Ce fut un prince À qui on ne peut refuser beaucoup de bon, mÊme de grand, en qui on ne peut mÉconnoÎtre plus de petit et de mauvais, duquel il n’est pas possible de discerner ce qui Étoit de lui ou empruntÉ, et dans l’un et dans l’autre rien de plus rare que des Écrivains qui en aient ÉtÉ bien informÉs, rien de plus difficile À rencontrer que des gens qui l’aient connu par eux-mÊmes et par expÉrience et capables d’en Écrire, en mÊme temps assez maÎtres d’eux-mÊmes pour en parler sans haine ou sans flatterie, de n’en rien dire que dictÉ par la vÉritÉ nue en bien et en mal. Pour la premiÈre partie on peut ici compter sur elle; pour l’autre on tÂchera d’y atteindre en suspendant de bonne foi toute passion. Il ne faut point parler ici de ses premiÈres annÉes. Roi presque en naissant, ÉtouffÉ par la politique d’une mÈre qui vouloit gouverner, plus encore par le vif intÉrÊt d’un pernicieux ministre, qui hasarda mille fois l’État pour son unique grandeur, et asservi sous ce joug tant que vÉcut ce premier ministre, c’est autant de retranchÉ sur le rÈgne de ce monarque. Toutefois il pointoit sous ce joug. Il sentit l’amour, il comprenoit l’oisivetÉ comme l’ennemie de la gloire; il avoit essayÉ de foibles parties de main vers l’un et vers l’autre; il eut assez de sentiment pour se croire dÉlivrÉ À la mort de Mazarin, s’il n’eut pas assez de force pour se dÉlivrer plus tÔt. C’est mÊme un des NÉ avec un esprit au-dessous du mÉdiocre[15], mais un esprit capable de se former, de se limer, de se raffiner, d’emprunter d’autrui sans imitation et sans gÊne, il profita infiniment d’avoir toute sa vie vÉcu avec les personnes du monde qui toutes en avoient le plus, et des plus diffÉrentes sortes, en hommes et en femmes de tout Âge, de tout genre et de tous personnages. S’il faut parler ainsi d’un roi de vingt-trois ans, sa premiÈre entrÉe dans le monde fut heureuse en esprits distinguÉs de toute espÈce. Ses ministres au dedans et au dehors Étoient alors les plus forts de l’Europe, ses gÉnÉraux les plus grands, leurs seconds les meilleurs, et qui sont devenus des capitaines en leur École, et leurs noms aux uns et aux autres ont passÉ comme tels À la postÉritÉ d’un consentement unanime. Les mouvements dont l’État avoit ÉtÉ si furieusement agitÉ au dedans et au dehors, depuis la mort de LouisXIII, avoient formÉ quantitÉ d’hommes qui composoient une cour d’habiles et d’illustres personnages et de courtisans raffinÉs. La maison de la comtesse de Soissons[16], qui, comme surintendante de la maison de la Reine, logeoit À Paris aux Tuileries, oÙ Étoit la cour, qui y rÉgnoit par un reste de la splendeur du feu cardinal Mazarin, son oncle, et plus encore par son esprit et son adresse, en Étoit devenue le centre, mais fort choisi. C’Étoit oÙ se rendoit tous les Les intrigues et les aventures que, tout roi qu’il Étoit, il essuya dans ce tourbillon de la comtesse de Soissons, lui firent des impressions qui devinrent funestes, pour avoir ÉtÉ plus fortes que lui. L’esprit, la noblesse de sentiments, se sentir, se respecter, avoir le coeur haut, Être instruit, tout cela lui devint suspect, et bientÔt haÏssable. Plus il avanÇa en Âge, plus il se confirma dans La prÉsÉance solennellement cÉdÉe par l’Espagne, et la satisfaction entiÈre qu’elle fit de l’insulte faite À cette occasion par le baron de Vatteville au comte depuis marÉchal d’Estrades, ambassadeurs des deux couronnes À Londres[18], et l’Éclatante raison tirÉe de l’insulte faite au duc de Crequy, ambassadeur de France, par le gouverneur de Rome, par les parents du Pape et par les Corses de sa garde, furent les prÉmices de ce rÈgne par soi-mÊme[19]. Tout Étoit florissant dans l’État, tout y Étoit riche. Colbert avoit mis les finances, la marine, le commerce, les manufactures, les lettres mÊme, au plus haut point; et ce siÈcle, semblable À celui d’Auguste, produisoit À l’envi des hommes illustres en tout genre, jusqu’À ceux mÊmes qui ne sont bons que pour les plaisirs. Le Tellier et Louvois son fils, qui avoient le dÉpartement de la guerre, frÉmissoient des succÈs et du crÉdit de Colbert, et n’eurent pas de peine À mettre en tÊte au Roi une guerre nouvelle, dont les succÈs causÈrent une telle frayeur À l’Europe que la France ne l’en a pu remettre, et que, aprÈs y avoir pensÉ succomber longtemps depuis, elle en sentira longtemps le poids et les malheurs. Telle fut la vÉritable cause de cette fameuse guerre de Hollande À laquelle le Roi se laissa pousser, et que son amour pour Mme de Montespan rendit si funeste À son État et À sa gloire. Tout conquis, tout pris, et Amsterdam prÊte À lui envoyer ses clefs, le Roi cÈde À son impatience, quitte l’armÉe, vole À Versailles, et dÉtruit en un instant tout le succÈs de ses armes. Il rÉpara cette flÉtrissure par une seconde conquÊte de la Franche-ComtÉ, en personne, qui pour cette fois est demeurÉe À la France. En 1676, le Roi retourna en Flandres, prit CondÉ; et Monsieur Bouchain. Les armÉes du Roi et du prince d’Orange s’approchÈrent si prÈs et si subitement qu’elles Le lendemain, et c’est de M. le marÉchal de Lorges que je le tiens, qui Étoit la vÉritÉ mÊme, et À qui je l’ai ouÏ raconter plus d’une fois et jamais sans dÉpit, le lendemain, dis-je, il eut occasion d’envoyer un trompette aux ennemis qui se retiroient. Ils le gardÈrent un jour ou deux en leur armÉe. Le prince d’Orange le voulut voir, et le questionna fort sur ce qui avoit empÊchÉ le Roi de l’attaquer, se trouvant le plus fort, les deux armÉes en vue si fort l’une de l’autre, et en rase campagne, sans quoi que ce soit entre-deux. AprÈs l’avoir fait causer devant tout le monde, il lui dit avec un sourire malin, pour montrer qu’il Étoit tÔt averti, et pour faire dÉpit au Roi, qu’il ne manquÂt pas de dire au marÉchal de Lorges qu’il avoit grand’raison d’avoir voulu, et si opiniÂtrÉment soutenu la bataille; que jamais lui ne l’avoit manquÉ si belle, ni ÉtÉ si aise que de s’Être vu hors de portÉe de la recevoir; qu’il Étoit battu sans ressource et sans le pouvoir Éviter s’il avoit ÉtÉ attaquÉ, dont il se mit en peu de mots À dÉduire les raisons. Le trompette, tout glorieux d’avoir eu avec le prince d’Orange un si long et si curieux entretien, le dÉbita non-seulement À M. le marÉchal de Lorges, mais au Roi, qui À la chaude le voulut voir, et de lÀ aux marÉchaux, aux gÉnÉraux et À qui le voulut entendre, et augmenta ainsi le dÉpit de l’armÉe et