VICTOR HUGO LES DJINNS

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Et come i gru van cantando lor lai
Facendo in aer di se lunga riga,
Cosi vid' io venir, traendo guai,
Ombre portate dalla detta briga,—DANTE.

Et comme les grues qui font dans l'air de longues files vont chantant leur plainte, ainsi je vis venir traÎnant des gÉmissements des ombres emportÉes par cette tempÊte.

Murs, ville,
Et port,
Asile
De mort,
Mer grise
OÙ brise
La brise,
Tout dort.

Dans la plaine
NaÎt un bruit.
C'est l'haleine
De la nuit.
Elle brame
Comme une Âme
Qu'une flamme
Toujours suit.

La voix plus haute
Semble un grelot.
D'un nain qui saute
C'est le galop.
Il fuit, s'Élance,
Puis en cadence
Sur un pied danse
Au bout d'un flot.

La rumeur approche,
L'Écho la redit.
C'est comme la cloche
D'un couvent maudit,
Comme un bruit de foule
Qui tonne et qui roule,
Et tantÔt s'Écroule,
Et tantÔt grandit.

Dieu! la voix sÉpulcrale
Des Djinns! Quel bruit ils font!
Fuyons sous la spirale
De l'escalier profond!
DÉjÀ s'Éteint ma lampe,
Et l'ombre de la rampe,
Qui le long du mur rampe,
Monte jusqu'au plafond.

C'est l'essaim des Djinns qui passe
Et tourbillonne en sifflant.
Les ifs, que leur vol fracasse,
Craquent comme un pin brÛlant.
Leur troupeau lourd et rapide,
Volant dans l'espace vide,
Semble un nuage livide
Qui porte un Éclair au flanc.

Ils sont tout prÉs!—Tenons fermÉe
Cette salle oÙ nous les narguons.

Quel bruit dehors! Hideuse armÉe
De vampires et de dragons!
La poutre du toit descellÉe
Ploie ainsi qu'une herbe mouillÉe,
Et la vieille porte rouillÉe
Tremble À dÉraciner ses gonds.

Cris de l'enfer! voix qui hurle et qui pleure!
L'horrible essaim, poussÉ par l'aquilon,
Sans doute, Ô ciel! s'abat sur ma demeure.
Le mur flÉchit sous le noir bataillon.
La maison crie et chancelle penchÉe,
Et l'on dirait que, du sol arrachÉe,
Ainsi qu'il chasse une feuille sÉchÉe,
Le vent la roule avec leur tourbillon!

ProphÈte! si ta main me sauve
De ces impurs dÉmons des soirs,
J'irai prosterner mon front chauve
Devant tes sacrÉs encensoirs!
Fais que sur ces portes fidÈles
Meure leur souffle d'Étincelles,
Et qu'en vain l'ongle de leurs ailes
Grince et crie À ces vitraux noirs!

Ils sont passÉs!—Leur cohorte
S'envole et fuit, et leurs pieds
Cessent de battre ma porte
De leurs coups multipliÉs.
L'air est plein d'un bruit de chaÎnes,
Et dans les forÊts prochaines
Frissonnent tous les grands chÊnes,
Sous leur vol de feu pliÉs!

De leurs ailes lointaines
Le battement dÉcroÎt,
Si confus dans les plaines,
Si faible, que l'on croit
OuÏr la sauterelle
Crier d'une voix grÊle
Ou pÉtiller la grÊle
Sur le plomb d'un vieux toit.

D'Étranges syllabes
Nous viennent encor:
Ainsi, des arabes
Quand sonne le cor,
Un chant sur la grÈve
Par instants s'ÉlÈve,
Et l'enfant qui rÊve
Fait des rÊves d'or.

Les Djinns funÈbres,
Fils du trÉpas,
Dans les tÉnÈbres
Pressent leurs pas;
Leur essaim gronde:
Ainsi, profonde,
Murmure une onde
Qu'on ne voit pas.

Ce bruit vague
Qui s'endort,
C'est la vague

Sur le bord;
C'est la plainte
Presque Éteinte
D'une sainte
Pour un mort.

On doute
La nuit…
J'Écoute:—
Tout fuit.
Tout passe;
L'espace
Efface
Le bruit.

ATTENTE

Esperaba, desperada.

Monte, Écureuil, monte au grand chÊne,
Sur la branche des cieux prochaine,
Qui plie et tremble comme un jonc.
Cigogne, aux vieilles tours fidÈle,
Oh! vole et monte À tire-d'aile
De l'Église À la citadelle,
Du haut clocher au grand donjon.

Vieux aigle, monte de ton aire
A la montagne centenaire

Que blanchit l'hiver Éternel.
Et toi qu'en ta couche inquiÈte
Jamais l'aube ne vit muette,
Monte, monte, vive alouette,
Vive alouette, monte au ciel.

Et maintenant, du haut de l'arbre,

Des flÈches de la tour de marbre,
Du grand mont, du ciel enflammÉ,
A l'horizon, parmi la brume,
Voyez-vous flotter une plume,
Et courir un cheval qui fume,
Et revenir mon bien-aimÉ?

EXTASE

Et j'entendis une grande voix. Apocalypse.

J'Étais seul prÈs des flots, par une nuit d'Étoiles.
Pas un nuage aux cieux, sur les mers pas de voiles.
Mes yeux plongeaient plus loin que le monde rÉel.
Et les bois, et les monts, et toute la nature,
Semblaient interroger dans un confus murmure
Les flots des mers, les feux du ciel.

Et les Étoiles d'or, lÉgions infinies,
A voix haute, À voix basse, avec mille harmonies,
Disaient, en inclinant leurs couronnes de feu;
Et les flots bleus, que rien ne gouverne et n'arrÊte,
Disaient, en recourbant l'Écume de leur crÊte:
—C'est le Seigneur, le Seigneur Dieu!

LORSQUE L'ENFANT PARAÎT

Lorsque l'enfant paraÎt, le cercle de famille
Applaudit À grands cris. Son doux regard qui brille
Fait briller tous les yeux,
Et les plus tristes fronts, les plus souillÉs peut-Être,
Se dÉrident soudain À voir l'enfant paraÎtre,
Innocent et joyeux.

Soit que juin ait verdi mon seuil, ou que novembre
Fasse autour d'un grand feu vacillant dans la chambre
Les chaises se toucher,
Quand l'enfant vient, la joie arrive et nous Éclaire.
On rit, on se rÉcrie, on l'appelle, et sa mÈre
Tremble À le voir marcher.

Quelquefois nous parlons, en remuant la flamme,
De patrie et de Dieu, des poÈtes, de l'Âme
Qui s'ÉlÈve en priant;
L'enfant paraÎt, adieu le ciel et la patrie
Et les poÈtes saints! la grave causerie
S'arrÊte en souriant.

