avoir souvent couchÉ dans un mÉchant cabaret À rouliers et dans un moulin À vent, excÉdÉs de ses longues chasses dans la forÊt de Saint-LÉger et plus loin encore, loin alors de ces temps rÉservÉs À son fils oÙ les routes, la vitesse des chiens et le nombre gagÉ des piqueurs et des chasseurs À cheval a rendu les chasses si aisÉes et si courtes. Ce monarque ne couchoit jamais ou bien rarement À Versailles qu’une nuit, et par nÉcessitÉ; le Roi son fils pour Être plus en particulier avec sa maÎtresse, plaisirs inconnus au Juste, au hÉros digne fils de saint Louis, qui bÂtit ce petit Versailles.

Ces petites parties de LouisXIV y firent naÎtre peu À peu ces bÂtiments immenses qu’il y a faits; et leur commoditÉ pour une nombreuse cour, si diffÉrente des logements de Saint-Germain, y transporta tout À fait sa demeure peu de temps avant la mort de la Reine. Il y fit des logements infinis, qu’on lui faisoit sa cour de lui demander, au lieu qu’À Saint-Germain, presque tout le monde avoit l’incommoditÉ d’Être À la ville, et le peu qui Étoit logÉ au chÂteau y Étoit Étrangement À l’Étroit[56].

Les fÊtes frÉquentes, les promenades particuliÈres À Versailles, les voyages furent des moyens que le Roi saisit pour distinguer et pour mortifier en nommant les personnes qui À chaque fois en devoient Être, et pour tenir chacun assidu et attentif À lui plaire. Il sentoit qu’il n’avoit pas À beaucoup prÈs assez de grÂces À rÉpandre pour faire un effet continuel. Il en substitua donc aux vÉritables d’idÉales, par la jalousie, les petites prÉfÉrences qui se trouvoient tous les jours, et pour ainsi dire À tous moments, par son art. Les espÉrances que ces petites prÉfÉrences et ces distinctions faisoient naÎtre, et la considÉration qui s’en tiroit, personne ne fut plus ingÉnieux que lui À inventer sans cesse ces sortes de choses. Marly, dans la suite, lui fut en cela d’un plus grand usage, et Trianon oÙ tout le monde, À la vÉritÉ, pouvoit lui aller faire sa cour, mais oÙ les dames avoient l’honneur de manger avec lui, et oÙ À chaque repas elles Étoient choisies; le bougeoir qu’il faisoit tenir tous les soirs À son coucher par un courtisan qu’il vouloit distinguer, et toujours entre les plus qualifiÉs de ceux qui s’y trouvoient, qu’il nommoit tout haut au sortir de sa priÈre. Les justaucorps À brevet fut une autre de ces inventions. Il Étoit bleu doublÉ de rouge avec les parements et la veste rouge, brodÉs d’un dessin magnifique or et un peu d’argent, particulier À ces habits. Il n’y en avoit qu’un nombre, dont le Roi, sa famille, et les princes du sang Étoient; mais ceux-ci, comme le reste des courtisans, n’en avoient qu’À mesure qu’il en vaquoit. Les plus distinguÉs de la cour par eux-mÊmes ou par la faveur les demandoient au Roi, et c’Étoit une grÂce que d’en obtenir. Le secrÉtaire d’État ayant la maison du Roi en son dÉpartement[57] en expÉdioit un brevet, et nul d’eux n’Étoit À portÉe d’en avoir. Ils furent imaginÉs pour ceux, en trÈs petit nombre, qui avoient la libertÉ de suivre le Roi aux promenades de Saint-Germain À Versailles sans Être nommÉs, et depuis que cela cessa, ces habits ont cessÉ aussi de donner aucun privilÈge, exceptÉ celui d’Être portÉs quoique on fÛt en deuil de cour ou de famille, pourvu que le deuil ne fÛt pas grand ou qu’il fÛt sur ses fins, et dans les temps encore oÙ il Étoit dÉfendu de porter de l’or et de l’argent. Je ne l’ai jamais vu porter au Roi, À Monseigneur ni À Monsieur, mais trÈs souvent aux trois fils de Monseigneur et À tous les autres princes, et jusqu’À la mort du Roi, dÈs qu’il en vaquoit un, c’Étoit À qui l’auroit entre les gens de la cour les plus considÉrables, et si un jeune seigneur l’obtenoit c’Étoit une grande distinction. Les diffÉrentes adresses de cette nature qui se succÉdÈrent les unes aux autres, À mesure que le Roi avanÇa en Âge, et que les fÊtes changeoient ou diminuoient, et les attentions qu’il marquoit pour avoir toujours une cour nombreuse, on ne finiroit point À les expliquer.

