SULLY PRUDHOMME LES CHAiNES

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J'ai voulu tout aimer et je suis malheureux,
Car j'ai de mes tourments multipliÉ les causes;
D'innombrables liens frÊles et douloureux
Dans l'univers entier vont de mon Âme aux choses.

Tout m'attire À la fois et d'un attrait pareil:
Le vrai par ses lueurs, l'inconnu par ses voiles;
Un trait d'or frÉmissant joint mon coeur au soleil
Et de longs fils soyeux l'unissent aux Étoiles.

La cadence m'enchaÎne À l'air mÉlodieux,
La douceur du velours aux roses que je touche;
D'un sourire j'ai fait la chaÎne de mes yeux,
Et j'ai fait d'un baiser la chaÎne de ma bouche.

Ma vie est suspendue À ces fragiles noeuds,
Et je suis le captif des mille Êtres que j'aime:
Au moindre Ébranlement qu'un souffle cause en eux
Je sens un peu de moi s'arracher de moi-mÊme.

LE VASE BRISÉ

Le vase oÙ meurt cette verveine
D'un coup d'Éventail fut fÊlÉ;
Le coup dut effleurer À peine.
Aucun bruit ne l'a rÉvÉlÉ.

Mais la lÉgÈre meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D'une marche invisible et sÛre
En a fait lentement le tour.

Son eau fraÎche a fui goutte À goutte,
Le suc des fleurs s'est ÉpuisÉ;
Personne encore ne s'en doute,
N'y touchez pas, il est brisÉ.

Souvent aussi la main qu'on aime,
Effleurant le coeur, le meurtrit;
Puis le coeur se fend de lui-mÊme,
La fleur de son amour pÉrit;

Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croÎtre et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde,
Il est brisÉ, n'y touchez pas.

A L'HIRONDELLE

Toi qui peux monter solitaire
Au ciel, sans gravir les sommets,
Et dans les vallons de la terre
Descendre sans tomber jamais;

Toi qui, sans te pencher au fleuve
OÙ nous ne puisons qu'À genoux,
Peux aller boire avant qu'il pleuve
Au nuage trop haut pour nous;

Toi qui pars au dÉclin des roses
Et reviens au nid printanier,
FidÈle aux deux meilleures choses,
L'indÉpendance et le foyer;

Comme toi mon Âme s'ÉlÈve
Et tout À coup rase le sol,
Et suit avec l'aile du rÊve
Les beaux mÉandres de ton vol;

S'il lui faut aussi des voyages,
Il lui faut son nid chaque jour;
Elle a tes deux besoins sauvages:
Libre vie, immuable amour.

ICI-BAS

Ici-bas tous les lilas meurent,
Tous les chants des oiseaux sont courts
Je rÊve aux ÉtÉs qui demeurent
Toujours….

Ici-bas les lÈvres effleurent
Sans rien laisser de leur velours;
Je rÊve aux baisers qui demeurent
Toujours….

Ici-bas tous les hommes pleurent
Leurs amitiÉs ou leurs amours;
Je rÊve aux couples qui demeurent
Toujours….

INTUS

Deux voix s'ÉlÈvent tour À tour
Des profondeurs troubles de l'Âme;
La raison blasphÈme, et l'amour
RÊve un Dieu juste et le proclame.

PanthÉiste, athÉe, ou chrÉtien,
Tu connais leurs luttes obscures;
C'est mon martyre, et c'est le tien,
De vivre avec ces deux murmures.

L'intelligence dit au coeur:
—"Le monde n'a pas un bon pÈre,
Vois, le mal est partout vainqueur."
Le coeur dit: "Je crois et j'espÈre;

EspÈre, Ô ma soeur, crois un peu,
C'est À force d'aimer qu'on trouve;
Je suis immortel, je sens Dieu."
—L'intelligence lui di: "Prouve."

LES YEUX

Bleus ou noirs, tous aimÉs, tous beaux,
Des yeux sans nombre ont vu l'aurore;
Ils dorment au fond des tombeaux
Et le soleil se lÈve encore.