La nuit, quand l'homme dort, quand l'esprit rÊve, À l'heure
OÙ l'on entend gÉmir, comme une voix qui pleure,
L'onde entre les roseaux,
Si l'aube tout À coup lÀ-bas luit comme un phare,
Sa clartÉ dans les champs Éveille une fanfare
De cloches et d'oiseaux.

Enfant, vous Êtes l'aube et mon Âme est la plaine
Qui des plus douces fleurs embaume son haleine
Quand vous la respirez;
Mon Âme est la forÊt dont les sombres ramures
S'emplissent pour vous seul de suaves murmures
Et de rayons dorÉs.

Car vos beaux yeux sont pleins de douceurs infinies,
Car vos petites mains, joyeuses et bÉnies,
N'ont point mal fait encor;
Jamais vos jeunes pas n'ont touchÉ notre fange,
TÊte sacrÉe! enfant aux cheveux blonds! bel ange
A l'aurÉole d'or!

Vous Êtes parmi nous la colombe de l'arche.
Vos pieds tendres et purs n'ont point l'Âge oÙ l'on marche
Vos ailes sont d'azur.
Sans le comprendre encor vous regardez le monde.
Double virginitÉ! corps oÙ rien n'est immonde,
Ame oÙ rien n'est impur!

Il est si beau, l'enfant, avec son doux sourire,
Sa douce bonne foi, sa voix qui veut tout dire,
Ses pleurs vite apaisÉs,
Laissant errer sa vue ÉtonnÉe et ravie,
Offrant de toutes parts sa jeune Âme À la vie
Et sa bouche aux baisers.

Seigneur! prÉservez-moi, prÉservez ceux que j'aime,
FrÈres, parents, amis, et mes ennemis mÊme
Dans le mal triomphants,
De jamais voir, Seigneur, l'ÉtÉ sans fleurs vermeilles,
La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,
La maison sans enfants.

DANS L'ALCÔVE SOMBRE

Beau, frais, souriant d'aise À cette vie amÈre.—SAINTE-BEUVE.

Dans l'alcÔve sombre,
PrÉs d'un humble autel,
L'enfant dort À l'ombre
Du lit maternel.
Tandis qu'il repose,
Sa paupiÈre rosÉ,
Pour la terre close,
S'ouvre pour le ciel.

Il fait bien des rÊves.
Il voit par moments
Le sable des grÈves
Plein de diamants,
Des soleils de flammes,
Et de belles dames
Qui portent des Âmes
Dans leurs bras charmants.

Songe qui l'enchante!
Il voit des ruisseaux;
Une voix qui chante
Sort du fond des eaux.
Ses soeurs sont plus belles;
Son pÈre est prÈs d'elles;
Sa mÈre a des ailes
Comme les oiseaux.

Il voit mille choses
Plus belles encor;
Des lys et des roses
Plein le corridor;
Des lacs de dÉlice
OÙ le poisson glisse,
OÙ l'onde se plisse
A des roseaux d'or!

Enfant, rÊve encore!
Dors, Ô mes amours!
Ta jeune Âme ignore
OÙ s'en vont tes jours.
Comme une algue morte
Tu vas, que t'importe?
Le courant t'emporte,
Mais tu dors toujours!

Sans soin, sans Étude,
Tu dors en chemin,
Et l'inquiÉtude
A la froide main,
De son ongle aride,
Sur ton front candide,
Qui n'a point de ride,
N'Écrit pas: "Demain!"

Il dort, innocence!
Les anges sereins
Qui savent d'avance
Le sort des humains,
Le voyant sans armes,
Sans peur, sans alarmes,
Baisent avec larmes
Ses petites mains.

Leurs lÈvres effleurent
Ses lÈvres de miel.
L'enfant voit qu'ils pleurent
Et dit: "Gabriel!"
Mais l'ange le touche,
Et, berÇant sa couche,
Un doigt sur sa bouche,
LÈve l'autre au ciel!

Cependant sa mÈre,
Prompte À le bercer,
Croit qu'une chimÈre
Le vient oppresser!
FiÈre, elle l'admire,
L'entend qui soupire,
Et le fait sourire
Avec un baiser.

NOUVELLE CHANSON SUR UN VIEIL AIR

S'il est un charmant gazon
Que le ciel arrose,
OÙ brille en toute saison
Quelque fleur Éclose,
OÙ l'on cueille À pleine main
Lys, chÈvrefeuille et jasmin,
J'en veux faire le chemin
OÙ ton pied se pose.

S'il est un sein bien aimant
Dont l'honneur dispose,
Dont le ferme dÉvouement
N'ait rien de morose,
Si toujours ce noble sein
Bat pour un digne dessein,
J'en veux faire le coussin
OÙ ton front se pose!

S'il est un rÊve d'amour
ParfumÉ de rose
OÙ l'on trouve chaque jour
Quelque douce chose,
Un rÊve que Dieu bÉnit,
Ou l'Âme À l'Âme s'unit,
Oh! j'en veux faire le nid
OÙ ton coeur se pose!

AUTRE CHANSON

L'aube et ta porte est close;
Ma belle, pourquoi sommeiller?
A l'heure oÙ s'Éveille la rose
Ne vas-tu pas te rÉveiller?

O ma charmante,
Écoute ici
L'amant qui chante
Et pleure aussi!

Tout frappe À ta porte bÉnie.
L'aurore dit: Je suis le jour!
L'oiseau dit: Je suis l'harmonie!
Et mon coeur dit: Je suis l'amour!

O ma charmante,
Écoute ici
L'amant qui chante
Et pleure aussi!

Je t'adore ange et t'aime femme.
Dieu qui par toi m'a complÉtÉ
A fait mon amour pour ton Âme
Et mon regard pour ta beautÉ.

O ma charmante,
Écoute ici
L'amant qui chante
Et pleure aussi!

PUISQU'ICI-BAS TOUTE AME

Puisqu'ici-bas toute Âme
Donne À quelqu'un
Sa musique, sa flamme,
Ou son parfum;

Puisqu'ici toute chose
Donne toujours
Son Épine ou sa rose
A ses amours;

Puisqu'avril donne aux chÊnes
Un bruit charmant;
Que la nuit donne aux peines
L'oubli dormant;

Puisque l'air À la branche
Donne l'oiseau;
Que l'aube À la pervenche
Donne un peu d'eau;

Puisque, lorsqu'elle arrive
S'y reposer,
L'onde amÈre À la rive
Donne un baiser;

Je te donne À cette heure,
PenchÉ sur toi,
La chose la meilleure
Que j'aie en moi!

ReÇois donc ma pensÉe,
Triste d'ailleurs,
Qui, comme une rosÉe,
T'arrive en pleurs!

ReÇois mes voeux sans nombre,
O mes amours!
ReÇois la flamme ou l'ombre
De tous mes jours!

Mes transports pleins d'ivresses,
Purs de soupÇons,
Et toutes les caresses
De mes chansons!