Non-seulement il Étoit sensible À la prÉsence continuelle de ce qu’il y avoit de distinguÉ, mais il l’Étoit aussi aux Étages infÉrieurs. Il regardoit À droite et À gauche À son lever, À son coucher, À ses repas, en passant dans les appartements, dans ses jardins de Versailles, oÙ seulement les courtisans avoient la libertÉ de le suivre; il voyoit et remarquoit tout le monde; aucun ne lui Échappoit, jusqu’À ceux qui n’espÉroient pas mÊme Être vus. Il distinguoit trÈs bien en lui-mÊme les absences de ceux qui Étoient toujours À la cour, celles des passagers qui y venoient plus ou moins souvent; les causes gÉnÉrales ou particuliÈres de ces absences, il les combinoit, et ne perdoit pas la plus lÉgÈre occasion d’agir À leur Égard en consÉquence. C’Étoit un dÉmÉrite aux uns, et À tout ce qu’il y avoit de distinguÉ, de ne faire pas de la cour son sÉjour ordinaire, aux autres d’y venir rarement, et une disgrÂce sÛre pour qui n’y venoit jamais, ou comme jamais. Quand il s’agissoit de quelque chose pour eux: “Je ne le connois point,” rÉpondoit-il fiÈrement. Sur ceux qui se prÉsentoient rarement: “C’est un homme que je ne vois jamais”; et ces arrÊts-lÀ Étoient irrÉvocables. C’Étoit un autre crime de n’aller point À Fontainebleau, qu’il regardoit comme Versailles, et pour certaines gens de ne demander pas pour Marly, les uns toujours, les autres souvent, quoique sans dessein de les y mener, les uns toujours ni les autres souvent; mais si on Étoit sur le pied d’y aller toujours, il falloit une excuse valable pour s’en dispenser, hommes et femmes de mÊme. Surtout il ne pouvoit souffrir les gens qui se plaisoient À Paris. Il supportoit assez aisÉment ceux qui aimoient leur campagne, encore y falloit-il Être mesurÉ ou avoir pris ses prÉcautions avant d’y aller passer un temps un peu long.

Cela ne se bornoit pas aux personnes en charge, ou familiÈres, ou bien traitÉes, ni À celles que leur Âge ou leur reprÉsentation marquoit plus que les autres. La destination seule suffisoit dans les gens habituÉs À la cour. On a vu sur cela, en son lieu, l’attention qu’eut le Roi À un voyage que je fis À Rouen pour un procÈs, tout jeune que j’Étois, et À m’y faire Écrire de sa part par Pontchartrain[58] pour en savoir la raison.

LouisXIV s’Étudioit avec grand soin À Être bien informÉ de ce qui se passoit partout, dans les lieux publics, dans les maisons particuliÈres, dans le commerce du monde, dans le secret des familles et des liaisons. Les espions et les rapporteurs Étoient infinis. Il en avoit de toute espÈce: plusieurs qui ignoroient que leurs dÉlations allassent jusqu’À lui, d’autres qui le savoient, quelques-uns qui lui Écrivoient directement en faisant rendre leurs lettres par les voies qu’il leur avoit prescrites, et ces lettres-lÀ n’Étoient vues que de lui, et toujours avant toutes autres choses, quelques autres enfin qui lui parloient quelquefois secrÈtement dans ses cabinets, par les derriÈres. Ces voies inconnues rompirent le cou À une infinitÉ de gens de tous États, sans qu’ils en aient jamais pu dÉcouvrir la cause, souvent trÈs injustement, et le Roi, une fois prÉvenu, ne revenoit jamais, ou si rarement que rien ne l’Étoit davantage[59].

Il avoit encore un dÉfaut bien dangereux pour les autres, et souvent pour lui-mÊme par la privation de bons sujets. C’est que, encore qu’il eÛt la mÉmoire excellente et pour reconnoÎtre un homme du commun qu’il avoit vu une fois, au bout de vingt ans, et pour les choses qu’il avoit sues, et qu’il ne confondoit point, il n’Étoit pourtant pas possible qu’il se souvÎnt de tout, au nombre infini de ce qui chaque jour venoit À sa connoissance. S’il lui Étoit revenu quelque chose de quelqu’un qu’il eÛt oubliÉ de la sorte, il lui restoit imprimÉ qu’il y avoit quelque chose contre lui, et c’en Étoit assez pour l’exclure. Il ne cÉdoit point aux reprÉsentations d’un ministre, d’un gÉnÉral, de son confesseur mÊme, suivant l’espÈce de chose ou de gens dont il s’agissoit. Il rÉpondoit qu’il ne savoit plus ce qui lui en Étoit revenu, mais qu’il Étoit plus sÛr d’en prendre un autre dont il ne lui fÛt rien revenu du tout.