Les nuits, plus douces que les jours,
Ont enchantÉ des yeux sans nombre;
Les Étoiles brillent toujours
Et les yeux se sont remplis d'ombre.

Oh! qu'ils aient perdu le regard,
Non, non, cela n'est pas possible!
Ils se sont tournÉs quelque part
Vers ce qu'on nomme l'invisible;

Et comme les astres penchants
Nous quittent, mais au ciel demeurent,
Les prunelles ont leurs couchants,
Mais il n'est pas vrai qu'elles meurent:

Bleus ou noirs, tous aimÉs, tous beaux,
Ouverts À quelque immense aurore,
De l'autre cÔtÉ des tombeaux
Les yeux qu'on ferme voient encore.

L'IDÉAL

La lune est grande, le ciel clair
Et plein d'astres, la terre est blÊme,
Et l'Âme du monde est dans l'air.
Je rÊve À l'Étoile suprÊme,

A celle qu'on n'aperÇoit pas,
Mais dont la lumiÈre voyage
Et doit venir jusqu'ici-bas
Enchanter les yeux d'un autre Âge.

Quand luira cette Étoile, un jour,
La plus belle et la plus lointaine,
Dites-lui qu'elle eut mon amour,
O derniers de la race humaine!

SÉPARATION

Je ne devais pas vous le dire;
Mes pleurs, plus forts que la vertu,
Mouillant mon douloureux sourire,
Sont allÉs sur vos mains Écrire
L'aveu brÛlant que j'avais tu.

Danser, babiller, rire ensemble,
Ces jeux ne nous sont plus permis:
Vous rougissez, et moi je tremble,
Je ne sais ce qui nous rassemble,
Mais nous ne sommes plus amis.

Disposez de nous, voici l'heure
OÙ je ne puis vous parler bas
Sans que l'amitiÉ change ou meure:
Oh! dites-moi qu'elle demeure,
Je sens qu'elle ne suffit pas.

Si le langage involontaire
De mes larmes vous a dÉplu,
Eh bien, suivons chacun sur terre
Notre sentier; moi, solitaire,
Vous, heureuse, au bras de l'Élu.

Je voyais nos deux coeurs Éclore
Comme un couple d'oiseaux chantants;
EveillÉs par la mÊme aurore,
Ils n'ont pas pris leur vol encore,
SÉparons-les, il en est temps;

SÉparons-les À leur naissance,
De crainte qu'un jour À venir,
Malheureux d'une longue absence,
Ils n'aillent dans le vide immense
Se chercher sans pouvoir s'unir.

QUI PEUT DIRE

Qui peut dire: mes yeux ont oubliÉ l'aurore?
Qui peut dire: c'est fait de mon premier amour?
Quel vieillard le dira si son coeur bat encore,
S'il entend, s'il respire et voit encor le jour?

Est-ce qu'au fond des yeux ne reste pas l'empreinte
Des premiers traits chÉris qui les ont fait pleurer?
Est ce qu'au fond du coeur n'ont pas dÛ demeurer
La marque et la chaleur de la premiÈre Étreinte?

Quand aux feux du soleil a succÉdÉ la nuit,
Toujours au mÊme endroit du vaste et sombre voile
Une invisible main fixe la mÊme Étoile
Qui se lÈve sur nous silencieuse et luit….

Telles, je sens au coeur, quand tous les bruits du monde
Me laissent triste et seul aprÈs m'avoir lassÉ,
La prÉsence Éternelle et la douceur profonde
De mon premier amour que j'avais cru passÉ.

LE LEVER DU SOLEIL

Le grand soleil, plongÉ dans un royal ennui,
BrÛle au dÉsert des cieux. Sous les traits qu'en silence
Il disperse et rappelle incessamment À lui,
Le choeur grave et lointain des sphÈres se balance.

Suspendu dans l'abÎme il n'est ni haut ni bas;
Il ne prend d'aucun feu le feu qu'il communique;
Son regard ne s'ÉlÈve et ne s'abaisse pas;
Mais l'univers se dore À sa jeunesse antique.