en fit un grand À Louvois. Cette faute, et ce genre de faute, ne fit que trop L’annÉe suivante, il retourna en Flandres, il prit Cambray, et Monsieur fit cependant le siÈge de Saint-Omer. Il fut au-devant du prince d’Orange qui venoit secourir la place, lui donna bataille prÈs de Cassel[26] et remporta une victoire complÈte, prit tout de suite Saint-Omer, puis alla rejoindre le Roi. Ce contraste fut si sensible au monarque que jamais depuis il ne donna d’armÉe À commander À Monsieur. Tout l’extÉrieur fut parfaitement gardÉ; mais dÈs ce moment la rÉsolution fut prise, et toujours depuis bien tenue. L’annÉe d’aprÈs le Roi fit en personne le siÈge de Gand[27], dont le projet et l’exÉcution fut le chef-d’oeuvre de Louvois. La paix de NimÈgue[28] mit fin cette annÉe À la guerre avec la Hollande, l’Espagne, etc.; et au commencement de l’annÉe suivante, avec l’Empereur et l’Empire. L’AmÉrique, l’Afrique, l’Archipel, la Sicile ressentirent vivement la puissance de la France; et en 1684 Luxembourg fut le prix des retardements des Espagnols À satisfaire À toutes les conditions de la paix. GÊnes bombardÉe se vit forcÉe À venir demander la paix par son doge en personne accompagnÉ de quatre sÉnateurs, au commencement de l’annÉe suivante. Depuis, jusqu’en 1688, le temps se passa dans le cabinet, moins en fÊtes qu’en dÉvotion et en contrainte. Ici finit l’apogÉe de ce rÈgne, et ce comble de gloire et de prospÉritÉ. Les grands capitaines, les grands ministres au dedans et au dehors n’Étoient plus; mais il en restoit les ÉlÈves. Nous en allons voir le second Âge, qui ne rÉpondra guÈre au premier, mais qui en tout fut encore plus diffÉrent du dernier. Le lendemain il trouve le Nostre[30], bon architecte, mais fameux par le goÛt des jardins, qu’il a commencÉ À introduire en France, et dont il a portÉ la perfection au plus haut point. Le Roi lui demanda s’il avoit ÉtÉ À Trianon. Il rÉpondit que non. Le Roi lui expliqua ce qui l’avoit choquÉ, et lui dit d’y aller. Le lendemain mÊme question, mÊme rÉponse; le jour d’aprÈs autant. Le Roi vit bien qu’il n’osoit s’exposer À trouver qu’il eÛt tort, ou À blÂmer Louvois. Il se fÂcha, et lui ordonna de se trouver le lendemain À Trianon lorsqu’il y iroit, et oÙ il feroit trouver Louvois aussi. Il n’y eut plus moyen de reculer. Le Roi les trouva le lendemain tous deux À Trianon. Il y fut d’abord question de la fenÊtre. Louvois disputa; le NÔtre ne disoit mot. Enfin le Roi lui ordonna d’aligner, de mesurer, et de dire aprÈs ce qu’il auroit trouvÉ. Tandis qu’il y travailloit, Louvois, en furie de cette vÉrification, grondoit tout haut, et soutenoit avec aigreur que cette Louvois, outrÉ de la sortie, et de ce que courtisans, ouvriers et valets en avoient ÉtÉ tÉmoins, arrive chez lui furieux. Il y trouva Saint-Pouange, Villacerf, le chevalier de Nogent, les deux Tilladets, quelques autres fÉaux intimes, qui furent bien alarmÉs de le voir en cet État. “C’en est fait, leur dit-il; je suis perdu avec le Roi, À la faÇon dont il vient de me traiter pour une fenÊtre. Je n’ai de ressource qu’une guerre qui le dÉtourne de ses bÂtiments et qui me rende nÉcessaire, et par...! il l’aura.” En effet, peu de mois aprÈs il tint parole, et malgrÉ le Roi et les autres puissances, il la rendit gÉnÉrale. Elle ruina la France au dedans, ne l’Étendit point au dehors, malgrÉ la prospÉritÉ de ses armes, et produisit au contraire des ÉvÉnements honteux. Celui de tous qui porta le plus À plomb sur le Roi fut sa derniÈre campagne, qui ne dura pas un mois. Il avoit en Flandres deux armÉes formidables, supÉrieures du double au moins À celle de l’ennemi, qui n’en avoit qu’une. Le prince d’Orange Étoit campÉ À l’abbaye de Parc, le Roi n’en Étoit qu’À une lieue, et M. de Luxembourg avec l’autre armÉe À une demi-lieue de celle du Roi, et rien entre les trois armÉes. Le prince d’Orange se trouvoit tellement enfermÉ qu’il s’estimoit sans ressource dans les retranchements qu’il fit relever À la hÂte autour de son camp, et si perdu qu’il le manda À Vaudemont[31], son ami On Étoit aux premiers jours de juin, et que ne promettoit pas une telle victoire au commencement d’une campagne! Aussi l’Étonnement fut-il extrÊme et gÉnÉral dans toutes les trois armÉes lorsqu’on y apprit que le Roi se retiroit, et faisoit deux gros dÉtachements de presque toute l’armÉe qu’il commandoit en personne: un pour l’Italie, l’autre pour l’Allemagne sous Monseigneur. M. de Luxembourg, qu’il manda le matin de la veille de son dÉpart pour lui apprendre ces nouvelles dispositions, se jeta À genoux, et tint les siens longtemps embrassÉs pour l’en dÉtourner, et pour lui remontrer la facilitÉ, la certitude et la grandeur du succÈs en attaquant le prince d’Orange. Il ne rÉussit qu’À importuner d’autant plus sensiblement qu’il n’y eut pas un mot À lui opposer. Ce fut une consternation dans les deux armÉes qui ne se peut reprÉsenter. On a vu que j’y Étois. Jusqu’aux courtisans, si aises d’ordinaire de retourner chez eux, ne purent contenir leur douleur. Elle Éclata partout aussi librement que la surprise, et À l’une et À l’autre succÉdÈrent de fÂcheux raisonnements. Le Roi partit le lendemain pour aller rejoindre Mme de Maintenon et les dames, et retourner avec elles À Versailles[32], pour ne plus revoir la frontiÈre ni d’armÉes que pour le plaisir et en temps de paix. La victoire de Neerwinden[33], que M. de Luxembourg remporta six semaines aprÈs sur le prince d’Orange, que la nature, prodigieusement aidÉe de l’art en une seule Pour achever ceci tout À la fois, on sut que le prince d’Orange, averti du dÉpart du Roi, avoit mandÉ À Vaudemont qu’il en avoit l’avis d’une main toujours bien avertie, et qui ne lui en avoit jamais donnÉ de faux, mais que pour celui-lÀ il ne pouvoit y ajouter foi, ni se livrer À l’espÉrance, et par un second courrier, que l’avis Étoit vrai, que le Roi partoit, que c’Étoit À son esprit de vertige et d’aveuglement qu’il devoit uniquement une si inespÉrÉe dÉlivrance. Le rare est que Vaudemont, Établi longtemps depuis en notre cour, l’a souvent contÉ À ses amis, mÊme À ses compagnies, et jusque dans le salon de Marly. La paix qui suivit cette guerre, et aprÈs laquelle le Roi et l’État aux abois soupiroient depuis longtemps, fut honteuse. Il fallut en passer par oÙ M. de Savoie[34] voulut, pour le dÉtacher de ses alliÉs, et reconnoÎtre enfin le prince d’Orange pour roi d’Angleterre, aprÈs