Ce fut À sa curiositÉ que les dangereuses fonctions du lieutenant de police furent redevables de leur Établissement[60]. Elles allÈrent depuis toujours croissant. Ces officiers ont tous ÉtÉ sous lui plus craints, plus mÉnagÉs, aussi considÉrÉs que les ministres, jusque par les ministres mÊmes, et il n’y avoit personne en France, sans en excepter les princes du sang, qui n’eÛt intÉrÊt de les mÉnager, et qui ne le fÎt. Outre les rapports sÉrieux qui lui revenoient par eux, il se divertissoit d’en apprendre toutes les galanteries et toutes les sottises de Paris. Pontchartrain, qui avoit Paris et la cour dans son dÉpartement, lui faisoit tellement sa cour par cette voie indigne, dont son pÈre Étoit outrÉ, qu’elle le soutint souvent auprÈs du Roi, et de l’aveu du Roi mÊme, contre de rudes atteintes auxquelles sans cela il auroit succombÉ, et on l’a su plus d’une fois par Mme de Maintenon, par Mme la duchesse de Bourgogne, par M. le comte de Toulouse, par les valets intÉrieurs.

Mais la plus cruelle de toutes les voies par laquelle le Roi fut instruit bien des annÉes avant qu’on s’en fut aperÇu, et par laquelle l’ignorance et l’imprudence de beaucoup de gens continua toujours encore de l’instruire, fut celle de l’ouverture des lettres. C’est ce qui donna tant de crÉdit aux Pajots et aux RouillÉs[61], qui en avoient la ferme, qu’on ne put jamais Ôter, ni les faire guÈre augmenter, par cette raison si longtemps inconnue, et qui s’y enrichirent si ÉnormÉment tous, aux dÉpens du public et du Roi mÊme.

On ne sauroit comprendre la promptitude et la dextÉritÉ de cette exÉcution. Le Roi voyoit l’extrait de toutes les lettres oÙ il y avoit des articles que les chefs de la poste, puis le ministre qui la gouvernoit, jugeoient devoir aller jusqu’À lui, et les lettres entiÈres quand elles en valoient la peine par leur tissu, ou par la considÉration de ceux qui Étoient en commerce. Par lÀ les gens principaux de la poste, maÎtres et commis, furent en État de supposer tout ce qu’il leur plut et À qui il leur plut; et comme peu de chose perdoit sans ressource, ils n’avoient pas besoin de forger ni de suivre une intrigue. Un mot de mÉpris sur le Roi ou sur le gouvernement, une raillerie, en un mot, un article de lettre spÉcieux et dÉtachÉ, noyoit sans ressource, sans perquisition aucune, et ce moyen Étoit continuellement entre leurs mains. Aussi À vrai et À faux est-il incroyable combien de gens de toutes les sortes en furent plus ou moins perdus. Le secret Étoit impÉnÉtrable, et jamais rien ne coÛta moins au Roi que de se taire profondÉment et de dissimuler de mÊme.

Ce dernier talent, il le poussa souvent jusqu’À la faussetÉ, mais avec cela jamais de mensonge, et il se piquoit de tenir parole. Aussi ne la donnoit-il presque jamais. Pour le secret d’autrui, il le gardoit aussi religieusement que le sien. Il Étoit mÊme flattÉ de certaines confessions et de certaines confidences et mÊme confiances; et il n’y avoit maÎtresse, ministre ni favori qui pÛt y donner atteinte, quand le secret les auroit mÊme regardÉs.

On a su, entre beaucoup d’autres, l’aventure fameuse d’une femme de nom, lequel a toujours ÉtÉ pleinement ignorÉ et jusqu’au soupÇon mÊme, qui sÉparÉe de lieu depuis un an d’avec son mari, se trouvant grosse et sur le point de le voir arriver de l’armÉe, À bout enfin de tous moyens, fit demander en grÂce au Roi une audience secrÈte, dont qui que ce soit ne pÛt s’apercevoir, pour l’affaire du monde la plus importante. Elle l’obtint. Elle se confia au Roi dans cet extrÊme besoin, et lui dit que c’Étoit comme au plus honnÊte homme de son royaume. Le Roi lui conseilla de profiter d’une si grande dÉtresse pour vivre plus sagement À l’avenir, et lui promit de retenir sur-le-champ son mari sur la frontiÈre, sous prÉtexte de son service, tant et si longtemps qu’il ne pÛt avoir aucun soupÇon, et de ne le laisser revenir sous aucun prÉtexte. En effet, il en donna l’ordre le jour mÊme À Louvois, et lui dÉfendit non-seulement tout congÉ, mais de souffrir qu’il s’absentÂt un seul jour du poste qu’il lui assignoit pour y commander tout l’hiver. L’officier, qui Étoit distinguÉ, et qui n’avoit rien moins que souhaitÉ, encore moins demandÉ, d’Être employÉ l’hiver sur la frontiÈre, et Louvois qui y avoit aussi peu pensÉ, furent Également surpris et fÂchÉs. Il n’en fallut pas moins obÉir À la lettre et sans demander pourquoi, et le Roi n’en a fait l’histoire que bien des annÉes aprÈs, et que lorsqu’il fut bien sÛr que les gens que cela regardoit ne se pouvoient plus dÉmÊler, comme en effet ils n’ont jamais pu l’Être, pas mÊme du soupÇon le plus vague ni le plus incertain.