Flamboyant, invisible À force de splendeur,
Il est pÈre des blÉs, qui sont pÈres des races,
Mais il ne peuple pas son immense rondeur
D'un troupeau de mortels turbulents et voraces.

Parmi les globes noirs qu'il empourpre et conduit
Aux blÊmes profondeurs que l'air lÉger fait bleues,
La terre lui soumet la courbe qu'elle suit,
Et cherche sa caresse À d'innombrables lieues.

Sur son axe qui vibre et tourne, elle offre au jour
Son Épaisseur Énorme et sa face vivante,
Et les champs et les mers y viennent tour À tour
Se teindre d'une aurore Éternelle et mouvante.

Mais les hommes Épars n'ont que des pas bornÉs,
Avec le sol natal ils Émergent ou plongent:
Quand les uns du sommeil sortent illuminÉs,
Les autres dans la nuit s'enfoncent et s'allongent.

Ah! les fils de l'Hellade, avec des yeux nouveaux
Admirant cette gloire À l'Orient Éclose,
Criaient: Salut au dieu dont les quatre chevaux
Frappent d'un pied d'argent le ciel solide et rose!

Nous autres nous crions: Salut À l'Infini!
Au grand Tout, À la fois idole, temple et prÊtre,
Qui tient fatalement l'homme À la terre uni,
Et la terre au soleil, et chaque Être À chaque Être;

Il est tombÉ pour nous le rideau merveilleux
OÙ du vrai monde erraient les fausses apparences,
La science a vaincu l'imposture des yeux,
L'homme a rÉpudiÉ les vaines espÉrances;

Le ciel a fait l'aveu de son mensonge ancien,
Et depuis qu'on a mis ses piliers À l'Épreuve,
Il apparaÎt plus stable affranchi de soutien,
Et l'univers entier vÊt une beautÉ neuve.

A UN DÉSESPÈRE

Tu veux toi-mÊme ouvrir ta tombe:
Tu dis que sous ta lourde croix
Ton Énergie enfin succombe;
Tu souffres beaucoup, je te crois.

Le souci des choses divines
Que jamais tes yeux ne verront,
Tresse d'invisibles Épines
Et les enfonce dans ton front.

Tu rÉpands ton enthousiasme
Et tu partages ton manteau,
A ta vaillance le sarcasme
Attache un risible Écriteau.

Tu demandes À l'Âpre Étude
Le secret du bonheur humain,
Et les clous de l'ingratitude
Te sont plantÉs dans chaque main.

Tu veux voler oÙ vont tes rÊves,
Et forcer l'infini jaloux,
Et tu te sens, quand tu t'enlÈves,
Aux deux pieds d'invisibles clous.

Ta bouche abhorre le mensonge,
La poÉsie y fait son miel,
Tu sens d'une invisible Éponge
Monter le vinaigre et le fiel.

Ton coeur timide aime en silence,
Il cherche un coeur sous la beautÉ,
Tu sens d'une invisible lance
Le fer froid percer ton cÔtÉ.

Tu souffres d'un mal qui t'honore,
Mais vois tes mains, tes pieds, ton flanc:
Tu n'es pas un vrai Christ encore,
On n'a pas fait couler ton sang;

Tu n'as pas arrosÉ la terre
De la plus chaude des sueurs,
Tu n'es pas martyr volontaire,
Et c'est pour toi seul que tu meurs.

LES DANAÏDES

Toutes, portant l'amphore, une main sur la hanche,
ThÉano, Callidie, Amymone, AgavÉ,
Esclaves d'un labeur sans cesse inachevÉ,
Courent du puits À l'urne oÙ l'eau vaine s'Épanche.

HÉlas! le grÈs rugueux meurtrit l'Épaule blanche,
Et le bras faible est las du fardeau soulevÉ:
"Monstre, que nous avons nuit et jour abreuvÉ,
O gouffre, que nous veut ta soif que rien n'Étanche?"