une si longue suite d’efforts, de haine et de mÉpris personnels, et recevoir encore Portland[35], son ambassadeur, comme une espÈce de divinitÉ. Notre prÉcipitation nous coÛta Luxembourg, et l’ignorance militaire de nos plÉnipotentiaires, qui ne fut point ÉclairÉe du cabinet, donna aux ennemis de grands avantages pour former leur frontiÈre. Telle fut la paix de Ryswick conclue en septembre 1697. Le repos des armes ne fut guÈre que de trois ans, et on sentit cependant toute la douleur des restitutions de pays et de places que nous avions conquis, avec le poids de Le troisiÈme s’ouvrit par un comble de gloire et de prospÉritÉ inouÏe. Le temps en fut momentanÉ. Il enivra et prÉpara d’Étranges malheurs, dont l’issue a ÉtÉ une espÈce de miracle. D’autres sortes de malheurs accompagnÈrent et conduisirent le Roi au tombeau, heureux s’il n’eÛt survÉcu que de peu de mois l’avÉnement de son petit-fils À la totalitÉ de la monarchie d’Espagne, dont il fut d’abord en possession sans coup fÉrir. Cette derniÈre Époque est encore si proche de ce temps qu’il n’y a pas lieu de s’y Étendre. Mais ce peu qui a ÉtÉ retracÉ du rÈgne du feu Roi Étoit nÉcessaire pour mieux faire entendre ce qu’on va dire de sa personne, en se souvenant toutefois de ce qui s’en trouve Épars dans ces MÉmoires, et ne se dÉgoÛtant pas s’il s’y en trouve de redites, nÉcessaires pour mieux rassembler et former un tout. Il faut encore le dire. L’esprit du Roi Étoit au-dessous du mÉdiocre, mais trÈs capable de se former. Il aima la gloire, il voulut l’ordre et la rÈgle. Il Étoit nÉ sage, modÉrÉ, secret, maÎtre de ses mouvements et de sa langue; le croira-t-on? il Étoit nÉ bon et juste, et Dieu lui en avoit donnÉ assez pour Être un bon roi, et peut-Être mÊme un assez grand roi. Tout le mal lui vint d’ailleurs. Sa premiÈre Éducation fut tellement abandonnÉe, que personne n’osoit approcher de son appartement. On lui a souvent ouÏ parler de ces temps avec amertume, jusque-lÀ qu’il racontoit qu’on le trouva un soir tombÉ dans le bassin du jardin du Palais-Royal À Paris, oÙ la cour demeuroit alors. Dans la suite, sa dÉpendance fut extrÊme. A peine lui apprit-on À lire et À Écrire, et il demeura tellement ignorant que les choses le plus connues d’histoire, d’ÉvÉnements, de fortunes, de conduites, de naissance, de lois, il n’en sut jamais un mot[36]. Il tomba, par ce dÉfaut M. de la Feuillade plaignant exprÈs devant lui le marquis de Renel, qui fut tuÉ depuis lieutenant gÉnÉral et mestre de camp gÉnÉral de la cavalerie, de n’avoir pas ÉtÉ chevalier de l’ordre en 1661, le Roi passa, puis dit avec mÉcontentement qu’il falloit aussi se rendre justice. Renel Étoit Clermont Gallerande ou d’Amboise, et le Roi, qui depuis n’a ÉtÉ rien moins que dÉlicat lÀ-dessus, le croyoit un homme de fortune. De cette mÊme maison Étoit Montglat, maÎtre de sa garde-robe, qu’il traitoit bien et qu’il fit chevalier de l’ordre en 1661, qui a laissÉ de trÈs bons MÉmoires[37]. Montglat avoit ÉpousÉ la fille du fils du chancelier de Cheverny. Leur fils unique porta toute sa vie le nom de Cheverny[38], dont il avoit la terre[39]. Il passa sa vie À la cour, et j’en ai parlÉ quelquefois, ou dans les emplois Étrangers. Ce nom de Cheverny trompa le Roi; il le crut peu de chose; il n’avoit point de charge, et ne put Être chevalier de l’ordre. Le hasard dÉtrompa le Roi À la fin de sa vie. Saint-HÉrem[40] [qui] avoit passÉ la sienne grand louvetier, puis gouverneur et capitaine de Fontainebleau, ne put Être chevalier de l’ordre. Le Roi, qui le savoit beau-frÈre de Courtin, conseiller d’État, qu’il connoissoit, le crut par lÀ fort peu de chose. Il Étoit Montmorin, et le Roi ne le sut que fort tard par M. de la Rochefoucauld[41]. Encore lui fallut-il expliquer quelles Étoient ces maisons, que leur nom ne lui apprenoit pas. Il sembleroit À cela que le Roi auroit aimÉ la grande noblesse, et ne lui en vouloit pas Égaler d’autres; rien Ses ministres, ses gÉnÉraux, ses maÎtresses, ses courtisans s’aperÇurent, bientÔt aprÈs qu’il fut le maÎtre, de son foible plutÔt que de son goÛt pour la gloire. Ils le louÈrent À l’envi et le gÂtÈrent. Les louanges, disons mieux, la flatterie lui plaisoit À tel point, que les plus grossiÈres Étoient bien reÇues, les plus basses encore mieux savourÉes. Ce n’Étoit que par lÀ qu’on s’approchoit de lui, et ceux qu’il aima n’en furent redevables qu’À heureusement rencontrer, et À ne se jamais lasser en ce genre. C’est ce qui donna tant d’autoritÉ À ses ministres, par les occasions continuelles qu’ils avoient de l’encenser, surtout de lui attribuer toutes choses, et de les avoir apprises de lui. La souplesse, la bassesse, l’air admirant, dÉpendant, rampant, plus que tout l’air de nÉant sinon par lui, Étoient les uniques voies de lui plaire. Pour peu qu’on s’en ÉcartÂt on n’y revenoit plus, et c’est ce qui acheva la ruine de Louvois. Ce poison ne fit que s’Étendre. Il parvint jusqu’À un comble incroyable dans un prince qui n’Étoit pas dÉpourvu d’esprit et qui avoit de l’expÉrience. Lui-mÊme, sans avoir ni voix ni musique[42], chantoit dans ses particuliers les endroits les plus À sa louange des prologues des opÉras. On l’y voyoit baignÉ, et jusqu’À ses soupers publics au grand couvert, oÙ il y avoit quelquefois des violons, il chantonnoit entre ses dents les mÊmes louanges quand on jouoit les airs qui Étoient faits dessus. De lÀ ce desir de gloire qui l’arrachoit par intervalles À l’amour; de lÀ cette facilitÉ À Louvois de l’engager en de Son esprit, naturellement portÉ au petit, se plut en toutes sortes de dÉtails. Il entra sans cesse dans les derniers sur les troupes: habillements, armements, Évolutions, exercices, discipline, en un mot, toutes sortes de bas dÉtails. Il ne s’en occupoit pas moins sur ses bÂtiments, sa maison civile, ses extraordinaires de bouche; il croyoit toujours apprendre quelque chose À ceux qui en ces genres-lÀ en savoient le plus, qui de leur part recevoient en novices des leÇons qu’ils savoient par coeur il y avoit longtemps. Ces pertes de temps, qui paroissoient au Roi avec tout le mÉrite d’une application continuelle, Étoient La vanitÉ et l’orgueil, qui vont toujours croissant, qu’on nourrissoit et qu’on augmentoit en lui sans cesse, sans mÊme qu’il s’en aperÇut, et jusque dans les chaires par les prÉdicateurs en sa prÉsence, devinrent la base de l’exaltation de ses ministres par-dessus toute autre grandeur. Il