Jamais personne ne donna de meilleure grÂce et n’augmenta tant par lÀ le prix de ses bienfaits. Jamais personne ne vendit mieux ses paroles, son souris mÊme, jusqu’À ses regards. Il rendit tout prÉcieux par le choix et la majestÉ, À quoi la raretÉ et la brÈvetÉ de ses paroles ajoutoit beaucoup. S’il les adressoit À quelqu’un, ou de question, ou de choses indiffÉrentes, toute l’assistance le regardoit; c’Étoit une distinction dont on s’entretenoit, et qui rendoit toujours une sorte de considÉration. Il en Étoit de mÊme de toutes les attentions et les distinctions, et des prÉfÉrences, qu’il donnoit dans leurs proportions. Jamais il ne lui Échappa de dire rien de dÉsobligeant À personne, et s’il avoit À reprendre, À rÉprimander ou À corriger, ce qui Étoit fort rare, c’Étoit toujours avec un air plus ou moins de bontÉ, presque jamais avec sÉcheresse, jamais avec colÈre, si on excepte l’unique aventure de Courtenvaux, qui a ÉtÉ racontÉe en son lieu[62], quoique il ne fÛt pas exempt de colÈre, quelquefois avec un air de sÉvÉritÉ.

Jamais homme si naturellement poli[63], ni d’une politesse si fort mesurÉe, si fort par degrÉs, ni qui distinguÂt mieux l’Âge, le mÉrite, le rang, et dans ses rÉponses, quand elles passoient le je verrai, et dans ses maniÈres. Ces Étages divers se marquoient exactement dans sa maniÈre de saluer et de recevoir les rÉvÉrences, lorsqu’on partoit ou qu’on arrivoit. Il Étoit admirable À recevoir diffÉremment les saluts À la tÊte des lignes À l’armÉe ou aux revues. Mais surtout pour les femmes rien n’Étoit pareil. Jamais il n’a passÉ devant la moindre coiffe sans soulever son chapeau, je dis aux femmes de chambre, et qu’il connoissoit pour telles, comme cela arrivoit souvent À Marly. Aux dames, il Ôtoit son chapeau tout À fait, mais de plus ou moins loin; aux gens titrÉs, À demi, et le tenoit en l’air ou À son oreille quelques instants plus ou moins marquÉs. Aux seigneurs, mais qui l’Étoient, il se contentoit de mettre la main au chapeau. Il l’Ôtoit comme aux dames pour les princes du sang. S’il abordoit des dames, il ne se couvrait qu’aprÈs les avoir quittÉes. Tout cela n’Étoit que dehors; car dans la maison il n’Étoit jamais couvert. Ses rÉvÉrences, plus ou moins marquÉes, mais toujours lÉgÈres, avoient une grÂce et une majestÉ incomparables, jusqu’À sa maniÈre de se soulever À demi À son souper pour chaque dame assise qui arrivoit, non pour aucune autre, ni pour les princes du sang; mais sur les fins cela le fatiguoit, quoique il ne l’ait jamais cessÉ, et les dames assises Évitoient d’entrer À son souper quand il Étoit commencÉ. C’Étoit encore avec la mÊme distinction qu’il recevoit le service de Monsieur, de M. le duc d’OrlÉans, des princes du sang; À ces derniers, il ne faisoit que marquer, À Monseigneur de mÊme, et À Messeigneurs ses fils par familiaritÉ; des grands officiers, avec un air de bontÉ et d’attention.

Si on lui faisoit attendre quelque chose À son habiller, c’Étoit toujours avec patience. Exact aux heures qu’il donnoit pour toute sa journÉe; une prÉcision nette et courte dans ses ordres. Si dans les vilains temps d’hiver qu’il ne pouvoit aller dehors, qu’il passÂt chez Mme de Maintenon un quart d’heure plus tÔt qu’il n’en avoit donnÉ l’ordre, ce qui ne lui arrivoit guÈres, et que le capitaine des gardes en quartier ne s’y trouvÂt pas, il ne manquoit point de lui dire aprÈs que c’Étoit sa faute À lui d’avoir prÉvenu l’heure, non celle du capitaine des gardes de l’avoir manquÉ. Aussi, avec cette rÈgle qui ne manquoit jamais, Étoit-il servi avec la derniÈre exactitude, et elle Étoit d’une commoditÉ infinie pour les courtisans[64].