Mon esprit qui sans voile
Vogue au hasard,
Et qui n'a pour Étoile
Que ton regard!

Ma muse que les heures
Bercent rÊvant,
Qui, pleurant quand tu pleures,
Pleure souvent!

ReÇois, mon bien cÉleste,
O ma beautÉ,
Mon coeur, dont rien ne reste,
L'amour ÔtÉ.

OCEANO NOX

Oh! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont Évanouis!
Combien ont disparu, dure et triste fortune!
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l'aveugle ocÉan À jamais enfouis!
Combien de patrons morts avec leurs Équipages!
L'ouragan de leur vie a pris toutes les pages,
Et d'un souffle il a tout dispersÉ sur les flots!
Nul ne saura leur fin dans l'abÎme plongÉe.
Chaque vague en passant d'un butin s'est chargÉe;
L'une a saisi l'esquif, l'autre les matelots!
Nul ne sait votre sort, pauvres tÊtes perdues!
Vous roulez À travers les sombres Étendues,
Heurtant de vos fronts morts des Écueils inconnus.
Oh! que de vieux parents, qui n'avaient plus qu'un rÊve,
Sont morts en attendant tous les jours sur la grÈve
Ceux qui ne sont pas revenus!

On s'entretient de vous parfois dans les veillÉes.
Maint joyeux cercle, assis sur des ancres rouillÉes,
MÊle encor quelque temps vos noms d'ombre couverts
Aux rires, aux refrains, aux rÉcits d'aventures,
Aux baisers qu'on dÉrobe À vos belles futures,
Tandis que vous dormez dans les goËmons verts!

On demande:—OÙ sont-ils? sont-ils rois dans quelque Île?
Nous ont-ils dÉlaissÉs pour un bord plus fertile?
—Puis votre souvenir mÊme est enseveli.
Le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mÉmoire.
Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,
Sur le sombre ocÉan jette le sombre oubli.

BientÔt des yeux de tous votre ombre est disparue.
L'un n'a-t-il pas sa barque et l'autre sa charrue?
Seules, durant ces nuits oÙ l'orage est vainqueur,
Vos veuves aux fronts blancs, lasses de vous attendre,
Parlent encor de vous en remuant la cendre
De leur foyer et de leur coeur!

Et quand la tombe enfin a fermÉ leur paupiÈre,
Rien ne sait plus vos noms, pas mÊme une humble pierre
Dans l'Étroit cimetiÈre oÙ l'Écho nous rÉpond,
Pas mÊme un saule vert qui s'effeuille À l'automne,
Pas mÊme la chanson naÏve et monotone
Que chante un mendiant À l'angle d'un vieux pont!

OÙ sont-ils,les marins sombres dans les nuits noires?
O flots, que vous savez de lugubres histoires!
Flots profonds redoutÉs des mÈres À genoux!
Vous vous les racontez en montant les marÉes,
Et c'est ce qui vous fait ces voix dÉsespÉrÉes
Que vous avez le soir quand vous venez vers nous!

NUITS DE JUIN

L'ÉtÉ, lorsque le jour a fui, de fleurs couverte
La plaine verse au loin un parfum enivrant;
Les yeux fermÉs, l'oreille aux rumeurs entr'ouverte,
On ne dort qu'À demi d'un sommeil transparent.

Les astres sont plus purs, l'ombre paraÎt meilleure;
Un vague demi-jour teint le dÔme Éternel;
Et l'aube douce et pÂle, en attendant son heure,
Semble toute la nuit errer au bas du ciel.

LA TOMBE DIT A LA ROSE

La tombe dit À la rosÉ:
—Des pleurs dont l'aube t'arrose
Que fais-tu, fleur des amours?
La rose dit À la tombe:
— Que fais-tu de ce qui tombe
Dans ton gouffre ouvert toujours?

La rosÉ dit:—Tombeau sombre,
De ces pleurs je fais dans l'ombre
Un parfum d'ambre et de miel.
La tombe dit:—Fleur plaintive,
De chaque Âme qui m'arrive
Je fais un ange du ciel.

TRISTESSE D'OLYMPIO

Les champs n'Étaient point noirs, les cieux n'Étaient pas mornes;
Non, le jour rayonnait dans un azur sans bornes
Sur la terre Étendu,
L'air Était plein d'encens et les prÉs de verdures,
Quand il revit ces lieux oÙ par tant de blessures
Son coeur s'est rÉpandu.

L'automne souriait; les coteaux vers la plaine
Penchaient leurs bois charmants qui jaunissaient À peine,
Le ciel Était dorÉ;
Et les oiseaux, tournÉs vers celui que tout nomme,
Disant peut-Être À Dieu quelque chose de l'homme,
Chantaient leur chant sacrÉ.

Il voulut tout revoir, l'Étang prÈs de la source,
La masure oÙ l'aumÔne avait vidÉ leur bourse,
Le vieux frÊne pliÉ,
Les retraites d'amour au fond des bois perdues,
L'arbre oÙ dans les baisers leurs Âmes confondues
Avaient tout oubliÉ.

Il chercha le jardin, la maison isolÉe,
La grille d'oÙ l'oeil plonge en une oblique allÉe,
Les vergers en talus.
PÂle, il marchait.—Au bruit de son pas grave et sombre
Il voyait À chaque arbre, hÉlas! se dresser l'ombre
Des jours qui ne sont plus.

Il entendait frÉmir dans la forÊt qu'il aime
Ce doux vent qui, faisant tout vibrer en nous-mÊme,
Y rÉveille l'amour,
Et, remuant le chÊne ou balanÇant la rose,
Semble l'Âme de tout qui va sur chaque chose
Se poser tour À tour.

Les feuilles qui gisaient dans le bois solitaire,
S'efforÇant sous ses pas de s'Élever de terre,
Couraient dans le jardin;
Ainsi, parfois, quand l'Âme est triste, nos pensÉes
S'envolent un moment sur leurs ailes blessÉes,
Puis retombent soudain.

Il contempla longtemps les formes magnifiques
Que la nature prend dans les champs pacifiques;
Il rÊva jusqu'au soir;
Tout le jour il erra le long de la ravine,
Admirant tour À tour le ciel, face divine,
Le lac, divin miroir.

HÉlas! se rappelant ses douces aventures,
Regardant, sans entrer, par-dessus les clÔtures,
Ainsi qu'un paria,
Il erra tout le jour. Vers l'heure oÙ la nuit tombe,
Il se sentit le coeur triste comme une tombe,
Alors il s'Écria :

—"O douleur! j'ai voulu, moi dont l'Âme est troublÉe,
Savoir si l'urne encor conservait la liqueur,
Et voir ce qu'avait fait cette heureuse vallÉe
De tout ce que j'avais laissÉ lÀ de mon coeur!

"Que peu de temps suffit pour changer toutes choses!
Nature au front serein, comme vous oubliez!
Et comme vous brisez dans vos mÉtamorphoses
Les fils mystÉrieux oÙ nos coeurs sont liÉs!