Elles tombent, le vide Épouvante leurs coeurs;
Mais la plus jeune alors, moins triste que ses soeurs,
Chante, et leur rend la force et la persÉvÉrance.

Tels sont l'oeuvre et le sort de nos illusions:
Elles tombent toujours, et la jeune EspÉrance
Leur dit toujours: "Mes soeurs, si nous recommencions!"

UN SONGE

Le laboureur m'a dit en songe: "Fais ton pain,
Je ne te nourris plus, gratte la terre et sÈme."
Le tisserand m'a dit: "Fais tes habits toi-mÊme."
Et le maÇon m'a dit: "Prends ta truelle en main."

Et seul, abandonnÉ de tout le genre humain
Dont je traÎnais partout l'implacable anathÈme,
Quand j'implorais du ciel une pitiÉ suprÊme,
Je trouvais des lions debout dans mon chemin.

J'ouvris les yeux, doutant si l'aube Était rÉelle:
De hardis compagnons sifflaient sur leur Échelle,
Les mÉtiers bourdonnaient, les champs Étaient semÉs.

Je connus mon bonheur et qu'au monde oÙ nous sommes
Nul ne peut se vanter de se passer des hommes;
Et depuis ce jour-lÀ je les ai tous aimÉs.

LE RENDEZ-VOUS

Il est tard; l'astronome aux veilles obstinÉes,
Sur sa tour, dans le ciel oÙ meurt le dernier bruit,
Cherche des Îles d'or, et, le front dans la nuit,
Regarde À l'infini blanchir des matinÉes;

Les mondes fuient pareils À des graines vannÉes;
L'Épais fourmillement des nÉbuleuses luit;
Mais, attentif À l'astre ÉchevelÉ qu'il suit,
Il le somme, et lui dit: "Reviens dans mille annÉes."

Et l'astre reviendra. D'un pas ni d'un instant
Il ne saurait frauder la science Éternelle;
Des hommes passeront, l'humanitÉ l'attend;

D'un oeil changeant, mais sÛr, elle fait sentinelle;
Et, fÛt-elle abolie au temps de son retour,
Seule, la VÉritÉ veillerait sur la tour.

LA VOIE LACTÉE

Aux Étoiles j'ai dit un soir:
"Vous ne paraissez pas heureuses;
Vos lueurs, dans l'infini noir,
Ont des tendresses douloureuses;

"Et je crois voir au firmament
Un deuil blanc menÉ par des vierges
Qui portent d'innombrables cierges
Et se suivent languissamment.

"Êtes-vous toujours en priÈre?
Êtes-vous des astres blessÉs?
Car ce sont des pleurs de lumiÈre,
Non des rayons, que vous versez.

"Vous, les Étoiles, les aÏeules
Des crÉatures et des dieux,
Vous avez des pleurs dans les yeux…."
Elles m'ont dit: "Nous sommes seules….

"Chacune de nous est trÈs loin
Des soeurs dont tu la crois voisine;
Sa clartÉ caressante et fine
Dans sa patrie est sans tÉmoin;

"Et l'intime ardeur de ses flammes
Expire aux cieux indiffÉrents."
Je leur ai dit: "Je vous comprends!
Car vous ressemblez À des Âmes:

"Ainsi que vous, chacune luit
Loin des soeurs qui semblent prÈs d'elle,
Et la solitaire immortelle
BrÛle en silence dans la nuit."

REPENTIR

J'aimais froidement ma patrie,
Au temps de la sÉcuritÉ;
De son grand renom mÉritÉ
J'Étais fier sans idolÂtrie.

Je m'Écriais avec Schiller:
"Je suis un citoyen du monde;
En tous lieux oÙ la vie abonde,
Le sol m'est doux et l'homme cher!

"Des plages oÙ le jour se lÈve
Aux pays du soleil couchant,
Mon ennemi, c'est le mÉchant,
Mon drapeau, l'azur de mon rÊve!