Il traitoit bien ses valets, surtout les intÉrieurs. C’Étoit parmi eux qu’il se sentoit le plus À son aise, et qu’il se communiquoit le plus familiÈrement, surtout aux principaux. Leur amitiÉ et leur aversion a souvent eu de grands effets. Ils Étoient sans cesse À portÉe de rendre de bons et de mauvais offices; aussi faisoient-ils souvenir de ces puissants affranchis des empereurs romains, À qui le sÉnat et les grands de l’empire faisoient leur cour, et ployoient sous eux avec bassesse. Ceux-ci, dans tout ce rÈgne, ne furent ni moins comptÉs ni moins courtisÉs. Les ministres mÊme les plus puissants les mÉnageoient ouvertement, et les princes du sang, jusqu’aux bÂtards, sans parler de tout ce qui est infÉrieur, en usoient de mÊme. Les charges des premiers gentilshommes de la chambre furent plus qu’obscurcies par les premiers valets de chambre, et les grandes charges ne se soutinrent que dans la mesure que les valets de leur dÉpendance ou les petits officiers trÈs subalternes approchoient nÉcessairement plus ou moins du Roi. L’insolence aussi Étoit grande dans la plupart d’eux, et telle qu’il falloit savoir l’Éviter, ou la supporter avec patience.

Le Roi les soutenoit tous, et il racontoit quelquefois avec complaisance que, ayant dans sa jeunesse envoyÉ, pour je ne sais quoi, une lettre au duc de Montbazon[65], gouverneur de Paris, qui Étoit en une de ses maisons de campagne prÈs de cette ville, par un de ses valets de pied, il y arriva comme M. de Montbazon alloit se mettre À table, qu’il avoit forcÉ ce valet de pied de s’y mettre avec lui, et le conduisit, lorsqu’il le renvoya, jusque dans la cour, parce qu’il Étoit venu de la part du Roi.

Il ne manquoit guÈres aussi de demander À ses gentilshommes ordinaires, quand ils revenoient de sa part de faire des compliments de conjouissance ou de condolÉances aux gens titrÉs, hommes et femmes, mais À nuls autres, comment ils avoient ÉtÉ reÇus, et il auroit trouvÉ bien mauvais qu’on ne les eÛt pas fait asseoir, et conduits fort loin, les hommes au carrosse.

Rien n’Étoit pareil À lui aux revues, aux fÊtes, et partout oÙ un air de galanterie pouvoit avoir lieu par la prÉsence des dames. On l’a dÉjÀ dit, il l’avoit puisÉe À la cour de la Reine sa mÈre, et chez la comtesse de Soissons; la compagnie de ses maÎtresses l’y avoit accoutumÉ de plus en plus; mais toujours majestueuse, quoique quelquefois avec de la gaietÉ, et jamais devant le monde rien de dÉplacÉ ni d’hasardÉ; mais jusqu’au moindre geste, son marcher, son port, toute sa contenance, tout mesurÉ, tout dÉcent, noble, grand, majestueux, et toutefois trÈs naturel, À quoi l’habitude et l’avantage incomparable et unique de toute sa figure donnoit une grande facilitÉ. Aussi, dans les choses sÉrieuses, les audiences d’ambassadeurs, les cÉrÉmonies, jamais homme n’a tant imposÉ; et il falloit commencer par s’accoutumer À le voir, si en le haranguant on ne vouloit s’exposer À demeurer court. Ses rÉponses en ces occasions Étoient toujours courtes, justes, pleines, et trÈs rarement sans quelque chose d’obligeant, quelquefois mÊme de flatteur, quand le discours le mÉritoit. Le respect aussi qu’apportoit sa prÉsence, en quelque lieu qu’il fÛt, imposoit un silence, et jusqu’À une sorte de frayeur.

Il aimoit fort l’air et les exercices, tant qu’il en put faire. Il avoit excellÉ À la danse, au mail, À la paume. Il Étoit encore admirable À cheval À son Âge. Il aimoit À voir faire toutes ces choses avec grÂce et adresse. S’en bien ou mal acquitter devant lui Étoit mÉrite ou dÉmÉrite. Il disoit que, de ces choses qui n’Étoient point nÉcessaires, il ne s’en falloit pas mÊler si on ne les faisoit pas bien. Il aimoit fort À tirer, et il n’y avoit point de si bon tireur que lui, ni avec tant de grÂces. Il vouloit des chiennes couchantes excellentes; il en avoit toujours sept ou huit dans ses cabinets, et se plaisoit À leur donner lui-mÊme À manger pour s’en faire connoÎtre. Il aimoit fort aussi À courre le cerf, mais en calÈche, depuis qu’il s’Étoit cassÉ le bras en courant À Fontainebleau, aussitÔt aprÈs la mort de la Reine. Il Étoit seul dans une maniÈre de soufflet[66], tirÉ par quatre petits chevaux, À cinq ou six relais, et il menoit lui-mÊme À toute bride, avec une adresse et une justesse que n’avoient pas les meilleurs cochers, et toujours la mÊme grÂce À tout ce qu’il faisoit. Ses postillons Étoient des enfants depuis neuf ou dix ans jusqu’À quinze, et il les dirigeoit.