"Nos chambres de feuillage en halliers sont changÉes;
L'arbre oÙ fut notre chiffre est mort ou renversÉ;
Nos rosÉs dans l'enclos ont ÉtÉ ravagÉes
Par les petits enfants qui sautent le fossÉ.

"Un mur clÔt la fontaine oÙ, par l'heure ÉchauffÉe,
FolÂtre, elle buvait en descendant des bois;
Elle prenait de l'eau dans sa main, douce fÉe,
Et laissait retomber des perles de ses doigts!

"On a pavÉ la route Âpre et mal aplanie,
OÙ, dans le sable pur se dessinant si bien,
Et de sa petitesse Étalant l'ironie,
Son pied charmant semblait rire À cÔtÉ du mien.

"La borne du chemin, qui vit des jours sans nombre,
OÙ jadis pour m'attendre elle aimait À s'asseoir,
S'est usÉe en heurtant, lorsque la route est sombre,
Les grands chars gÉmissants qui reviennent le soir.

"La forÊt ici manque et lÀ s'est agrandie….
De tout ce qui fut nous presque rien n'est vivant:
Et, comme un tas de cendre Éteinte et refroidie,
L'amas des souvenirs se disperse À tout vent!

"N'existons-nous donc plus? Avons-nous eu notre heure?
Rien ne la rendra-t-il À nos cris superflus?
L'air joue avec la branche au moment oÙ je pleure;
Ma maison me regarde et ne me connaÎt plus.

"D'autres vont maintenant passer oÙ nous passÂmes.
Nous y sommes venus, d'autres vont y venir:
Et le songe qu'avaient ÉbauchÉ nos deux Âmes,
Ils le continueront sans pouvoir le finir!

"Car personne ici-bas ne termine et n'achÈve;
Les pires des humains sont comme les meilleurs!
Nous nous rÉveillons tous au mÊme endroit du rÊve.
Tout commence en ce monde et tout finit ailleurs.

"Oui, d'autres À leur tour viendront, couples sans tache,
Puiser dans cet asile heureux, calme, enchantÉ,
Tout ce que la nature À l'amour qui se cache
MÊle de rÊverie et de solennitÉ!

"D'autres auront nos champs, nos sentiers, nos retraites.
Ton bois, ma bien-aimÉe, est À des inconnus.
D'autres femmes viendront, baigneuses indiscrÈtes,
Troubler le flot sacrÉ qu'ont touchÉ tes pieds nus.

"Quoi donc! c'est vainement qu'ici nous nous aimÂmes!
Rien ne nous restera de ces coteaux fleuris
OÙ nous fondions notre Être en y mÊlant nos flammes!
L'impassible nature a dÉjÀ tout repris.

"Oh! dites-moi, ravins, frais ruisseaux, treilles mÛres,
Rameaux chargÉs de nids, grottes, forÊts, buissons,
Est-ce que vous ferez pour d'autres vos murmures?
Est-ce que vous direz À d'autres vos chansons?

"Nous vous comprenions tant! doux, attentifs, austÈres,
Tous nos Échos s'ouvraient si bien À votre voix!
Et nous prÊtions si bien, sans troubler vos mystÈres,
L'oreille aux mots profonds que vous dites parfois!

"RÉpondez, vallon pur, rÉpondez, solitude,
O nature abritÉe en ce dÉsert si beau,
Lorsque nous dormirons tous deux dans l'attitude
Que donne aux morts pensifs la forme du tombeau;

"Est-ce que vous serez À ce point insensible
De nous savoir couchÉs, morts avec nos amours,
Et de continuer votre fÊte paisible,
Et de toujours sourire et de chanter toujours?

"Est-ce que, nous sentant errer dans vos retraites,
FantÔmes reconnus par vos monts et vos bois,
Vous ne nous direz pas de ces choses secrÈtes
Qu'on dit en revoyant des amis d'autrefois?

"Est-ce que vous pourrez, sans tristesse et sans plainte,
Voir nos ombres flotter oÙ marchÈrent nos pas,
Et la voir m'entraÎner, dans une morne Étreinte,
Vers quelque source en pleurs qui sanglote tout bas?

"Et s'il est quelque part, dans l'ombre oÙ rien ne veille,
Deux amants sous vos fleurs abritant leurs transports,
Ne leur irez-vous pas murmurer À l'oreille :
—Vous qui vivez, donnez une pensÉe aux morts?

"Dieu nous prÊte un moment les prÉs et les fontaines,
Les grands bois frissonnants, les rocs profonds et sourds,
Et les cieux azurÉs et les lacs et les plaines,
Pour y mettre nos coeurs, nos rÊves, nos amours;

"Puis il nous les retire. Il souffle notre flamme.
Il plonge dans la nuit l'antre oÙ nous rayonnons,
Et dit À la vallÉe, oÙ s'imprima notre Âme,
D'effacer notre trace et d'oublier nos noms.

"Eh bien! oubliez-nous, maison, jardin, ombrages;
Herbe, use notre seuil! ronce, cache nos pas!
Chantez, oiseaux! ruisseaux, coulez! croissez, feuillages!
Ceux que vous oubliez ne vous oublieront pas.

"Car vous Êtes pour nous l'ombre de l'amour mÊme,
Vous Êtes l'oasis qu'on rencontre en chemin!
Vous Êtes, Ô vallon, la retraite suprÊme
OÙ nous avons pleurÉ nous tenant par la main!

"Toutes les passions s'Éloignent avec l'Âge,
L'une emportant son masque et l'autre son couteau,
Comme un essaim chantant d'histrions en voyage
Dont le groupe dÉcroÎt derriÈre le coteau.

"Mais toi, rien ne t'efface, Amour! toi qui nous charmes!
Toi qui, torche ou flambeau, luis dans notre brouillard!
Tu nous tiens par la joie, et surtout par les larmes;
Jeune homme on te maudit, on t'adore vieillard.

"Dans ces jours oÙ la tÊte au poids des ans s'incline,
OÙ l'homme, sans projets, sans but, sans visions,
Sent qu'il n'est dÉjÀ plus qu'une tombe en ruine
OÙ gisent ses vertus et ses illusions;

"Quand notre Âme en rÊvant descend dans nos entrailles,
Comptant dans notre coeur, qu'enfin la glace atteint,
Comme on compte les morts sur un champ de batailles,
Chaque douleur tombÉe et chaque songe Éteint,

"Comme quelqu'un qui cherche en tenant une lampe,
Loin des objets rÉels, loin du monde rieur,
Elle arrive À pas lents par une obscure rampe
Jusqu'au fond dÉsolÉ du gouffre intÉrieur;

"Et lÀ, dans cette nuit qu'aucun rayon n'Étoile,
L'Âme, en un repli sombre oÙ tout semble finir,
Sent quelque chose encor palpiter sous un voile …—
C'est toi qui dors dans l'ombre, Ô sacrÉ souvenir!"