se persuadoit par leur adresse que la leur n’Étoit que la sienne, qui, au comble en lui, ne se pouvoit plus mesurer, tandis qu’en eux elle l’augmentoit d’une maniÈre sensible, puisqu’ils n’Étoient rien par eux-mÊmes, et utile en rendant plus respectables les organes de ses commandements qui les faisoient mieux obÉir. De lÀ les secrÉtaires d’État et les ministres successivement À quitter le manteau, puis le rabat, aprÈs l’habit noir, ensuite l’uni, le simple, le modeste, enfin À s’habiller comme les gens de qualitÉ; de lÀ À en prendre les maniÈres, puis les avantages, et par Échelons admis À manger avec le Roi, et leurs femmes, d’abord sous des prÉtextes personnels, comme Mme Colbert longtemps avant Mme de Louvois, enfin, des annÉes aprÈs elle, toutes À titre de droit des places de leurs maris, manger et entrer dans les carrosses, et n’Être en rien diffÉrentes des femmes de la premiÈre qualitÉ. De ce degrÉ, Louvois, sous divers prÉtextes, Ôta les honneurs civils et militaires dans les places et dans les provinces À ceux À qui on ne les avoit jamais disputÉs, et À cesser d’Écrire Monseigneur aux mÊmes, comme il avoit toujours ÉtÉ pratiquÉ. Le hasard m’en a conservÉ trois de M. Colbert, lors contrÔleur gÉnÉral, ministre d’État et secrÉtaire d’État, À mon pÈre À Blaye, dont la suscription et le dedans le traitent de Monseigneur, et que Mgr le duc de Bourgogne, À qui je les montrai, vit avec Ce fut d’abord un grand bruit: les gens de la premiÈre qualitÉ, les chevaliers de l’ordre, les gouverneurs et les lieutenants gÉnÉraux des provinces, et, À leur suite, les gens de moindre qualitÉ, et les lieutenants gÉnÉraux des armÉes se trouvÈrent infiniment offensÉs d’une nouveautÉ si surprenante et si Étrange. Les ministres avoient su persuader au Roi l’abaissement de tout ce qui Étoit ÉlevÉ, et que leur refuser ce traitement, c’Étoit mÉpriser son autoritÉ et son service, dont ils Étoient les organes, parce que d’ailleurs, et par eux-mÊmes, ils n’Étoient rien. Le Roi, sÉduit par ce reflet prÉtendu de grandeur sur lui-mÊme, s’expliqua si durement À cet Égard, qu’il ne fut plus question que de ployer sous ce nouveau style, ou de quitter le service, et tomber en mÊme temps, ceux qui quittoient, et ceux qui ne servoient pas mÊme, dans la Plusieurs gens distinguÉs qui ne servoient point, et plusieurs gens de guerre du premier mÉrite et des premiers grades, aimÈrent mieux renoncer À tout et perdre leur fortune, et la perdirent en effet, et la plupart pis encore; et dans la suite assez prompte, peu À peu personne ne fit plus aucune difficultÉ lÀ-dessus. De lÀ l’autoritÉ personnelle et particuliÈre des ministres montÉe au comble, jusqu’en ce qui ne regardoit ni les ordres ni le service du Roi, sous l’ombre que c’Étoit la sienne; de lÀ ce degrÉ de puissance qu’ils usurpÈrent; de lÀ leurs richesses immenses, et les alliances qu’ils firent tous À leur choix. Quelque ennemis qu’ils fussent les uns des autres, l’intÉrÊt commun les rallioit chaudement sur ces matiÈres, et cette splendeur usurpÉe sur tout le reste de l’État dura autant que dura le rÈgne de LouisXIV. Il en tiroit vanitÉ, il n’en Étoit pas moins jaloux qu’eux; il ne vouloit de grandeur que par Émanation de la sienne. Toute autre lui Étoit devenue odieuse. Il avoit sur cela des contrariÉtÉs qui ne se comprenoient pas, comme si les dignitÉs, les charges, les emplois avec leurs fonctions, leurs distinctions, leurs prÉrogatives n’Émanoient pas de lui comme les places de ministre et les charges de secrÉtaire d’État[46] qu’il comptoit seules de lui, lesquels pour cela il portoit au faÎte, et abattoit tout le reste sous leurs pieds. Une autre vanitÉ personnelle l’entraÎna encore dans cette conduite. Il sentoit bien qu’il pouvoit accabler un seigneur sous le poids de sa disgrÂce, mais non pas l’anÉantir, ni les siens, au lieu qu’en prÉcipitant un secrÉtaire d’État de sa place, ou un autre ministre de la mÊme espÈce, il le replongeoit lui et tous les siens dans la profondeur du nÉant d’oÙ cette place l’avoit tirÉ, sans que les richesses qui lui pourroient rester le pussent relever de ce non-Être. C’est lÀ ce qui le faisoit se complaire De lÀ encore la jalousie si prÉcautionnÉe des ministres, qui rendit le Roi si difficile À Écouter tout autre qu’eux, tandis qu’il s’applaudissoit d’un accÈs facile, et qu’il croyoit qu’il y alloit de sa grandeur, de la vÉnÉration et de la crainte dont il se complaisoit d’accabler les plus grands, de se laisser approcher autrement qu’en passant. Ainsi le grand seigneur comme le plus subalterne de tous États, parloit librement au Roi en allant ou revenant de la messe, en passant d’un appartement À un autre, ou allant monter en carrosse; les plus distinguÉs, mÊme quelques autres, À la porte de son cabinet, mais sans oser l’y suivre. C’est À quoi se bornoit la facilitÉ de son accÈs. Ainsi on ne pouvoit s’expliquer qu’en deux mots, d’une maniÈre fort incommode, et toujours entendu de plusieurs qui environnoient le Roi, ou, si on Étoit plus connu de lui, dans sa perruque, ce qui n’Étoit guÈre plus avantageux. D’audiences À en espÉrer dans son cabinet, rien n’Étoit plus rare, mÊme pour les affaires du Roi dont on avoit ÉtÉ chargÉ. Jamais, par exemple, À ceux qu’on envoyoit ou qui revenoient d’emplois Étrangers, jamais À pas un officier gÉnÉral, si on en excepte certains cas trÈs singuliers, et encore, mais trÈs rarement, quelqu’un de ceux qui Étoient chargÉs de ces dÉtails de troupes oÙ le Roi se plaisoit tant; de courtes aux gÉnÉraux d’armÉes qui partoient, et en prÉsence du secrÉtaire d’État de la guerre, de plus courtes À leur retour, quelquefois ni en partant, ni en revenant. Jamais de lettres d’eux qui allassent directement au Roi sans passer auparavant par le ministre, si on en excepte quelques occasions infiniment rares et momentanÉes, et le seul M. de Turenne sur la fin, qui, ouvertement brouillÉ avec Louvois, et brillant de gloire et de la plus haute considÉration, adressoit ses dÉpÊches au cardinal de Bouillon[50], qui les remettoit directement au Roi, qui n’en Étoient pas moins vues aprÈs par le ministre, avec lequel les ordres et les rÉponses Étoient concertÉs. La vÉritÉ est pourtant que, quelque gÂtÉ que fÛt le Roi sur sa grandeur et sur son autoritÉ, qui avoit ÉtouffÉ toute autre considÉration en lui, il y avoit À gagner dans ses audiences, quand on pouvoit tant faire que de les obtenir, et