"OÙ rÉgne en paix le droit vainqueur,
OÙ l'art me sourit et m'appelle,
OÙ la race est polie et belle,
Je naturalise mon coeur;

"Mon compatriote, c'est l'homme!"
NaguÈre ainsi je dispersais
Sur l'univers ce coeur franÇais:
J'en suis maintenant Économe.

J'oubliais que j'ai tout reÇu,
Mon foyer et tout ce qui m'aime,
Mon pain, et mon idÉal mÊme,
Du peuple dont je suis issu,

Et que j'ai goÛtÉ dÈs l'enfance,
Dans les yeux qui m'ont caressÉ,
Dans ceux mÊmes qui m'ont blessÉ,
L'enchantement du ciel de France!

Je ne l'avais pas bien senti;
Mais depuis nos sombres journÉes,
De mes tendresses dÉtournÉes
Je me suis enfin repenti;

Ces tendresses, je les ramÈne
Etroitement sur mon pays,
Sur les hommes que j'ai trahis
Par amour de l'espÈce humaine,

Sur tous ceux dont le sang coula
Pour mes droits et pour mes chimÈres:
Si tous les hommes sont mes frÈres,
Que me sont dÉsormais ceux-lÀ?

Sur le pavÉ des grandes routes,
Dans les ravins, sur les talus,
De ce sang, qu'on ne lavait plus,
Je baiserai les moindres gouttes;

Je ramasserai dans les tours
Et les fossÉs des citadelles
Les miettes noires, mais fidÈles,
Du pain sans blÉ des derniers jours;

Dans nos champs dÉfoncÉs encore,
PÈlerin, je recueillerai,
Ainsi qu'un monument sacrÉ,
Le moindre lambeau tricolore;

Car je t'aime dans tes malheurs,
O France, depuis cette guerre,
En enfant, comme le vulgaire
Qui sait mourir pour tes couleurs!

J'aime avec lui tes vieilles vignes,
Ton soleil, ton sol admirÉ
D'oÙ nos ancÊtres ont tirÉ
Leur force et leur gÉnie insignes.

Quand j'ai de tes clochers tremblants
Vu les aigles noires voisines,
J'ai senti frÉmir les racines
De ma vie entiÈre en tes flancs,

Pris d'une pitiÉ jalouse
Et navrÉ d'un tardif remords,
J'assume ma part de tes torts;
Et ta misÈre, je l'Épouse.

CE QUI DURE

Le prÉsent se fait vide et triste,
O mon amie, autour de nous;
Combien peu du passÉ subsiste!
Et ceux qui restent changent tous.

Nous ne voyons plus sans envie
Les yeux de vingt ans resplendir,
Et combien sont dÉjÀ sans vie
Des yeux qui nous ont vu grandir!

Que de jeunesse emporte l'heure,
Qui n'en rapporte jamais rien!
Pourtant quelque chose demeure:
Je t'aime avec mon coeur ancien,

Mon vrai coeur, celui qui s'attache
Et souffre depuis qu'il est nÉ,
Mon coeur d'enfant, le coeur sans tache
Que ma mÈre m'avait donnÉ;

Ce coeur oÙ plus rien ne pÉnÈtre,
D'oÙ plus rien dÉsormais ne sort;
Je t'aime avec ce que mon Être
A de plus fort contre la mort;

Et, s'il peut braver la mort mÊme,
Si le meilleur de l'homme est tel
Que rien n'en pÉrisse, je t'aime
Avec ce que j'ai d'immortel.

LES INFIDÈLES

Je t'aime, en attendant mon Éternelle Épouse,
Celle qui doit venir À ma rencontre un jour,
Dans l'immuable Éden, loin de l'ingrat sÉjour
OÙ les prÉs n'ont de fleurs qu'À peine un mois sur douze.