A QUOI BON ENTENDRE

A quoi bon entendre
Les oiseaux des bois?
L'oiseau le plus tendre
Chante dans ta voix.

Que Dieu montre ou voile
Les astres des cieux!
La plus pure Étoile
Brille dans tes yeux.

Qu'avril renouvelle
Le jardin en fleur!
La fleur la plus belle
Fleurit dans ton coeur.

Cet oiseau de flamme,
Cet astre du jour,
Cette fleur de l'Âme,
S'appelle l'amour.

CHANSON

Si vous n'avez rien À me dire,
Pourquoi venir auprÈs de moi?
Pourquoi me faire ce sourire
Qui tournerait la tÊte au roi?
Si vous n'avez rien À me dire,
Pourquoi venir auprÈs de moi?

Si vous n'avez rien À m'apprendre,
Pourquoi me pressez-vous la main?
Sur le rÊve angÉlique et tendre,
Auquel vous songez en chemin,
Si vous n'avez rien À m'apprendre,
Pourquoi me pressez-vous la main?

Si vous voulez que je m'en aille,
Pourquoi passez-vous par ici?
Lorsque je vous vois, je tressaille,
C'est ma joie et c'est mon souci.
Si vous voulez que je m'en aille,
Pourquoi passez-vous par ici?

QUAND NOUS HABITIONS TOUS ENSEMBLE

Quand nous habitions tous ensemble
Sur nos collines d'autrefois,
OÙ l'eau court, oÙ le buisson tremble,
Dans la maison qui touche aux bois,

Elle avait dix ans, et moi trente;
J'Étais pour elle l'univers.
Oh! comme l'herbe est odorante
Sous les arbres profonds et verts!

Elle faisait mon sort prospÈre,
Mon travail lÉger, mon ciel bleu.
Lorsqu'elle me disait: Mon pÈre,
Tout mon coeur s'Écriait: Mon Dieu!

A travers mes songes sans nombre,
J'Écoutais son parler joyeux,
Et mon front s'Éclairait dans l'ombre
A la lumiÈre de ses yeux.

Elle avait l'air d'une princesse
Quand je la tenais par la main.
Elle cherchait des fleurs sans cesse
Et des pauvres dans le chemin.

Elle donnait comme on dÉrobe,
En se cachant aux yeux de tous.
Oh! la belle petite robe
Qu'elle avait, vous rappelez-vous?

Le soir, auprÈs de ma bougie,
Elle jasait À petit bruit,
Tandis qu'À la vitre rougie
Heurtaient les papillons de nuit.

Les anges se miraient en elle.
Que son bonjour Était charmant!
Le ciel mettait dans sa prunelle
Ce regard qui jamais ne ment.

Oh! je l'avais, si jeune encore,
Vue apparaÎtre en mon destin!
C'Était l'enfant de mon aurore,
Et mon Étoile du matin!

Quand la lune claire et sereine
Brillait aux cieux, dans ces beaux mois,
Comme nous allions dans la plaine!
Comme nous courions dans les bois!

Puis, vers la lumiÈre isolÉe
Êtoilant le logis obscur,
Nous revenions par la vallÉe
En tournant le coin du vieux mur;

Nous revenions, coeurs pleins de flamme,
En parlant des splendeurs du ciel.
Je composais cette jeune Âme
Comme l'abeille fait son miel.

Doux ange aux candides pensÉes,
Elle Était gaie en arrivant …—
Toutes ces choses sont passÉes
Comme l'ombre et comme le vent!

O SOUVENIRS! PRINTEMPS! AURORE!

O Souvenir! printemps! aurore!
Doux rayon triste et rÉchauffant!
—Lorsqu'elle Était petite encore,
Que sa soeur Était tout enfant …—

Connaissez-vous sur la colline
Qui joint Montlignon À Saint-Leu,
Une terrasse qui s'incline
Entre un bois sombre et le ciel bleu?

C'est lÀ que nous vivions.—PÉnÉtre,
Mon coeur, dans ce passÉ charmant!—
Je l'entendais sous ma fenÊtre
Jouer le matin doucement.

Elle courait dans la rosÉe,
Sans bruit, de peur de m'Éveiller;
Moi, je n'ouvrais pas ma croisÉe,
De peur de la faire envoler.

Ses frÈres riaient …—Aube pure!
Tout chantait sous ces frais berceaux,
Ma famille avec la nature.
Mes enfants avec les oiseaux?

Je toussais, on devenait brave.
Elle montait À petits pas,
Et me disait d'un air trÈs grave:
J'ai laissÉ les enfants en bas.

Qu'elle fÛt bien ou mal coiffÉe,
Que mon coeur fÛt triste ou joyeux
Je l'admirais. C'Était ma fÉe,
Et le doux astre de mes yeux!

Nous jouions toute la journÉe.
O jeux charmants! chers entretiens!
Le soir, comme elle Était l'aÎnÉe,
Elle me disait:—PÈre, viens!

Nous allons t'apporter ta chaise,
Conte-nous une histoire, dis!—
Et je voyais rayonner d'aise
Tous ces regards du paradis.

Alors, prodiguant les carnages,
J'inventais un conte profond
Dont je trouvais les personnages
Parmi les ombres du plafond.

Toujours, ces quatre douces tÊtes
Riaient, comme À cet Âge on rit,
De voir d'affreux gÉants trÈs bÊtes
Vaincus par des nains pleins d'esprit.

J'Étais l'Arioste et l'HomÈre
D'un poÈme Éclos d'un seul jet:
Pendant que je parlais, leur mÈre
Les regardait rire, et songeait.

Leur aÏeul, qui lisait dans l'ombre,
Sur eux parfois levait les yeux,
Et moi, par la fenÊtre sombre,
J'entrevoyais un coin des cieux!

DEMAIN, DÈS L'AUBE

Demain, dÈs l'aube, À l'heure oÙ blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forÊt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixÉs sur mes pensÉes,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbÉ, les mains croisÉes,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyÈre en fleur.

VENI, VIDI, VIXI

J'ai bien assez vÉcu, puisque dans mes douleurs
Je marche sans trouver de bras qui me secourent,
Puisque je ris À peine aux enfants qui m'entourent,
Puisque je ne suis plus rÉjoui par les fleurs;

Puisqu'au printemps, quand Dieu met la nature en fÊte,
J'assiste, esprit sans joie, À ce splendide amour;
Puisque je suis À l'heure oÙ l'homme fuit le jour,
HÉlas! et sent de tout la tristesse secrÈte;

Puisque l'espoir serein dans mon Âme est vaincu;
Puisqu'en cette saison des parfums et des rosÉs,
O ma fille! j'aspire À l'ombre oÙ tu reposes,
Puisque mon coeur est mort, j'ai bien assez vÉcu.