qu’on savoit s’y conduire avec tout le respect qui Étoit dÛ À la royautÉ et À l’habitude. Outre ce que j’en ai su d’ailleurs, j’en puis parler par expÉrience. On a vu en leur temps ici que j’ai obtenu, et mÊme usurpÉ, et forcÉ le Roi fort en colÈre contre moi, et toujours sorti LÀ, quelque prÉvenu qu’il fÛt, quelque mÉcontentement qu’il crÛt avoir lieu de sentir, il Écoutoit avec patience, avec bontÉ, avec envie de s’Éclaircir et de s’instruire; il n’interrompoit que pour y parvenir. On y dÉcouvroit un esprit d’ÉquitÉ et de desir de connoÎtre la vÉritÉ, et cela quoique en colÈre quelquefois, et cela jusqu’À la fin de sa vie. LÀ, tout se pouvoit dire, pourvu, encore une fois, que ce fÛt avec cet air de respect, de soumission, de dÉpendance, sans lequel on se seroit encore plus perdu que devant, mais avec lequel aussi, en disant vrai, on interrompoit le Roi À son tour, on lui nioit crÛment des faits qu’il rapportoit, on Élevoit le ton au-dessus du sien en lui parlant, et tout cela non-seulement sans qu’il le trouvÂt mauvais, mais se louant aprÈs de l’audience qu’il avoit donnÉe et de celui qui l’avoit eue, se dÉfaisant des prÉjugÉs qu’il avoit pris, ou des faussetÉs qu’on lui avoit imposÉes, et le marquant aprÈs par ses traitements. Aussi les ministres avoient-ils grand soin d’inspirer au Roi l’Éloignement d’en donner, À quoi ils rÉussirent comme dans tout le reste. C’est ce qui rendoit les charges qui approchoient de la personne du Roi si considÉrables, et ceux qui les possÉdoient si considÉrÉs, et des ministres mÊmes, par la facilitÉ qu’ils avoient tous les jours de parler au Roi, seuls, sans l’effaroucher d’une audience qui Étoit toujours sue, et de l’obtenir sÛrement, et sans qu’on s’en aperÇÛt, quand ils en avoient besoin. Surtout les grandes entrÉes, par cette mÊme raison, Étoient le comble des grÂces, encore plus que de la distinction, et c’est ce qui, dans les grandes rÉcompenses des marÉchaux de Boufflers[51] et de C’est donc avec grande raison qu’on doit dÉplorer avec larmes l’horreur d’une Éducation uniquement dressÉe pour Étouffer l’esprit et le coeur de ce prince, le poison abominable de la flatterie la plus insigne, qui le dÉifia dans le sein mÊme du christianisme, et la cruelle politique de ses ministres, qui l’enferma, et qui pour leur grandeur, leur puissance et leur fortune l’enivrÈrent de son autoritÉ, de sa grandeur, de sa gloire jusqu’À le corrompre, et À Étouffer en lui, sinon toute la bontÉ, l’ÉquitÉ, le desir de connoÎtre la vÉritÉ, que Dieu lui avoit donnÉ, au moins l’ÉmoussÈrent presque entiÈrement, et empÊchÈrent au moins sans cesse qu’il fit aucun usage de ces vertus, dont son royaume et lui-mÊme furent les victimes. De ces sources ÉtrangÈres et pestilentielles lui vint cet orgueil, que ce n’est point trop de dire que, sans la crainte du diable que Dieu lui laissa jusque dans ses plus grands dÉsordres, il se seroit fait adorer et auroit trouvÉ des adorateurs; tÉmoin entre autres ces monuments si outrÉs, pour en parler mÊme sobrement, sa statue de la place des Victoires[53], et sa paÏenne dÉdicace, oÙ j’Étois, oÙ il prit un plaisir si exquis; et de cet orgueil en tout le reste qui le perdit, dont on vient de voir tant d’effets funestes, et dont d’autres plus funestes encore se vont retrouver. La cour fut un autre manÈge de la politique du despotisme. On vient de voir celle qui divisa, qui humilia, qui confondit les plus grands, celle qui Éleva les ministres Plusieurs choses contribuÈrent À tirer pour toujours la cour hors de Paris, et À la tenir sans interruption À la campagne[54]. Les troubles de la minoritÉ, dont cette ville fut le grand thÉÂtre, en avoient imprimÉ au Roi de l’aversion, et la persuasion encore que son sÉjour y Étoit dangereux, et que la rÉsidence de la cour ailleurs rendroit À Paris les cabales moins aisÉes par la distance des lieux, quelque peu ÉloignÉs qu’ils fussent, et en mÊme temps plus difficiles À cacher par les absences si aisÉes À remarquer. Il ne pouvoit pardonner À Paris sa sortie fugitive de cette ville la veille des Rois 16[49], ni de l’avoir rendue, malgrÉ lui, tÉmoin de ses larmes, À la premiÈre retraite de Mme de la ValliÈre. L’embarras des maÎtresses, et le danger de pousser de grands scandales au milieu d’une capitale si peuplÉe, et si remplie de tant de diffÉrents esprits, n’eut pas peu de part À l’en Éloigner. Il s’y trouvoit importunÉ de la foule du peuple À chaque fois qu’il sortoit, qu’il rentroit, qu’il paroissoit dans les rues; il ne l’Étoit pas moins d’une autre sorte de foule de gens de la ville, et qui n’Étoit pas pour l’aller chercher assidÛment plus loin. Des inquiÉtudes aussi, qui ne furent pas plus tÔt aperÇues que les plus familiers de ceux qui Étoient commis À sa garde, le vieux Noailles, M. de Lauzun, et quelques subalternes, firent leur cour de leur vigilance, et furent accusÉs de multiplier exprÈs de faux avis, qu’ils se faisoient donner pour avoir occasion de se faire valoir et d’avoir plus souvent des particuliers avec le Roi; le goÛt de la promenade et de la chasse, bien plus commodes À la campagne qu’À Paris, ÉloignÉ des forÊts et stÉrile en lieux de promenades; celui des bÂtiments qui vint aprÈs, et peu À peu toujours croissant, ne lui en permettoit pas l’amusement Ce fut lÀ oÙ il commenÇa À attirer le monde par les fÊtes et les galanteries, et À faire sentir qu’il vouloit Être vu souvent. L’amour de Mme de la ValliÈre, qui fut d’abord un mystÈre, donna lieu À de frÉquentes promenades À Versailles, petit chÂteau de cartes alors, bÂti par LouisXIII ennuyÉ, et sa suite encore plus, d’y avoir souvent couchÉ dans un mÉchant cabaret À rouliers et dans un moulin À vent, excÉdÉs de ses longues chasses dans la forÊt de Saint-LÉger et plus loin encore, loin alors de ces temps rÉservÉs À son fils oÙ les routes, la vitesse des chiens et le nombre gagÉ des piqueurs et des chasseurs À cheval a rendu les chasses si aisÉes et si courtes. Ce monarque ne couchoit jamais ou bien rarement À Versailles qu’une nuit, et par nÉcessitÉ; le Roi son fils pour Être plus en particulier avec sa maÎtresse, plaisirs inconnus au Juste, au hÉros digne fils de saint Louis, qui bÂtit ce petit Versailles. Ces petites parties de LouisXIV y firent naÎtre peu À peu ces bÂtiments immenses qu’il y a faits; et leur commoditÉ pour une nombreuse cour, si diffÉrente des logements de Saint-Germain, y transporta tout À