Il aima en tout la splendeur, la magnificence, la profusion. Ce goÛt il le tourna en maxime par politique, et l’inspira en tout À sa cour. C’Étoit lui plaire que de s’y jeter en tables, en habits, en Équipages, en bÂtiments, en jeu. C’Étoient des occasions pour qu’il parlÂt aux gens. Le fond Étoit qu’il tendoit et parvint par lÀ À Épuiser tout le monde en mettant le luxe en honneur, et pour certaines parties en nÉcessitÉ, et rÉduisit ainsi peu À peu tout le monde À dÉpendre entiÈrement de ses bienfaits pour subsister. Il y trouvoit encore la satisfaction de son orgueil par une cour superbe en tout, et par une plus grande confusion qui anÉantissoit de plus en plus les distinctions naturelles.

C’est une plaie qui, une fois introduite, est devenue le cancer intÉrieur qui ronge tous les particuliers—parce que de la cour il s’est promptement communiquÉ À Paris et dans les provinces et les armÉes, oÙ les gens en quelque place ne sont comptÉs qu’À proportion de leur table et de leur magnificence, depuis cette malheureuse introduction—qui ronge tous les particuliers, qui force ceux d’un État À pouvoir voler, À ne s’y pas Épargner pour la plupart, dans la nÉcessitÉ de soutenir leur dÉpense; et que la confusion des États, que l’orgueil, que jusqu’À la biensÉance entretiennent, qui par la folie du gros va toujours en augmentant, dont les suites sont infinies, et ne vont À rien moins qu’À la ruine et au renversement gÉnÉral.

Rien jusqu’À lui n’a jamais approchÉ du nombre et de la magnificence de ses Équipages de chasses et de toutes ses autres sortes d’Équipages. Ses bÂtiments, qui les pourroit nombrer? En mÊme temps, qui n’en dÉplorera pas l’orgueil, le caprice, le mauvais goÛt? Il abandonna Saint-Germain, et ne fit jamais À Paris ni ornement ni commoditÉ, que le pont Royal, par pure nÉcessitÉ, en quoi, avec son incomparable Étendue, elle est si infÉrieure À tant de villes dans toutes les parties de l’Europe.

Lorsqu’on fit la place de VendÔme, elle Étoit carrÉe. M. de Louvois en vit les quatre parements bÂtis. Son dessein Étoit d’y placer la BibliothÈque du Roi, les MÉdailles, le Balancier, toutes les acadÉmies, et le Grand Conseil, qui tient ses sÉances encore dans une maison qu’il loue. Le premier soin du Roi, le jour de la mort de Louvois, fut d’arrÊter ce travail, et de donner ses ordres pour faire couper À pans les angles de la place, en la diminuant d’autant, de n’y placer rien de ce qui y Étoit destinÉ, et de n’y faire que des maisons, ainsi qu’on la voit.

Saint-Germain, lieu unique pour rassembler les merveilles de la vue, l’immense plein pied d’une forÊt toute joignante, unique encore par la beautÉ de ses arbres, de son terrain, de sa situation, l’avantage et la facilitÉ des eaux de source sur cette ÉlÉvation, les agrÉments admirables des jardins, des hauteurs et des terrasses, qui les unes sur les autres se pouvoient si aisÉment conduire dans toute l’Étendue qu’on auroit voulu, les charmes et les commoditÉs de la Seine, enfin une ville toute faite, et que sa position entretenoit par elle-mÊme, il l’abandonna pour Versailles[67], le plus triste et le plus ingrat de tous les lieux, sans vue, sans bois, sans eau, sans terre, parce que tout y est sable mouvant ou marÉcage, sans air par consÉquent, qui n’y peut Être bon.