Je verrai devant moi, sur l'immense pelouse
OÙ se cherchent les morts pour l'hymen sans retour,
Tes soeurs de tous les temps dÉfiler tour À tour,
Et je te trahirai sans te rendre jalouse;

Car toi-mÊme, Élisant ton Époux Éternel,
Tu m'abandonneras dÈs son premier appel,
Quand passera son ombre avec la foule humaine;

Et nous nous oublÎrons, comme les passagers
Que le mÊme navire À leurs foyers ramÈne,
Ne s'y souviennent plus de leurs liens lÉgers.

LES AMOURS TERRESTRES

Nos yeux se sont croisÉs et nous nous sommes plu.
NÉe au siÈcle oÙ je vis et passant oÙ je passe,
Dans le double infini du temps et de l'espace
Tu ne me cherchais point, tu ne m'as point Élu;

Moi, pour te joindre ici le jour qu'il a fallu,
Dans le monde Éternel je n'avais point ta trace,
J'ignorais ta naissance et le lieu de ta race:
Le sort a donc tout fait, nous n'avons rien voulu.

Les terrestres amours ne sont qu'une aventure:
Ton Époux À venir et ma femme future
Soupirent vainement, et nous pleurons loin d'eux;

C'est lui que tu pressens en moi, qui lui ressemble,
Ce qui m'attire en toi, c'est elle, et tous les deux
Nous croyons nous aimer en les cherchant ensemble.

L'ALPHABET

Il gÎt au fond de quelque armoire
Ce vieil alphabet tout jauni,
Ma premiÈre leÇon d'histoire,
Mon premier pas vers l'infini.

Toute la GenÈse y figure;
Le lion, l'ours et l'ÉlÉphant;
Du monde la grandeur obscure
Y troublait mon Âme d'enfant.

Sur chaque bÊte un mot Énorme
Et d'un sens toujours inconnu,
Posait l'Énigme de sa forme
A mon dÉsespoir ingÉnu.

Ah! dans ce lent apprentissage
La cause de mes pleurs, c'Était
La lettre noire, et non l'image
OÙ la Nature me tentait.

Maintenant j'ai vu la Nature
Et ses splendeurs, j'en ai regret:
Je ressens toujours la torture
De la merveille et du secret,

Car il est un mot que j'ignore
Au beau front de ce sphinx Écrit,
J'en Épelle la lettre encore
Et n'en saurai jamais l'esprit.

NOUS PROSPERONS

Nous prospÉrons! Qu'importÉ aux anciens malheureux,
Aux hommes nÉs trop tÔt, À qui le sort fut traÎtre,
Qui n'ont fait qu'aspirer, souffrir et disparaÎtre,
Dont mÊme les tombeaux aujourd'hui sonnent creux!

HÉlas! leurs descendants ne peuvent rien pour eux,
Car nous n'inventons rien qui les fasse renaÎtre.
Quand je songe À ces morts, le moderne bien-Être
Par leur injuste exil m'est rendu douloureux.

La tÂche humaine est longue et sa fin dÉcevante:
Des gÉnÉrations la derniÈre vivante
Seule aura sans tourment tous ses greniers comblÉs,

Et les premiers auteurs de la glÈbe fÉconde
N'auront pas vu courir sur la face du monde
Le sourire paisible et rassurant des blÉs.

LE COMPLICE

J'ai bon coeur, je ne veux À nul Être aucun mal,
Mais je retiens ma part des boeufs qu'un autre assomme
Et, malgrÉ ma douceur, je suis bien aise en somme
Que le fouet d'un cocher hÂte un peu mon cheval.

Je suis juste, et je sens qu'un pauvre est mon Égal,
Mais, pendant que je jette une obole À cet homme,
Je m'installe au banquet dont un pÈre Économe
S'est donnÉ les longs soins pour mon futur rÉgal.

Je suis probe, mon bien ne doit rien À personne,
Mais j'usurpe le pain qui dans mes blÉs frissonne,
HÉritier, sans labour, des champs fumÉs de morts.

Ainsi dans le massacre incessant qui m'engraisse,
Par la Nature Élu, je fleuris et m'endors,
Comme l'enfant candide et sanglant d'une ogresse.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                           

Clyx.com


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