Je n'ai pas refusÉ ma tÂche sur la terre.
Mon sillon? Le voilÀ. Ma gerbe? La voici.
J'ai vÉcu souriant, toujours plus adouci,
Debout, mais inclinÉ du cÔtÉ du mystÈre.

J'ai fait ce que j'ai pu: j'ai servi, j'ai veillÉ,
Et j'ai vu bien souvent qu'on riait de ma peine.
Je me suis ÉtonnÉ d'Être un objet de haine,
Ayant beaucoup souffert et beaucoup travaillÉ.

Dans ce bagne terrestre oÙ ne s'ouvre aucune aile,
Sans me plaindre, saignant, et tombant sur les mains,
Morne, ÉpuisÉ, raillÉ par les forÇats humains,
J'ai portÉ mon chaÎnon de la chaÎne Éternelle.

Maintenant mon regard ne s'ouvre qu'À demi:
Je ne me tourne plus mÊme quand on me nomme;
Je suis plein de stupeur et d'ennui, comme un homme
Qui se lÈve avant l'aube et qui n'a pas dormi.

Je ne daigne plus mÊme, en ma sombre paresse,
RÉpondre À l'envieux dont la bouche me nuit.
O Seigneur! ouvrez-moi les portes de la nuit,
Afin que je m'en aille et que je disparaisse!

LE CHANT DE CEUX QUI S'EN VONT SUR MER

(Air breton.)

Adieu, patrie!
L'onde est en furie.
Adieu, patrie,
Azur!

Adieu, maison, treille au fruit mÛr,
Adieu, les fleurs d'or du vieux mur!

Adieu, patrie!
Ciel, forÊt, prairie,
Adieu, patrie,
Azur!

Adieu, patrie!
L'onde est en furie.
Adieu, patrie,
Azur!

Adieu, fiancÉe au front pur,
Le ciel est noir, le vent est dur.

Adieu, patrie!
Lise, Anna, Marie!
Adieu, patrie,
Azur!

Adieu, patrie.
L'onde est en furie.
Adieu, patrie,
Azur!

Notre oeil que voile un deuil futur
Va du flot sombre au sort obscur.

Adieu, patrie!
Pour toi mon coeur prie.
Adieu, patrie,
Azur!

LUNA

O France, quoique tu sommeilles,
Nous t'appelons, nous, les proscrits!
Les tÉnÈbres ont des oreilles,
Et les profondeurs ont des cris.

Le despotisme Âpre et sans gloire
Sur les peuples dÉcouragÉs
Ferme la grille Épaisse et noire
Des erreurs et des prÉjugÉs;

Il tient sous clef l'essaim fidÈle
Des fermes penseurs, des hÉros,
Mais l'IdÉe avec un coup d'aile
Écartera les durs barreaux,

Et, comme en l'an quatre-vingt-onze,
Reprendra son vol souverain;
Car briser la cage de bronze,
C'est facile À l'oiseau d'airain.

L'obscuritÉ couvre le monde,
Mais l'IdÉe illumine et luit;
De sa clartÉ blanche elle inonde
Les sombres azurs de la nuit.

Elle est le fanal solitaire,
Le rayon providentiel.
Elle est la lampe de la terre
Qui ne peut s'allumer qu'au ciel.

Elle apaise l'Âme qui souffre,
Guide la vie, endort la mort;
Elle montre aux mÉchants le gouffre,
Elle montre aux justes le port.

En voyant dans la brume obscure
L'IdÉe, amour des tristes yeux,
Monter calme, sereine et pure,
Sur l'horizon mystÉrieux,

Les fanatismes et les haines
Rugissent devant chaque seuil
Comme hurlent les chiens obscÈnes
Quand apparaÎt la lune en deuil.

Oh! contemplez l'IdÉe altiÉre,
Nations! son front surhumain
A, dÉs À prÉsent, la lumiÈre
Qui vous Éclairera demain!

LE CHASSEUR NOIR

Qu'es-tu, passant? Le bois est sombre,
Les corbeaux volent en grand nombre,
Il va pleuvoir.
Je suis celui qui va dans l'ombre,
Le chasseur noir!

Les feuilles des bois, du vent remuÉes,
Sifflent … on dirait
Qu'un sabbat nocturne emplit de huÉes
Toute la forÊt;
Dans une clairiÈre, au sein des nuÉes,
La lune apparaÎt.

Chasse le daim, chasse la biche,
Cours dans les bois, cours dans la friche,
Voici le soir.
Chasse le czar, chasse l'Autriche,
O chasseur noir!

Les feuilles des bois, etc.

Souffle en ton cor, boucle ta guÊtre,
Chasse les cerfs qui viennent paÎtre
PrÉs du manoir.
Chasse le roi, chasse le prÊtre,
O chasseur noir.

Les feuilles des bois, etc.

Il tonne, il pleut, c'est le dÉluge.
Le renard fuit, pas de refuge
Et pas d'espoir!
Chasse l'espion, chasse le juge,
O chasseur noir.

Les feuilles des bois, etc.

Tous les dÉmons de saint Antoine
Bondissent dans la folle avoine
Sans t'Émouvoir;
Chasse l'abbÉ, chasse le moine,
O chasseur noir!

Les feuilles des bois, etc.

Chasse les ours! Ta meute jappe.
Que pas un sanglier n'Échappe!
Fais ton devoir!
Chasse CÉsar, chasse le pape,
O chasseur noir!

Les feuilles des bois, etc.

Le loup de ton sentier s'Écarte.
Que ta meute À sa suite parte!
Cours! Fais-le choir!
Chasse le brigand Bonaparte,
O chasseur noir!

Les feuilles des bois, du vent remuÉes,
Tombent … on dirait
Que le sabbat sombre aux rauques huÉes
A fui la forÊt;
Le clair chant du coq perce les nuÉes;
Ciel! L'aube apparaÎt!

Tout reprend sa force premiÈre.
Tu redeviens la France altiÉre
Si belle À voir,
L'ange blanc vÊtu de lumiÈre,
O chasseur noir!

Les feuilles des bois, du vent remuÉes,
Tombent … on dirait
Que le sabbat sombre aux rauques huÉes
A fui la forÊt!
Le clair chant du coq perce les nuÉes;
Ciel! L'aube apparaÎt!

LUX

Temps futurs! vision sublime!
Les peuples sont hors de l'abÎme.
Le dÉsert morne est traversÉ.
AprÈs les sables, la pelouse;
Et la terre est comme une Épouse,
Et l'homme est comme un fiancÉ!

Oh! voyez! la nuit se dissipe.
Sur le monde qui s'Émancipe,
Oubliant CÉsars et Capets,
Et sur les nations nubiles,
S'ouvrent dans l'azur, immobiles,
Les vastes ailes de la paix!