fait sa demeure peu de temps avant la mort de la Reine. Il y fit des logements infinis, qu’on lui faisoit sa cour de lui demander, au lieu qu’À Saint-Germain, presque tout le monde avoit l’incommoditÉ d’Être À la ville, et le peu qui Étoit logÉ au chÂteau y Étoit Étrangement À l’Étroit[56]. Les fÊtes frÉquentes, les promenades particuliÈres À Versailles, les voyages furent des moyens que le Roi Non-seulement il Étoit sensible À la prÉsence continuelle de ce qu’il y avoit de distinguÉ, mais il l’Étoit aussi aux Étages infÉrieurs. Il regardoit À droite et À gauche À son lever, À son coucher, À ses repas, en passant dans les appartements, dans ses jardins de Versailles, oÙ seulement les courtisans avoient la libertÉ de le suivre; il voyoit et remarquoit tout le monde; aucun ne lui Échappoit, jusqu’À ceux qui n’espÉroient pas mÊme Être vus. Il distinguoit trÈs bien en lui-mÊme les absences de ceux qui Étoient toujours À la cour, celles des passagers qui y venoient plus ou moins souvent; les causes gÉnÉrales ou particuliÈres de ces absences, il les combinoit, et ne perdoit pas la plus lÉgÈre occasion d’agir À leur Égard en consÉquence. C’Étoit un dÉmÉrite aux uns, et À tout ce qu’il y avoit de distinguÉ, de ne faire pas de la cour son sÉjour ordinaire, aux autres d’y venir rarement, et une disgrÂce sÛre pour qui n’y venoit jamais, ou comme jamais. Quand il s’agissoit de quelque chose pour eux: “Je ne le connois point,” rÉpondoit-il fiÈrement. Sur ceux qui se prÉsentoient rarement: “C’est un homme que je ne vois jamais”; et ces arrÊts-lÀ Étoient irrÉvocables. C’Étoit un autre crime de n’aller point À Fontainebleau, qu’il regardoit comme Versailles, et pour certaines gens de ne demander pas pour Marly, les uns toujours, les autres souvent, quoique sans dessein de les y mener, les uns toujours ni les autres souvent; mais si on Étoit sur le pied d’y aller toujours, il falloit une excuse valable pour s’en dispenser, Cela ne se bornoit pas aux personnes en charge, ou familiÈres, ou bien traitÉes, ni À celles que leur Âge ou leur reprÉsentation marquoit plus que les autres. La destination seule suffisoit dans les gens habituÉs À la cour. On a vu sur cela, en son lieu, l’attention qu’eut le Roi À un voyage que je fis À Rouen pour un procÈs, tout jeune que j’Étois, et À m’y faire Écrire de sa part par Pontchartrain[58] pour en savoir la raison. LouisXIV s’Étudioit avec grand soin À Être bien informÉ de ce qui se passoit partout, dans les lieux publics, dans les maisons particuliÈres, dans le commerce du monde, dans le secret des familles et des liaisons. Les espions et les rapporteurs Étoient infinis. Il en avoit de toute espÈce: plusieurs qui ignoroient que leurs dÉlations allassent jusqu’À lui, d’autres qui le savoient, quelques-uns qui lui Écrivoient directement en faisant rendre leurs lettres par les voies qu’il leur avoit prescrites, et ces lettres-lÀ n’Étoient vues que de lui, et toujours avant toutes autres choses, quelques autres enfin qui lui parloient quelquefois secrÈtement dans ses cabinets, par les derriÈres. Ces voies inconnues rompirent le cou À une infinitÉ de gens de tous États, sans qu’ils en aient jamais pu dÉcouvrir la cause, souvent trÈs injustement, et le Roi, une fois prÉvenu, ne revenoit jamais, ou si rarement que rien ne l’Étoit davantage[59]. Il avoit encore un dÉfaut bien dangereux pour les autres, et souvent pour lui-mÊme par la privation de bons sujets. C’est que, encore qu’il eÛt la mÉmoire excellente Ce fut À sa curiositÉ que les dangereuses fonctions du lieutenant de police furent redevables de leur Établissement[60]. Elles allÈrent depuis toujours croissant. Ces officiers ont tous ÉtÉ sous lui plus craints, plus mÉnagÉs, aussi considÉrÉs que les ministres, jusque par les ministres mÊmes, et il n’y avoit personne en France, sans en excepter les princes du sang, qui n’eÛt intÉrÊt de les mÉnager, et qui ne le fÎt. Outre les rapports sÉrieux qui lui revenoient par eux, il se divertissoit d’en apprendre toutes les galanteries et toutes les sottises de Paris. Pontchartrain, qui avoit Paris et la cour dans son dÉpartement, lui faisoit tellement sa cour par cette voie indigne, dont son pÈre Étoit outrÉ, qu’elle le soutint souvent auprÈs du Roi, et de l’aveu du Roi mÊme, contre de rudes atteintes auxquelles sans cela il auroit succombÉ, et on l’a su plus d’une fois par Mme de Maintenon, par Mme la duchesse de Bourgogne, par M. le comte de Toulouse, par les valets intÉrieurs. Mais la plus cruelle de toutes les voies par laquelle le Roi fut instruit bien des annÉes avant qu’on s’en fut On ne sauroit comprendre la promptitude et la dextÉritÉ de cette exÉcution. Le Roi voyoit l’extrait de toutes les lettres oÙ il y avoit des articles que les chefs de la poste, puis le ministre qui la gouvernoit, jugeoient devoir aller jusqu’À lui, et les lettres entiÈres quand elles en valoient la peine par leur tissu, ou par la considÉration de ceux qui Étoient en commerce. Par lÀ les gens principaux de la poste, maÎtres et commis, furent en État de supposer tout ce qu’il leur plut et À qui il leur plut; et comme peu de chose perdoit sans ressource, ils n’avoient pas besoin de forger ni de suivre une intrigue. Un mot de mÉpris sur le Roi ou sur le gouvernement, une raillerie, en un mot, un article de lettre spÉcieux et dÉtachÉ, noyoit sans ressource, sans perquisition aucune, et ce moyen Étoit continuellement entre leurs mains. Aussi À vrai et À faux est-il incroyable combien de gens de toutes les sortes en furent plus ou moins perdus. Le secret Étoit impÉnÉtrable, et jamais rien ne coÛta moins au Roi que de se taire profondÉment et de dissimuler de mÊme. Ce dernier talent, il le poussa souvent jusqu’À la faussetÉ, mais avec cela jamais de mensonge, et il se piquoit de tenir parole. Aussi ne la donnoit-il presque jamais. Pour le secret d’autrui, il le gardoit aussi religieusement que le sien. Il Étoit mÊme flattÉ de certaines confessions et de certaines confidences et mÊme confiances; et il n’y avoit maÎtresse, ministre ni favori qui pÛt y donner atteinte, quand le secret les auroit mÊme regardÉs. Jamais personne ne donna de meilleure grÂce et n’augmenta tant par lÀ le prix de ses bienfaits. Jamais personne ne vendit mieux ses paroles, son souris mÊme, jusqu’À ses regards. Il rendit tout prÉcieux par le choix et la majestÉ, À quoi la raretÉ et la brÈvetÉ de ses paroles