Il se plut À tyranniser la nature, À la dompter À force d’art et de trÉsors. Il y bÂtit tout l’un aprÈs l’autre, sans dessein gÉnÉral; le beau et le vilain furent cousus ensemble, le vaste et l’ÉtranglÉ. Son appartement et celui de la Reine y ont les derniÈres incommoditÉs, avec les vues de cabinets et de tout ce qui est derriÈre les plus obscures, les plus enfermÉes, les plus puantes. Les jardins, dont la magnificence Étonne, mais dont le plus lÉger usage rebute, sont d’aussi mauvais goÛt. On n’y est conduit dans la fraÎcheur de l’ombre que par une vaste zone torride, au bout de laquelle il n’y a plus, oÙ que ce soit, qu’À monter et À descendre; et avec la colline, qui est fort courte, se terminent les jardins. La recoupe y brÛle les pieds; mais sans cette recoupe on y enfoncerait ici dans les sables, et lÀ dans la plus noire fange. La violence qui y a ÉtÉ faite partout À la nature repousse et dÉgoÛte malgrÉ soi. L’abondance des eaux forcÉes et ramassÉes de toutes parts les rend vertes, Épaisses, bourbeuses; elles rÉpandent une humiditÉ malsaine et sensible, une odeur qui l’est encore plus. Leurs effets, qu’il faut pourtant beaucoup mÉnager, sont incomparables; mais de ce tout, il rÉsulte qu’on admire et qu’on fuit. Du cÔtÉ de la cour, l’ÉtranglÉ suffoque, et ces vastes ailes s’enfuient sans tenir À rien. Du cÔtÉ des jardins, on jouit de la beautÉ du tout ensemble; mais on croit voir un palais qui a ÉtÉ brÛlÉ, oÙ le dernier Étage et les toits manquent encore. La chapelle qui l’Écrase, parce que Mansart[68] vouloit engager le Roi À Élever le tout d’un Étage, a de partout la triste reprÉsentation d’un immense catafalque. La main-d’oeuvre y est exquise en tous genres, l’ordonnance nulle; tout y a ÉtÉ fait pour la tribune, parce que le Roi n’alloit guÈres en bas, et celles des cÔtÉs sont inaccessibles, par l’unique dÉfilÉ qui conduit À chacune. On ne finiroit point sur les dÉfauts monstrueux d’un palais si immense et si immensÉment cher, avec ses accompagnements, qui le sont encore davantage: orangerie, potagers, chenils, grande et petite Écuries pareilles, commun prodigieux; enfin une ville entiÈre oÙ il n’y avoit qu’un trÈs misÉrable cabaret, un moulin À vent, et ce petit chÂteau de carte que LouisXIII y avoit fait pour n’y plus coucher sur la paille, qui n’Étoit que la contenance Étroite et basse autour de la cour de Marbre, qui en faisoit la cour, et dont le bÂtiment du fond n’avoit que deux courtes et petites ailes. Mon pÈre l’a vu, et y a couchÉ maintes fois. Encore ce Versailles de Louis XIV, ce chef-d’oeuvre si ruineux et de si mauvais goÛt, et oÙ les changements entiers des bassins et de bosquets ont enterrÉ tant d’or qui ne peut paroÎtre, n’a-t-il pu Être achevÉ.

Parmi tant de salons entassÉs l’un sur l’autre, il n’y a ni salle de comÉdie, ni salle À banquets, ni de bal; et devant et derriÈre il reste beaucoup À faire. Les parcs et les avenues, tous en plants, ne peuvent venir. En gibier, il faut y en jeter sans cesse; en rigoles de quatre et cinq lieues de cours, elles sont sans nombre; en murailles enfin, qui par leur immense contour enferment comme une petite province du plus triste et du plus vilain pays du monde.

Trianon, dans ce mÊme parc, et À la porte de Versailles, d’abord maison de porcelaine À aller faire des collations, agrandie aprÈs pour y pouvoir coucher, enfin palais de marbre, de jaspe et de porphyre, avec des jardins dÉlicieux; la MÉnagerie vis-À-vis, de l’autre cÔtÉ de la croisÉe du canal de Versailles, toute de riens exquis, et garnie de toutes sortes d’espÈces de bÊtes À deux et À quatre pieds les plus rares; enfin Clagny[69], bÂti pour Mme de Montespan en son propre, passÉ au duc du Maine, au bout de Versailles, chÂteau superbe avec ses eaux, ses jardins, son parc; des aqueducs dignes des Romains de tous les cÔtÉs; l’Asie ni l’antiquitÉ n’offrent rien de si vaste, de si multipliÉ, de si travaillÉ, de si superbe, de si rempli de monuments les plus rares de tous les siÈcles, en marbres les plus exquis de toutes les sortes, en bronzes, en peintures, en sculptures, ni de si achevÉ des derniers.

Mais l’eau manquoit quoi qu’on pÛt faire, et ces merveilles de l’art en fontaines tarissoient, comme elles font encore À tous moments, malgrÉ la prÉvoyance de ces mers de rÉservoirs qui avoient coÛtÉ tant de millions À Établir et À conduire sur le sable mouvant et sur la fange. Qui l’auroit cru? ce dÉfaut devint la ruine de l’infanterie. Mme de Maintenon rÉgnoit; on parlera d’elle À son tour. M. de Louvois alors Étoit bien avec elle; on jouissoit de la paix. Il imagina de dÉtourner la riviÈre d’Eure entre Chartres et Maintenon, et de la faire venir toute entiÈre À Versailles. Qui pourra dire l’or et les hommes que la tentative obstinÉe en coÛta pendant plusieurs annÉes, jusque-lÀ qu’il fut dÉfendu, sous les plus grandes peines, dans le camp qu’on y avoit Établi, et qu’on y tint trÈs longtemps, d’y parler des malades, surtout des morts, que le rude travail et plus encore l’exhalaison de tant de terres remuÉes tuoient[70]? Combien d’autres furent des annÉes À se rÉtablir de cette contagion! combien n’en ont pu reprendre leur santÉ pendant le reste de leur vie! Et toutefois, non-seulement les officiers particuliers, mais les colonels, les brigadiers, et ce qu’on y employa d’officiers gÉnÉraux, n’avoient pas, quels qu’ils fussent, la libertÉ de s’en absenter un quart d’heure, ni de manquer eux-mÊmes un quart d’heure de service sur les travaux. La guerre enfin les interrompit en 1688, sans qu’ils aient ÉtÉ repris depuis; il n’en est restÉ que d’informes monuments, qui Éterniseront cette cruelle folie[71].