O libre France enfin surgie
O robe blanche aprÈs l'orgie!
O triomphe aprÈs les douleurs!
Le travail bruit dans les forges,
Le ciel rit, et les rouges-gorges
Chantent dans l'aubÉpine en fleurs!

Les rancunes sont effacÉes;
Tous les coeurs, toutes les pensÉes,
Qu'animÉ le mÊme dessin
Ne font plus qu'un faisceau superbe
Dieu prend pour lier cette gerbe
La vieille corde du tocsin.

Au fond des cieux un point scintille.
Regardez, il grandit, il brille,
Il approche, Énorme et vermeil.
O RÉpublique universelle,
Tu n'es encor que l'Étincelle,
Demain tu seras le soleil.

ULTIMA VERBA

Oh! tant qu'on le verra trÔner, ce gueux, ce prince,
Par le pape bÉni, monarque malandrin,
Dans une main le sceptre et dans l'autre la pince,
Charlemagne taillÉ par Satan dans Mandrin;

Tant qu'il se vautrera, broyant dans ses mÂchoires
Le serment, la vertu, l'honneur religieux,
Ivre, affreux, vomissant sa honte sur nos gloires;
Tant qu'on verra cela sous le soleil des cieux;

Quand mÊme grandirait l'abjection publique
A ce point d'adorer l'exÉcrable trompeur;
Quand mÊme l'Angleterre et mÊme l'AmÉrique
Diraient À l'exilÉ:—Va-t'en! nous avons peur!

Quand mÊme nous serions comme la feuille morte;
Quand, pour plaire À CÉsar, on nous rentrait tous;
Quand le proscrit devrait s'enfuir de porte en porte,
Aux hommes dÉchirÉ comme un haillon aux clous;

Quand le dÉsert, oÙ Dieu contre l'homme proteste,
Bannirait les bannis, chasserait les chassÉs;
Quand mÊme, infÂme aussi, lÂche comme le reste,
Le tombeau jetterait dehors les trÉpassÉs;

Je ne flÉchirai pas! Sans plainte dans la bouche,
Calme, le deuil au coeur, dÉdaignant le troupeau,
Je vous embrasserai dans mon exil farouche,
Patrie, Ô mon autel! libertÉ, mon drapeau!

Mes nobles compagnons, je garde votre culte;
Bannis, la rÉpublique est lÀ qui nous unit.
J'attacherai la gloire À tout ce qu'on insulte;
Je jetterai l'opprobre À tout ce qu'on bÉnit!

Je serai, sous le sac de cendre qui me couvre,
La voix qui dit: malheur! la bouche qui dit: non!
Tandis que tes valets te montreront ton Louvre,
Moi, je te montrerai, CÉsar, ton cabanon.

Devant les trahisons et les tÊtes courbÉes,
Je croiserai les bras, indignÉ, mais serein.
Sombre fidÉlitÉ pour les choses tombÉes,
Sois ma force et ma joie et mon pilier d'airain!

Oui, tant qu'il sera lÀ, qu'on cÈde ou qu'on persiste,
O France! France aimÉe et qu'on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeau de mes aieux et nid de mes amours!

Je ne reverrai pas ta rive qui nous tente,
France! hors le devoir, hÉlas! j'oublÎrai tout.
Parmi les ÉprouvÉs je planterai ma tente.
Je resterai proscrit, voulant rester debout.

J'accepte l'Âpre exil, n'eÛt-il ni fin ni terme,
Sans chercher À savoir et sans considÉrer
Si quelqu'un a pliÉ qu'on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s'en vont qui devraient demeurer.

Si l'on n'est plus que mille, eh bien, j'en suis! Si mÊme
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla;
S'il en demeure dix, je serai le dixiÈme;
Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-lÀ!

CHANSON

Proscrit, regarde les roses;
Mai joyeux, de l'aube en pleurs
Les reÇoit toutes Écloses;
Proscrit, regarde les fleurs.

—Je pense
Aux roses que je semai.
Le mois de mai sans la France,
Ce n'est pas le mois de mai.

Proscrit, regarde les tombes;
Mai, qui rit aux cieux si beaux,
Sous les baisers des colombes
Fait palpiter les tombeaux.

—Je pense
Aux yeux chers que je fermai.
Le mois de mai sans la France
Ce n'est pas le mois de mai.

Proscrit, regarde les branches,
Les branches oÙ sont les nids;
Mai les remplit d'ailes blanches
Et de soupirs infinis.

—Je pense
Aux nids charmants oÙ j'aimai.
Le mois de mai sans la France,
Ce n'est pas le mois de mai.

EXIL

Si je pouvais voir, Ô patrie,
Tes amandiers et tes lilas,
Et fouler ton herbe fleurie,
HÉlas!

Si je pouvais,—mais Ô mon pÈre,
O ma mÈre, je ne peux pas,—
Prendre pour chevet votre pierre,
HÉlas!

Dans le froid cercueil qui vous gÈne,
Si je pouvais vous parler bas,
Mon frÈre Abel, mon frÈre EugÈne,
HÉlas!

Si je pouvais, Ô ma colombe,
Et toi, mÈre, qui t'envolas,
M'agenouiller sur votre tombe,
HÉlas!

Oh! vers l'Étoile solitaire,
Comme je lÈverais les bras!
Comme je baiserais la terre,
HÉlas!

Loin de vous, Ô morts que je pleure,
Des flots noirs j'Écoute le glas;
Je voudrais fuir, mais je demeure,
HÉlas!

Pourtant le sort, cachÉ dans l'ombre,
Se trompe si, comptant mes pas,
Il croit que le vieux marcheur sombre
Est las.

SAISON DES SEMAILLES

LE SOIR

C'est le moment crÉpusculaire.
J'admire, assis sous un portail,
Ce reste de jour dont s'Éclaire
La derniÈre heure du travail.

Dans les terres, de nuit baignÉes,
Je contemple, Ému, les haillons
D'un vieillard qui jette À poignÉes
La moisson future aux sillons.

Sa haute silhouette noire
Domine les profonds labours.
On sent À quel point il doit croire
A la fuite utile des jours.

Il marche dans la plaine immense,
Va, vient, lance la graine au loin,
Rouvre sa main et recommence,
Et je mÉdite, obscur tÉmoin,

Pendant que, dÉployant ses voiles,
L'ombre, oÙ se mÊle une rumeur,
Semble Élargir jusqu'aux Étoiles
Le geste auguste du semeur.

UN HYMNE HARMONIEUX

Un hymne harmonieux sort des feuilles du tremble;
Les voyageurs craintifs, qui vont la nuit ensemble,
Haussent la voix dans l'ombre oÙ l'on doit se hÂter.
Laissez tout ce qui tremble
Chanter!

Les marins fatiguÉs sommeillent sur le gouffre.
La mer bleue oÙ VÉsuve Épand ses flots de soufre
Se tait dÈs qu'il s'Éteint, et cesse de gÉmir.
Laissez tout ce qui souffre
Dormir!