ajoutoit beaucoup. S’il les adressoit À quelqu’un, ou de question, ou de choses indiffÉrentes, toute l’assistance le regardoit; c’Étoit une distinction dont on s’entretenoit, et qui rendoit toujours une sorte de considÉration. Il en Jamais homme si naturellement poli[63], ni d’une politesse si fort mesurÉe, si fort par degrÉs, ni qui distinguÂt mieux l’Âge, le mÉrite, le rang, et dans ses rÉponses, quand elles passoient le je verrai, et dans ses maniÈres. Ces Étages divers se marquoient exactement dans sa maniÈre de saluer et de recevoir les rÉvÉrences, lorsqu’on partoit ou qu’on arrivoit. Il Étoit admirable À recevoir diffÉremment les saluts À la tÊte des lignes À l’armÉe ou aux revues. Mais surtout pour les femmes rien n’Étoit pareil. Jamais il n’a passÉ devant la moindre coiffe sans soulever son chapeau, je dis aux femmes de chambre, et qu’il connoissoit pour telles, comme cela arrivoit souvent À Marly. Aux dames, il Ôtoit son chapeau tout À fait, mais de plus ou moins loin; aux gens titrÉs, À demi, et le tenoit en l’air ou À son oreille quelques instants plus ou moins marquÉs. Aux seigneurs, mais qui l’Étoient, il se contentoit de mettre la main au chapeau. Il l’Ôtoit comme aux dames pour les princes du sang. S’il abordoit des dames, il ne se couvrait qu’aprÈs les avoir quittÉes. Tout cela n’Étoit que dehors; car dans la maison il n’Étoit Si on lui faisoit attendre quelque chose À son habiller, c’Étoit toujours avec patience. Exact aux heures qu’il donnoit pour toute sa journÉe; une prÉcision nette et courte dans ses ordres. Si dans les vilains temps d’hiver qu’il ne pouvoit aller dehors, qu’il passÂt chez Mme de Maintenon un quart d’heure plus tÔt qu’il n’en avoit donnÉ l’ordre, ce qui ne lui arrivoit guÈres, et que le capitaine des gardes en quartier ne s’y trouvÂt pas, il ne manquoit point de lui dire aprÈs que c’Étoit sa faute À lui d’avoir prÉvenu l’heure, non celle du capitaine des gardes de l’avoir manquÉ. Aussi, avec cette rÈgle qui ne manquoit jamais, Étoit-il servi avec la derniÈre exactitude, et elle Étoit d’une commoditÉ infinie pour les courtisans[64]. Il traitoit bien ses valets, surtout les intÉrieurs. C’Étoit parmi eux qu’il se sentoit le plus À son aise, et qu’il se communiquoit le plus familiÈrement, surtout aux principaux. Leur amitiÉ et leur aversion a souvent eu de grands effets. Ils Étoient sans cesse À portÉe de rendre de bons et de mauvais offices; aussi faisoient-ils souvenir de ces puissants affranchis des empereurs romains, À qui le sÉnat et les grands de l’empire faisoient leur cour, et Le Roi les soutenoit tous, et il racontoit quelquefois avec complaisance que, ayant dans sa jeunesse envoyÉ, pour je ne sais quoi, une lettre au duc de Montbazon[65], gouverneur de Paris, qui Étoit en une de ses maisons de campagne prÈs de cette ville, par un de ses valets de pied, il y arriva comme M. de Montbazon alloit se mettre À table, qu’il avoit forcÉ ce valet de pied de s’y mettre avec lui, et le conduisit, lorsqu’il le renvoya, jusque dans la cour, parce qu’il Étoit venu de la part du Roi. Il ne manquoit guÈres aussi de demander À ses gentilshommes ordinaires, quand ils revenoient de sa part de faire des compliments de conjouissance ou de condolÉances aux gens titrÉs, hommes et femmes, mais À nuls autres, comment ils avoient ÉtÉ reÇus, et il auroit trouvÉ bien mauvais qu’on ne les eÛt pas fait asseoir, et conduits fort loin, les hommes au carrosse. Rien n’Étoit pareil À lui aux revues, aux fÊtes, et partout oÙ un air de galanterie pouvoit avoir lieu par la prÉsence des dames. On l’a dÉjÀ dit, il l’avoit puisÉe À la cour de la Reine sa mÈre, et chez la comtesse de Soissons; la compagnie de ses maÎtresses l’y avoit accoutumÉ de plus en plus; mais toujours majestueuse, quoique quelquefois avec de la gaietÉ, et jamais devant le monde rien de Il aimoit fort l’air et les exercices, tant qu’il en put faire. Il avoit excellÉ À la danse, au mail, À la paume. Il Étoit encore admirable À cheval À son Âge. Il aimoit À voir faire toutes ces choses avec grÂce et adresse. S’en bien ou mal acquitter devant lui Étoit mÉrite ou dÉmÉrite. Il disoit que, de ces choses qui n’Étoient point nÉcessaires, il ne s’en falloit pas mÊler si on ne les faisoit pas bien. Il aimoit fort À tirer, et il n’y avoit point de si bon tireur que lui, ni avec tant de grÂces. Il vouloit des chiennes couchantes excellentes; il en avoit toujours sept ou huit dans ses cabinets, et se plaisoit À leur donner lui-mÊme À manger pour s’en faire connoÎtre. Il aimoit fort aussi À courre le cerf, mais en calÈche, depuis qu’il s’Étoit cassÉ le bras en courant À Fontainebleau, aussitÔt aprÈs la mort de la Reine. Il Étoit seul dans une maniÈre de soufflet[66], tirÉ par quatre petits chevaux, À cinq ou six relais, et il menoit lui-mÊme À toute bride, avec une adresse et une justesse que n’avoient pas les meilleurs cochers, et toujours la mÊme grÂce À tout ce qu’il faisoit. Ses postillons Étoient des enfants depuis neuf ou dix ans jusqu’À quinze, et il les dirigeoit. Il aima en tout la splendeur, la magnificence, la C’est une plaie qui, une fois introduite, est devenue le cancer intÉrieur qui ronge tous les particuliers—parce que de la cour il s’est promptement communiquÉ À Paris et dans les provinces et les armÉes, oÙ les gens en quelque place ne sont comptÉs qu’À proportion de leur table et de leur magnificence, depuis cette malheureuse introduction—qui ronge tous les particuliers, qui force ceux d’un État À pouvoir voler, À ne s’y pas Épargner pour la plupart, dans la nÉcessitÉ de soutenir leur dÉpense; et que la confusion des États, que l’orgueil, que jusqu’À la biensÉance entretiennent, qui par la folie du gros va toujours en augmentant, dont les suites sont infinies, et ne vont À rien moins qu’À la ruine et au renversement gÉnÉral. Rien jusqu’À lui n’a jamais approchÉ du nombre et de la magnificence de ses Équipages de chasses et de toutes ses autres sortes d’Équipages. Ses bÂtiments, qui les pourroit nombrer? En mÊme temps, qui n’en dÉplorera pas l’orgueil, le caprice, le mauvais goÛt? Il abandonna Saint-Germain, et ne fit jamais À Paris ni ornement ni commoditÉ, que le pont Royal, par pure nÉcessitÉ, en quoi, avec son incomparable Étendue, elle est si infÉrieure À tant de villes dans toutes les parties de l’Europe. Lorsqu’on fit la place de VendÔme, elle Étoit carrÉe. M. de Louvois en vit