A la fin, le Roi, lassÉ du beau et de la foule, se persuada qu’il vouloit quelquefois du petit et de la solitude. Il chercha autour de Versailles de quoi satisfaire ce nouveau goÛt. Il visita plusieurs endroits; il parcourut les coteaux qui dÉcouvrent Saint-Germain et cette vaste plaine qui est au bas, oÙ la Seine serpente et arrose tant de gros lieux et de richesses en quittant Paris. On le pressa de s’arrÊter À Lucienne, oÙ Cavoye eut depuis une maison dont la vue est enchantÉe; mais il rÉpondit que cette heureuse situation le ruineroit, et que, comme il vouloit un rien, il vouloit aussi une situation qui ne lui permÎt pas de songer À y rien faire.

Il trouva derriÈre Lucienne un vallon Étroit, profond, À bords escarpÉs, inaccessible par ses marÉcages, sans aucune vue, enfermÉ de collines de toutes parts, extrÊmement À l’Étroit, avec un mÉchant village sur le penchant d’une de ces collines qui s’appeloit Marly. Cette clÔture sans vue, ni moyen d’en avoir, fit tout son mÉrite; l’Étroit du vallon oÙ on ne se pouvoit Étendre y en ajouta beaucoup. Il crut choisir un ministre, un favori, un gÉnÉral d’armÉe. Ce fut un grand travail que dessÉcher ce cloaque de tous les environs que y jetoient toutes leurs voiries, et d’y rapporter des terres. L’ermitage fut fait. Ce n’Étoit que pour y coucher trois nuits, du mercredi au samedi, deux ou trois fois l’annÉe, avec une douzaine au plus de courtisans en charges les plus indispensables.

Peu À peu l’ermitage fut augmentÉ; d’accroissement en accroissement, les collines taillÉes pour faire place et y bÂtir, et celle du bout largement emportÉe pour donner au moins une ÉchappÉe de vue fort imparfaite. Enfin, en bÂtiments, en jardins, en eaux, en aqueducs, en ce qu’est si connu et si curieux sous le nom de machine de Marly[72], en parcs, en forÊt ornÉe et renfermÉe, en statues, en meubles prÉcieux, Marly est devenu ce qu’on le voit encore, tout dÉpouillÉ qu’il est depuis la mort du Roi: en forÊts toutes venues et touffues qu’on y a apportÉes en grands arbres de CompiÈgne, et de bien plus loin sans cesse, dont plus des trois quarts mouroient, et qu’on remplaÇoit aussitÔt; en vastes espaces de bois Épais et d’allÉes obscures, subitement changÉes en immenses piÈces d’eau oÙ on se promenoit en gondoles, puis remises en forÊts À n’y pas voir le jour dÈs le moment qu’on les plantoit, je parle de ce que j’ai vu en six semaines; en bassins changÉs cent fois; en cascades de mÊme À figures successives et toutes diffÉrentes; en sÉjours de carpes ornÉs de dorures et de peintures les plus exquises, À peine achevÉes, rechangÉes et rÉtablies autrement par les mÊmes maÎtres, et cela une infinitÉ de fois; cette prodigieuse machine, dont on vient de parler, avec ses immenses aqueducs, ses conduites et ses rÉservoirs monstrueux uniquement consacrÉe À Marly sans plus porter d’eau À Versailles; c’est peu de dire que Versailles tel qu’on l’a vu n’a pas coÛtÉ Marly.

Que si on y ajoute les dÉpenses de ces continuels voyages, qui devinrent enfin au moins Égaux aux sÉjours de Versailles, souvent presque aussi nombreux, et tout À la fin de la vie du Roi le sÉjour le plus ordinaire, on ne dira point trop sur Marly seul en comptant par milliards.

Telle fut la fortune d’un repaire de serpents et de charognes, de crapauds et de grenouilles, uniquement choisi pour n’y pouvoir dÉpenser. Tel fut le mauvais goÛt du Roi en toutes choses, et ce plaisir superbe de forcer la nature, que ni la guerre la plus pesante, ni la dÉvotion ne put Émousser.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                           

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