Quand la vie est mauvaise on la rÊve meilleure.
Les yeux en pleurs au ciel se lÈvent À toute heure;
L'espoir vers Dieu se tourne et Dieu l'entend crier.
Laissez tout ce qui pleure
Prier!

C'est pour renaÎtre ailleurs qu'ici-bas on succombe.
Tout ce qui tourbillonne appartient À la tombe.
Il faut dans le grand tout tÔt ou tard s'absorber.
Laissez tout ce qui tombe
Tomber!

PROMENADES DANS LES ROCHERS

i.

Un tourbillon d'Écume, au centre de la baie
FormÉ par de secrets et profonds entonnoirs,
Se berce mollement sur l'onde qu'il Égaie,
Vasque immense d'albÂtre au milieu des flots noirs.

Seigneur, que faites-vous de cette urne de neige?
Qu'y versez-vous dÈs l'aube et qu'en sort-il la nuit?
La mer lui jette en vain sa vague qui l'assiÈge,
Le nuage sa brume et l'ouragan son bruit.

L'orage avec son bruit, le flot avec sa fange,
Passent; le tourbillon, vÉnÉrÉ du pÊcheur,
ReparaÎt, conservant, dans l'abÎme oÙ tout change,
Toujours la mÊme place et la mÊme blancheur.

Le pÊcheur dit: "C'est lÀ qu'en une onde bÉnie,
Les petits enfants morts, chaque nuit de NoËl,
Viennent blanchir leur aile au souffle humain ternie.
Avant de s'envoler pour Être anges au ciel."

Moi, je dis: "Dieu mit lÀ cette coupe si pure,
Blanche en dÉpit des flots et des rochers penchants,
Pour Être dans le sein de la grande nature,
La figure du juste au milieu des mÉchants."

ii.

La mer donne l'Écume et la terre le sable.
L'or se mÊle À l'argent dans les plis du flot vert.
J'entends le bruit que fait l'Éther infranchissable,
Bruit immense et lointain, de silence couvert.

Un enfant chante auprÈs de la mer qui murmure.
Rien n'est grand, ni petit. Vous avez mis, mon Dieu,
Sur la crÉation et sur la crÉature
Les mÊmes astres d'or et le mÊme ciel bleu.

Notre sort est chÉtif; nos visions sont belles.
L'esprit saisit le corps et l'enlÈve au grand jour.
L'homme est un point qui vole avec deux grandes ailes,
Dont l'une est la pensÉe et dont l'autre est l'amour.

SÉrÉnitÉ de tout! majestÉ! force et grÂce!
La voile rentre au port et les oiseaux aux nids.
Tout va se reposer, et j'entends dans l'espace
Palpiter vaguement des baisers infinis.

Le vent courbe les joncs sur le rocher superbe,
Et de l'enfant qui chante il emporte la voix.
O vent! que vous courbez À la fois de brins d'herbe
Et que vous emportez de chansons À la fois!

Qu'importe! Ici tout berce, et rassure, et caresse.
Plus d'ombre dans le coeur! plus de soucis amers!
Une ineffable paix monte et descend sans cesse
Du bleu profond de l'Âme au bleu profond des mers.

iii.

Le soleil dÉclinait; le soir prompt À le suivre
Brunissait l'horizon; sur la pierre d'un champ,
Un vieillard, qui n'a plus que peu de temps À vivre,
S'Était assis pensif, tournÉ vers le couchant.

C'Était un vieux pasteur, berger dans la montagne,
Qui jadis, jeune et pauvre, heureux, libre et sans lois,
A l'heure oÙ le mont fuit sous l'ombre qui le gagne,
Faisait gaÎment chanter sa flÛte dans les bois.

Maintenant riche et vieux, l'Âme du passÉ pleine,
D'une grande famille aÏeul laborieux,
Tandis que ses troupeaux revenaient dans la plaine,
DÉtachÉ de la terre, il contemplait les cieux.

Le jour qui va finir vaut le jour qui commence.
Le vieux penseur rÊvait sous cet azur si beau.
L'OcÉan devant lui se prolongeait, immense,
Comme l'espoir du juste aux portes du tombeau.

O moment solennel! les monts, la mer farouche,
Les vents faisaient silence et cessaient leur clameur.
Le vieillard regardait le soleil qui se couche;
Le soleil regardait le vieillard qui se meurt.

iv.

Dieu! que les monts sont beaux avec ces taches d'ombre!
Que la mer a de grÂce et le ciel de clartÉ!
De mes jours passagers que m'importe le nombre!
Je touche l'infini, je vois l'ÉternitÉ.

Orages! passions! taisez-vous dans mon Âme!
Jamais si prÉs de Dieu mon coeur n'a pÉnÉtrÉ.
Le couchant me regarde avec ses yeux de flamme,
La vaste mer me parle, et je me sens sacrÉ.

BÉni soit qui me hait et bÉni soit qui m'aime!
A l'amour, À l'esprit donnons tous nos instants.
Fou qui poursuit la gloire ou qui creuse un problÈme!
Moi, je ne veux qu'aimer, car j'ai si peu de temps!

L'Étoile sort des flots oÙ le soleil se noie;
Le nid chante; la vague À mes pieds retentit;
Dans toute sa splendeur le soleil se dÉploie.
Mon Dieu, que l'Âme est grande et que l'homme est petit!

Tous les objets crÉÉs, feu qui luit, mer qui tremble,
Ne savent qu'À demi le grand nom du TrÈs-Haut.
Ils jettent vaguement des sons que seul j'assemble;
Chacun dit sa syllabe, et moi je dis le mot.

Ma voix s'ÉlÈve aux cieux, comme la tienne, abÎme!
Mer, je rÊve avec toi! Monts, je prie avec vous!
La nature est l'encens, pur, Éternel, sublime;
Moi je suis l'encensoir intelligent et doux.

BRIZEUX

LE LIVRE BLANC

J'entrais dans mes seize ans, lÉger de corps et d'Âme,
Mes cheveux entouraient mon front d'un filet d'or,
Tout mon Être Était vierge et pourtant plein de flamme,
Et vers mille bonheurs je tentais mon essor.

Lors m'apparut mon ange, aimante crÉature;
Un beau livre brillait sur sa robe de lin,
Livre blanc; chaque feuille Était unie et pure:
"C'est À toi, me dit-il, d'en remplir le vÉlin.

"TÂche de n'y laisser aucune page vide,
Que l'an, le mois, le jour, attestent ton labeur.
Point de ligne surtout et tremblante et livide
Que l'oeil fuit, que la main ne tourne qu'avec peur.

"Fais une histoire calme et doucement suivie;
Pense, chaque matin, À la page du soir:
Vieillard, tu souriras au livre de ta vie,
Et Dieu te sourira lui-mÊme en ton miroir."

                                                                                                                                                                                                                                                                                                           

Clyx.com


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