les quatre parements bÂtis. Son dessein Étoit d’y placer la BibliothÈque du Roi, les MÉdailles, le Balancier, toutes les acadÉmies, et le Grand Conseil, qui Saint-Germain, lieu unique pour rassembler les merveilles de la vue, l’immense plein pied d’une forÊt toute joignante, unique encore par la beautÉ de ses arbres, de son terrain, de sa situation, l’avantage et la facilitÉ des eaux de source sur cette ÉlÉvation, les agrÉments admirables des jardins, des hauteurs et des terrasses, qui les unes sur les autres se pouvoient si aisÉment conduire dans toute l’Étendue qu’on auroit voulu, les charmes et les commoditÉs de la Seine, enfin une ville toute faite, et que sa position entretenoit par elle-mÊme, il l’abandonna pour Versailles[67], le plus triste et le plus ingrat de tous les lieux, sans vue, sans bois, sans eau, sans terre, parce que tout y est sable mouvant ou marÉcage, sans air par consÉquent, qui n’y peut Être bon. Il se plut À tyranniser la nature, À la dompter À force d’art et de trÉsors. Il y bÂtit tout l’un aprÈs l’autre, sans dessein gÉnÉral; le beau et le vilain furent cousus ensemble, le vaste et l’ÉtranglÉ. Son appartement et celui de la Reine y ont les derniÈres incommoditÉs, avec les vues de cabinets et de tout ce qui est derriÈre les plus obscures, les plus enfermÉes, les plus puantes. Les jardins, dont la magnificence Étonne, mais dont le plus lÉger usage rebute, sont d’aussi mauvais goÛt. On n’y est conduit dans la fraÎcheur de l’ombre que par une vaste zone torride, au bout de laquelle il n’y a plus, oÙ que ce soit, qu’À monter et À descendre; et avec la colline, qui est fort courte, se terminent les jardins. La recoupe y brÛle les pieds; mais sans cette recoupe on y enfoncerait ici dans les sables, et lÀ dans la plus noire fange. La violence qui y a ÉtÉ faite partout À la nature repousse et dÉgoÛte malgrÉ soi. L’abondance des eaux forcÉes et ramassÉes Parmi tant de salons entassÉs l’un sur l’autre, il n’y a ni salle de comÉdie, ni salle À banquets, ni de bal; et devant et derriÈre il reste beaucoup À faire. Les parcs et les avenues, tous en plants, ne peuvent venir. En gibier, il faut y en jeter sans cesse; en rigoles de quatre et cinq lieues de cours, elles sont sans nombre; en murailles enfin, Trianon, dans ce mÊme parc, et À la porte de Versailles, d’abord maison de porcelaine À aller faire des collations, agrandie aprÈs pour y pouvoir coucher, enfin palais de marbre, de jaspe et de porphyre, avec des jardins dÉlicieux; la MÉnagerie vis-À-vis, de l’autre cÔtÉ de la croisÉe du canal de Versailles, toute de riens exquis, et garnie de toutes sortes d’espÈces de bÊtes À deux et À quatre pieds les plus rares; enfin Clagny[69], bÂti pour Mme de Montespan en son propre, passÉ au duc du Maine, au bout de Versailles, chÂteau superbe avec ses eaux, ses jardins, son parc; des aqueducs dignes des Romains de tous les cÔtÉs; l’Asie ni l’antiquitÉ n’offrent rien de si vaste, de si multipliÉ, de si travaillÉ, de si superbe, de si rempli de monuments les plus rares de tous les siÈcles, en marbres les plus exquis de toutes les sortes, en bronzes, en peintures, en sculptures, ni de si achevÉ des derniers. Mais l’eau manquoit quoi qu’on pÛt faire, et ces merveilles de l’art en fontaines tarissoient, comme elles font encore À tous moments, malgrÉ la prÉvoyance de ces mers de rÉservoirs qui avoient coÛtÉ tant de millions À Établir et À conduire sur le sable mouvant et sur la fange. Qui l’auroit cru? ce dÉfaut devint la ruine de l’infanterie. Mme de Maintenon rÉgnoit; on parlera d’elle À son tour. M. de Louvois alors Étoit bien avec elle; on jouissoit de la paix. Il imagina de dÉtourner la riviÈre d’Eure entre Chartres et Maintenon, et de la faire venir toute entiÈre À Versailles. Qui pourra dire l’or et les hommes que la tentative obstinÉe en coÛta pendant plusieurs annÉes, jusque-lÀ qu’il fut dÉfendu, sous les plus grandes peines, dans le camp qu’on y avoit Établi, et qu’on y tint trÈs longtemps, d’y parler des malades, surtout des morts, que le rude travail et plus encore l’exhalaison de tant de terres remuÉes tuoient[70]? Combien d’autres furent des annÉes À se rÉtablir de cette contagion! combien n’en A la fin, le Roi, lassÉ du beau et de la foule, se persuada qu’il vouloit quelquefois du petit et de la solitude. Il chercha autour de Versailles de quoi satisfaire ce nouveau goÛt. Il visita plusieurs endroits; il parcourut les coteaux qui dÉcouvrent Saint-Germain et cette vaste plaine qui est au bas, oÙ la Seine serpente et arrose tant de gros lieux et de richesses en quittant Paris. On le pressa de s’arrÊter À Lucienne, oÙ Cavoye eut depuis une maison dont la vue est enchantÉe; mais il rÉpondit que cette heureuse situation le ruineroit, et que, comme il vouloit un rien, il vouloit aussi une situation qui ne lui permÎt pas de songer À y rien faire. Il trouva derriÈre Lucienne un vallon Étroit, profond, À bords escarpÉs, inaccessible par ses marÉcages, sans aucune vue, enfermÉ de collines de toutes parts, extrÊmement À l’Étroit, avec un mÉchant village sur le penchant d’une de ces collines qui s’appeloit Marly. Cette clÔture sans vue, ni moyen d’en avoir, fit tout son mÉrite; l’Étroit du vallon oÙ on ne se pouvoit Étendre y en ajouta beaucoup. Il crut choisir un ministre, un favori, un gÉnÉral d’armÉe. Ce fut un grand travail que dessÉcher ce cloaque de tous les environs que y jetoient toutes leurs voiries, et d’y rapporter des terres. L’ermitage fut fait. Ce n’Étoit que pour y coucher trois nuits, du mercredi au samedi, deux ou trois fois l’annÉe, avec une douzaine au plus de courtisans en charges les plus indispensables. Peu À peu l’ermitage fut augmentÉ; d’accroissement en accroissement, les collines taillÉes pour faire place et y bÂtir, et celle du bout largement emportÉe pour donner Que si on y ajoute les dÉpenses de ces continuels voyages, qui devinrent enfin au moins Égaux aux sÉjours de Versailles, souvent presque aussi nombreux, et tout À la fin de la vie du Roi le sÉjour le plus ordinaire, on ne dira point trop sur Marly seul en comptant par milliards. Telle fut la fortune d’un repaire de serpents et de charognes, de crapauds et de grenouilles, uniquement choisi pour n’y pouvoir dÉpenser. Tel fut le mauvais goÛt du Roi en toutes choses, et ce plaisir superbe de forcer la nature, que ni la guerre la plus pesante, ni la dÉvotion ne put Émousser. |